Sommes-nous sûrs d’être parfaitement au clair avec notre positionnement politique?

© Charlotte Julie / 2016

© Charlotte Julie / 2016

Des idées, pour quoi faire des idées? À quoi bon l’Idée? Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles se posent à chaque période de l’histoire et constituent précisément la ligne de fracture entre ceux qui pensent la politique comme le vecteur d’une société nouvelle édifiée sur les ruines de l’Ancien Régime et les autres qui attendent d’elle une simple amélioration de leur situation matérielle. Dans un roman paru en 1903, Eduard von Keyserling montre la difficulté de fédérer des citoyens autour d’un projet se réclamant de valeurs progressistes. Cent treize ans plus tard, ce texte demeure d’une cuisante actualité.

Publié le 20 juin 2016


Par William Irigoyen

On peut avoir le sang bleu et s’engager corps et âme pour tenter, sinon d’éradiquer l’injustice, du moins d’en combattre la progression et, surtout, les effets dévastateurs. Lothar von Brückmann, héros d’Escalier trois, est de ceux-là. Nous sommes à la fin du XIXe siècle. Ce jeune homme de noble extraction vient d’arriver à Vienne. La capitale de l’Empire austro-hongrois, immense ensemble territorial composé d’une mosaïque de nationalités (Croates, Tchèques, Slovènes...) sur lequel règne François-Joseph, voit germer les idées social-démocrates.

Brückmann entend bien contribuer à les diffuser. Pour cela, il rejoint des camarades qui ont lancé un journal, L’Avenir. Cet organe de presse entend d’emblée marquer sa différence: «En face de tous ces soi-disant journaux populaires, qu’ils soient socialistes ou démocrates, qui en première page font des déclarations enflammées sur la liberté et en dernière page vantent de douteuses officines d’agent de change, des banques à taux usuraires et les succursales du loto, il doit exister un organe officiel que chacun puise consulter quand il veut apprendre la vérité. Ceci est le premier des buts.»

Dans ce roman paru en 1903, Eduard von Keyserling montre la difficulté de fédérer des citoyens autour d’un projet se réclamant de valeurs progressistes. Le problème est le suivant: tous ne partagent pas les mêmes conclusions. Ils diffèrent donc dans leurs approches. Les uns, privilégiant le dialogue, se prononcent pour une simple réforme du système en vigueur. D’autres, exigeant l’usage de la force, souhaitent faire table rase du passé. Comment, dans ces conditions, faire comprendre qu’une opposition n’est efficace que lorsqu’elle est structurée et qu’elle repose avant tout sur une socle d’idéaux communément partagés?

«Des idées! Pour quoi faire, des idées! Qu’est-ce que c’est que ça! Les idées, je les ai dans mon ventre qui veut être rassasié, dans mes jambes qui soupirent après un bon lit, dans une belle fille qui veut bien de moi, et je n’ai pas besoin d’idées a priori pour savoir que d’autres me volent, pour savoir que maintenant c’est mon tour et que ceux-là doivent partir. À quoi bon l’Idée?», s’interroge un personnage du roman. La question n’est pas nouvelle. Elle se pose à chaque période de l’histoire et constitue précisément la ligne de fracture entre ceux qui pensent la politique comme le vecteur d’une société nouvelle édifiée sur les ruines de l’Ancien Régime et les autres qui attendent d’elle une simple amélioration de leur situation matérielle.

Inutile d’essayer de trancher ce vieux débat. Et continuons la lecture de ce roman très politique. Au fil des pages, Lothar Brückmann réalise qu’il n’est peut-être pas tout à fait au clair avec sa propre philosophie, comme en témoigne ce dialogue avec un dénommé Rotter:

« De quoi s’agit-il, frère ? Dis-moi ! Parle !
Et bien le retour des vieux démons fait naître un certain doute.
Ça arrive à tout le monde, le rassura Rotter.
Puis s’ensuit un certain dégoût de l’avenir, de l’étatisation du travail et de ce genre de choses.
C’est déjà plus grave.
Voire une sorte de dégoût envers les opprimés et les déshérités.
Ça, c’est affreux ! »

La question posée par Eduard von Keyserling est donc aussi celle de la pertinence de nos valeurs individuelles. Sommes-nous sûrs d’être parfaitement au clair avec notre positionnement politique? Peut-on accepter de transiger avec nos propres idéaux? Quelques années plus tard, le dramaturge allemand Bertolt Brecht tranchera cette interrogation par une formule devenue célèbre parce que très provocatrice: «D’abord la bouffe, ensuite la morale» («Erst kommt das Fressen und dann die Moral»).

Ces mots sont extraits de L’Opéra de Quat’ sous, chef d’œuvre musical de la République de Weimar qui, tout comme l’Empire austro-hongrois, va être balayée par les vents nauséabonds de l’histoire. En 1933 les nazis arrivent au pouvoir à Berlin. Cinq ans plus tard, ces derniers annexent l’Autriche voisine. Bientôt, toute l’Europe virera au noir, avec les conséquences dramatiques que l’on sait. Qu’en aurait-il été si l’opposition au fascisme avait été soudée et qu’elle ait réussi à susciter l’adhésion populaire? Avec des «si»...

C’est à la pertinence dans le temps que l’on reconnaît un classique. Escalier trois en est un assurément. Qu’un vibrant hommage soit donc rendu ici à Jacqueline Chambon. Laquelle a eu l’excellente idée de traduire et d’éditer ce roman d’une stupéfiante actualité.

William Irigoyen