Lever de fourches contre Monsanto

© Charlotte Julie / 2016

© Charlotte Julie / 2016

 

Intoxiqué par un herbicide, l’agriculteur Paul François a remporté en 2015 une victoire historique contre le géant américain de l’agrochimie. Une première en France, où un autre agriculteur, Jean-Marie Desdions, victime d’un cancer, attend une décision de justice à Lyon.

 

Daphné Gastaldi WeReport I Lyon 16 septembre 2016

Un foulard noir dans les cheveux, les femmes d’agriculteurs ont manifesté début mars dans les rues de Bayeux, en Normandie. Perchées sur des tracteurs, elles ont défilé pour soutenir leurs compagnons et maris, alors qu’un agriculteur se suicide tous les deux jours en France, pris dans la spirale de la crise. La troisième cause de mortalité après les cancers et les maladies cardiovasculaires, d’après la Mutualité sociale agricole. «Il ne faut pas oublier que les difficultés économiques s’aggravent encore plus si la santé s’affaiblit et que vous ne pouvez plus vous occuper de votre ferme», commente Jean-Marie Desdions, esquinté par huit ans de chimiothérapie. Lui, ce sont les pesticides qui ont rongé sa santé, plus que la chute des cours des produits agricoles et fermiers.
En 2001, suite à une fracture spontanée, les médecins effectuent des analyses poussées et découvrent un myélome, un cancer de la moelle osseuse, chez cet agriculteur de Vailly-sur-Sauldre (Centre-Val de Loire), causé par une exposition répétée aux pesticides. Trente ans qu’il désherbait ses champs de maïs avec du Lasso, un herbicide composé de chlorobenzène et d’alachlore, produit par le géant de l’agrochimie et des OGM, Monsanto. «Le Lasso, ça marchait très bien. Le chlorobenzène permettait d’avoir une meilleure pénétration cellulaire. Ah, ça nettoyait les champs!», ironise-t-il. D’après lui, la multinationale américaine «a menti» sur la dangerosité du produit. «Sur des bidons que j’ai utilisés, c’était indiqué ‘étant donné la faible toxicité de ce produit, aucune protection de l’utilisateur n’est nécessaire’. Alors, qu’est-ce que vous voulez faire?», lâche-t-il énervé, ses yeux clairs écarquillés. à cette époque, la toxicité du Lasso était pourtant connue, le produit ayant été interdit dans d’autres pays comme le Canada, en 1985, la Belgique ou le Royaume-Uni.

Après quatre ans de bataille juridique, l’agriculteur espère une condamnation de Monsanto cette année, au tribunal de grande instance de Lyon, où se trouve le siège social de Monsanto France. «J’ai obtenu la reconnaissance de la maladie professionnelle, parce que ma pathologie a été associée à la molécule qui m’a intoxiqué. J’ai eu de la chance par rapport aux autres agriculteurs», explique-t-il. Conscient des dangers de l’agriculture intensive, Jean-Marie Desdions s’oriente désormais vers une culture légumière sans pesticide, avec son fils. En parallèle, il milite pour que les molécules les plus dangereuses ne soient plus utilisées dans les champs. Ce combat le conduira à arpenter les couloirs du Sénat français. Près de lui, Paul François ne quitte pas son téléphone. Très sollicités, les deux hommes à la tête de l’association Phytovictimes plaident pour la création d’un fond d’indemnisation des victimes de pesticides, avec leur avocat Maître François Lafforgue. Sur le revers de sa veste en tweed gris, on ne peut ignorer le ruban rouge de la légion d’honneur. Paul François est le premier agriculteur à avoir lancé l’alerte et attaqué le géant de l’agrochimie à cause de ce pesticide nocif, commercialisé sous le nom de Lasso. Ce céréalier de Charente pratiquait à l’origine une agriculture intensive avec une monoculture de maïs et une culture de blé et de colza, sans réaliser l’impact sanitaire et environnemental des phytosanitaires répandus en grande quantité.

Paul François, président de l’association «Phytovictimes» vu par © Bernard Gaudillère / Paris, 15 mars 2016

Paul François, président de l’association «Phytovictimes» vu par © Bernard Gaudillère / Paris, 15 mars 2016

La prise de conscience se fera au péril de sa vie. Le 27 avril 2004, alors qu’il vérifiait une cuve en pensant qu’elle était vide, il inhale des vapeurs toxiques, un mélange d’alachlore et de monochlorobenzène. Du Lasso encore. S’ensuit un coma, des troubles neurologiques, des maux de tête violents qui le conduisent à la Pitié-Salpêtrière à Paris. Son pronostic vital est engagé à plusieurs reprises, d’autant plus que les médecins ne font pas tout de suite le lien avec le Lasso, malgré l’insistance de la famille. C’est notamment grâce à l’intervention du professeur André Picot que Paul François parvient à s’en sortir. Au même moment, le célèbre toxico-chimiste du CNRS conseille l’utilisation d’une algue, la chlorella, pour guérir le président ukrainien Viktor Ioutchencko, empoisonné à la dioxine en septembre 2004. Ce traitement expérimental est également testé sur Paul François pour éliminer les toxiques de son corps. Depuis, les crises les plus violentes ont disparu, même s’il garde des séquelles et des troubles neurologiques.

Pendant ces mois passés à l’hôpital, l’attitude de Monsanto intrigue la famille de Paul François qui enquête, à ses frais, sur l’herbicide incriminé. «Ma famille a fait analyser le produit dans un laboratoire reconnu par la Cour d’appel de Paris: 49% d’alachlore et 50% de monochlorobenzène hautement toxique. Quand André Picot a vu ça, il était très surpris que les agriculteurs manipulent un produit aussi concentré», se rappelle-t-il. Tenace, la famille ne s’arrête pas là. Elle s’interroge sur la bonne foi d’un médecin qui insiste sur des causes psychiatriques de la maladie, en mettant de côté l’inhalation des vapeurs. «Sur internet, mon frère a fait une recherche sur mon médecin du centre d’information toxicologique de l’hôpital Fernand Widal, et on s’est rendu compte qu’il avait été invité à un colloque de Monsanto à Saint-Louis, le siège de la firme aux États-Unis», lâche Paul François d’un ton suspicieux. Cette découverte agira comme un déclencheur, sans compter les sous-entendus de Monsanto pour trouver un «arrangement» avec la famille en cas de malheur. Au terme de sa convalescence, Paul François décide alors d’attaquer la firme pour avoir caché le danger du Lasso et pour faire reconnaître son empoisonnement. Un événement inattendu lui donne des ailes: le Lasso est retiré du marché français le 28 avril 2007, après l’interdiction de l’alachlore, en 2006, dans l’Union européenne.

Pour éviter le délai de prescription, Paul François lance la bataille en 2007, et remporte une victoire le 10 septembre 2015, lorsque la Cour d’appel de Lyon reconnaît la responsabilité de Monsanto. Par communiqué de presse, la multinationale se défend: «La faute alléguée n’existe pas et la décision est d’autant plus surprenante que Paul François a déclaré publiquement et à plusieurs reprises ne pas s’être protégé et n’avoir pas suivi les recommandations indiquées sur l’étiquette (...) La décision n’est pas définitive et il appartiendra aux juridictions civiles, notamment à la Cour de cassation, de se prononcer sur la question de la responsabilité de Monsanto dans cette affaire.» Malgré ce pourvoi en cassation, la brèche est ouverte. «C’est une étape importante pour tous les professionnels et toutes les autres victimes des pesticides qui espèrent voir enfin confirmée la responsabilité des firmes dans la survenue des maladies qui les touchent. Il est temps que ces firmes cessent d’exposer des pans entiers de populations à ces produits dont la toxicité et la dangerosité n’est plus à démontrer», explique dans un communiqué Maria Pelletier, présidente de l’ONG Générations futures et impliquée dans la fondation de Phytovictimes. Depuis cette décision, l’association croule sous les demandes d’agriculteurs. Créée en 2011, présidée par Paul François, elle traite aujourd’hui près de 200 dossiers révélant de maladies récurrentes chez les agriculteurs au contact de pesticides: Parkinson, myélomes, cancers de la vessie et de la prostate, cancers du pancréas.

Autant de preuves qui confortent Paul François de l’intérêt de son combat. Impatiemment, il attend le pourvoi en cassation dans les prochains mois, notamment pour régler la question des indemnités, après une lutte exténuante qui dure depuis près de dix ans: «Monsanto a multiplié les procédures en faisant appel à des intervenants extérieurs juridiques, à des toxicologues ou des scientifiques grassement payés. Des personnes qui ont pignon sur rue et qui n’hésitent pas, quelques semaines plus tard, à vous offrir leurs services, alors qu’ils ont défendu Monsanto juste avant, explique Maître François Lafforgue devant les étagères remplies de dossiers, dans son cabinet parisien. Cette stratégie consiste à étouffer l’adversaire en terme de délais et financièrement.» Sans parler de la pression morale sur Paul François, qui a failli laisser tomber à plusieurs reprises. «Monsanto a diligenté un huissier pour écouter mes interventions lors de débats où j’étais invité. Si j’avais le malheur de me tromper dans une date, ils disaient que je mentais pour me déstabiliser. Et puis, il y a la pression financière du procès, j’ai déboursé plus de 30 000 euros et il faut que je trouve encore 6 000 euros pour la cour de cassation

Rien ne semble freiner l’agriculteur. Tête de proue de ce combat contre les pesticides, invité dans les commissions européennes ou dans des conférences internationales, il est devenu un acteur incontournable sur la question des pesticides. Aujourd’hui, il réclame une évaluation fiable des produits par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en France, et le retrait des produits les plus nocifs. L’agriculteur espère que la lacune des données sur les liens entre cancer, pesticides et agriculteurs — hormis la controversée étude Agrican — sera comblée. Des données qu’il anticipe: «Dans dix ans, on aura toutes les études et on verra l’hécatombe dans le monde agricole.» Afin d’éviter cette «hécatombe», l’association dénonce également l’herbicide numéro un de Monsanto utilisé à échelle planétaire, le Roundup. En conseil d’administration le 18 mars dernier, les agriculteurs de Phytovictimes ont décidé de soutenir le collectif des six ONG environnementales — Global 2000, PAN Europe, PAN UK, Générations Futures, Nature et Progrès Belgique et wemove.fr — qui a porté plainte début mars contre des industriels comme Monsanto, et contre l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) pour distorsion d’analyses scientifiques afin de prouver l’innocuité du glyphosate. Il s’agit d’un principe actif utilisé dans les herbicides, que l’on retrouve dans le célèbre Roundup, associé à du détergent.

Contrairement aux conclusions de l’AESA, cette substance chimique est considérée comme un «cancérogène probable pour l’homme» par le Centre international de recherche sur le cancer, une agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Or, le glyphosate est l’herbicide le plus répandu dans le monde, utilisé dans plus de 130 pays en 2010. De 600 000 tonnes en 2008, la production mondiale de glyphosate est passée à 720 000 tonnes en 2012, selon les données du CIRC. En portant plainte, les ONG maintiennent ainsi la pression sur la Commission européenne, alors qu’un comité d’experts doit statuer sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, qui expire fin juin 2016. Bruxelles prévoyait de renouveler l’autorisation de ce désherbant jusqu’en 2031, selon un article du Monde daté du 7 mars. Mais cette controverse sur le risque sanitaire du glyphosate divise les Européens au point que le vote sur l’autorisation du glyphosate a été reporté sine die, au grand dam des industriels. Des pays comme la France, l’Italie et la Suède, ont déjà prévenu qu’ils voteraient «non».

 
EnquêteDaphné Gastaldi