Doubler le tunnel du Gothard, une question à sens unique?

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le 28 février, le peuple suisse est appelé à voter pour ou contre la construction d’un second tube routier au Gothard. Soutenu par la Confédération, ce projet a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans un souci de clarté, La Cité a mis en perspective les positions de chacun.

Publié le 5 février 2016


Par Martin Bernard

«Modification du 26 septembre 2014 de la Loi fédérale sur le transit routier dans la région alpine (LTRA) — Réfection du tunnel routier du Gothard.» Tel est l’intitulé sur lequel les Suisses devront s’exprimer, le 28 février. Il laisse entendre que l’enjeu est d’accepter ou de refuser la réfection de l’actuel tunnel routier du Gothard. Mais en réalité, celui-ci — inauguré en 1980 et long de 16,9 km — doit dans tous les cas, pour des raisons de mise en conformité, être assaini d’ici 2035. C’est donc sur le fait d’accepter ou non la construction d’un deuxième tube routier qu’il faudra voter.

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’Histoire suisse; il se révèle d’une importance primordiale pour le transport nord-sud de marchandises à destination de l’Europe centrale et de l’Italie. Environ 70% de tous les véhicules franchissent les Alpes par cette voie. Or, tel que présenté, l’assainissement nécessitera la fermeture prolongée du tunnel routier. La Confédération, qui en est propriétaire, a donc jugé indispensable de trouver une solution de rechange permettant aux véhicules de continuer à emprunter cet axe pendant les rénovations (devant durer un peu plus de trois ans). C’est à cette fin qu’elle a opté pour la construction préalable, entre 2020 et 2030, d’un second tunnel routier parallèle à l’ancien. Une fois les réfections terminées, vers 2035, une seule voie de circulation unidirectionnelle serait ouverte dans chaque tube. La deuxième voie devant être utilisée uniquement comme bande d’arrêt d’urgence.

Plusieurs associations 1 sont montées au créneau pour s’opposer au projet de second tube. Pour elles, «deux tunnels mènera à deux fois plus de camions», et donc à long terme à «doubler les émissions de substances polluantes» dans les Alpes. Une solution également jugée «anticonstitutionnelle» par l’ancien ministre des transports Moritz Leuenberger, car contraire à l’article 84 de la Constitution. Cette disposition précise que «la capacité des routes de transit des régions alpines ne peut être augmentée».

L’association Initiatives des Alpes ajoute qu’«il est techniquement comme juridiquement impossible d’empêcher que, sous la pression de l’Union européenne, les troisième et quatrième voies ne soient mises en exploitation un jour». «Faux!», rétorque en substance le Conseil fédéral. Il argue que la proposition de modification de la LTRA préviendra cette possibilité. Qui a raison, qui a tort?

La loi, une fois modifiée, stipulerait: «La capacité du tunnel ne peut être augmentée. Il n’est possible d’exploiter qu’une seule voie de circulation par tube; si un seul tube est ouvert au trafic, il est possible de mettre en service deux voies dans le tube concerné, soit une voie pour chaque sens de circulation.» Pour Vincent Martenet, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Lausanne, «tant que seules deux voies sont utilisées, on peut donc considérer que la disposition constitutionnelle est respectée.» Des propos confirmés par Markus Kern, maître assistant à l’Institut de droit européen de l’Université de Fribourg. «Même si le Oui l’emporte le 28 février, pour ouvrir quatre voies et utiliser tout le potentiel des deux tunnels, il faudrait au préalable modifier à nouveau la loi et la constitution. Modifications qui seraient soumises à référendum.» En 2004, l’initiative populaire Avanti proposait déjà d’ouvrir quatre voies à la circulation au Gothard. Elle fut alors largement rejetée par le peuple et les cantons.

Il est vrai, en revanche, que le creusement d’un second tube laisserait la possibilité technique d’ouvrir quatre voies. Une possibilité qui, comme le souligne Markus Kern, pourrait être renforcée par l’article 32 de l’Accord bilatéral sur les transports terrestres signé avec l’Union européenne en 1999. Cet accord prévoit que les deux parties s’interdisent de restreindre unilatéralement la capacité de leurs routes de transit. «Il est difficile cependant de se prononcer sur la question actuellement, reconnaît le spécialiste. Car la pertinence d’une telle remise en question de la constitution et de la LRTA ne se ferait qu’à l’horizon 2035, à la fin des réparations de l’actuel tunnel routier. Beaucoup de choses peuvent encore changer d’ici-là». D’autant qu’en cas de pression de l’UE, il n’est pas évident que le droit européen prime sur le droit suisse. Comme pour les relations bilatérales concernant la libre circulation des personnes, une telle décision relèverait alors autant des négociations politiques, que du domaine juridique.

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

Comme alternative au deuxième tube, les opposants préconisent le transfert du trafic routier vers le rail. Divers pistes ont été initialement explorées par le Conseil fédéral, sans être retenues. Le principal scénario alternatif prévoit une fermeture totale du tunnel routier pendant 980 jours entre 2019 et 2025, avec une brève réouverture en été durant les périodes de haute affluence.

Dans la jungle des arguments contradictoires avancés par les uns et les autres, une chose est sûre: la variante par le rail est techniquement réalisable. La question est de savoir si elle est plus avantageuse qu’un deuxième tube. Dans un rapport datant de 2010, l’Office fédéral des routes (OFROU) précise qu’un système de train-autos passant par l’ancien tunnel ferroviaire de faîte du Gothard (entre Göschenen-Airolo) permettrait d’absorber «sans entraves majeures» le trafic des voitures de tourisme en dehors de la haute saison. Avant la construction du tunnel routier, en 1980, une part de ce trafic empruntait cette voie.

Les installations de ferroutage utilisées à cette époque existent encore en grande partie. Moyennant la mise en place d’aiguillages, d’une deuxième voie à Airolo, et la construction d’aires d’attentes, rien d’insurmontable n’empêche techniquement sa réouverture. En 2014, une moyenne d’environ 15 000 véhicules particuliers — hors poids-lourds — ont franchi quotidiennement le tunnel routier du Gothard. Selon l’OFROU, le ferroutage par l’ancien tunnel ferroviaire permettrait à 21 600 véhicules d’être transportés chaque jour gratuitement par ce biais. Seul en été le trafic est plus important. L’ouverture de la route du col du St-Gothard pourrait cependant permettre de résorber ce surplus.

COÛTS ET IMPACT ÉCONOMIQUE

Les poids-lourds, moyennant une taxe de 105 frs. par trajet, seraient transportés via le nouveau tunnel ferroviaire du St-Gothard, long de 57 km, et qui sera inauguré en juin. Cette offre permettrait, selon certains experts, de couvrir l’essentiel des besoins du transport intérieur (environ 30% des 840 000 poids-lourds empruntant annuellement le tunnel routier). Pour le transit européen, il serait nécessaire d’installer de surcroit une navette ferroviaire sur la ligne reliant Bâle et Chiasso, avec un train par heure et par direction. Une solution que l’OFROU, en raison d’infrastructures non-adaptées aux plus gros camions, n’avait en 2012 pas retenu dans ses arguments. Deux ans plus tard, cependant, une décision du Conseil fédéral visant à résoudre ce problème a remis le projet sur la table.

Ces différentes options permettraient ainsi de transférer sur le rail l’entier du trafic passant actuellement par le tunnel routier, évitant ainsi d’engorger les axes du San Bernardino, du Simplon ou du Grand Saint-Bernard. Un report du trafic sur ces derniers ne peut, cependant, être exclu.

Un autre argument avancé par les défenseurs du second tube est que les aménagements techniques requis pour la solution ferroviaire sont coûteux et devront être construits sur des terrains controversés. En tout, une surface totale de 155 000 mètres carrés devrait être réquisitionnée au Tessin et dans le canton d’Uri, indique l’OFROU. Un chiffre que conteste Oskar Stalder, ingénieur électrique, ancien responsable des infrastructures aux CFF et membre du comité d’experts indépendants Gothard à moindre coût (lire le chapitre ci-dessus «Un avis indépendant»): «En utilisant les données de la Confédération, mais en se basant sur une connaissance pratique et actualisée de la gestion du ferroutage et des installations, la surface nécessaires aux différents aménagement ne représente seulement qu’un tiers de celle définie par l’OFROU.»

En outre, comme le reconnaît elle-même la Confédération, «les réserves de terrain mentionnées sont encore disponibles pour l’instant, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de terrains utilisés pour les chantiers des nouvelles lignes ferroviaires alpines». Malgré cela, les polémiques locales n’en demeurent pas moins bien réelles. Elles concernent d’ailleurs tout autant les surfaces importantes — 370 000 mètres carrés, selon l’OFROU — nécessaires à la construction d’un second tube. à noter, là aussi, qu’une bonne partie de la surface requise est déjà utilisée par des constructions.

La solution du transport par le rail retenue a été estimée entre 1,4 et 1,7 milliard de francs, contre 2,8 milliards pour celle du second tube 2. Au vu de ces chiffres, le rail permettrait d’économiser entre 1,1 et 1,4 milliard à la Confédération. Sans compter les frais d’exploitations supplémentaires qu’engendrerait un deuxième tube: entre 960 millions et 1,2 milliard jusqu’à la prochaine réfection, vers 2080.

Les adversaires du projet jugent inopportun d’investir autant d’argent dans la route alors que la loi fédérale sur le transfert du transport de marchandises de la route au rail (LTTM), votée en 2008, consiste à encourager l’utilisation du rail en limitant à 650 000 (contre 1,03 millions en 2014) le nombre de poids-lourds franchissant annuellement les Alpes 3. La Confédération, de son côté, justifie cet investissement en arguant qu’un deuxième tube est une solution durable susceptible de régler les problèmes de trafic lors des réfections futures, alors que les installations ferroviaires de transbordement devront être démontées, et l’argent investi perdu.

Cet argument est pertinent d’un point de vue purement économique, notamment si quatre voies de circulation devaient, à termes, être ouvertes. Le trafic, et avec lui les échanges économiques, pourraient alors doubler, et permettre d’amortir les lourds investissements consentis. Les opposants disent d’ailleurs que c’est ce que souhaitent secrètement les défenseurs du second tube.

Mais dans l’hypothèse du maintien de la capacité du trafic routier actuel, défendue lors de cette votation, un tel avantage tombe. Sans compter qu’une partie du matériel investi pour la solution du rail pourrait être revendue ou réutilisée ailleurs. Il est en outre superflu de vouloir déjà spéculer sur les prochaines réfections des tunnels, en 2080. Il est trop tôt pour envisager quoi que ce soit, car la technologie peut tout bouleverser.

Une autre pierre d’achoppement concerne le détournement possible d’une partie de l’argent fédéral destiné aux travaux de désengorgement des axes autoroutiers problématiques, comme ceux de Morges ou Vevey. Les opposants insistent sur le fait que l’argent débloqué au Gothard manquera ailleurs. Un argument que rejette le Conseil fédéral: «Les budgets des grands travaux de désengorgements prévus jusqu’en 2030 ont déjà été approuvés par le parlement, et ne seront pas touchés. Les fonds débloqués pour le Gothard pourraient seulement faire indirectement concurrence à d’autres projets d’entretien.»

POUR DES RAISONS DE SÉCURITÉ

Quel que soit le résultat de la votation, le budget annuel du Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA) devra, dans tous les cas, être augmenté d’environ 240 à 280 millions par an sur une période de six ou dix ans, selon les variantes. Le prélèvement de cette somme est actuellement en discussion au Conseil des états. «Il est possible qu’elle soit financée par une augmentation du prix de l’essence», révèle Dominique Bugnon, chef de l’information au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). «Mais, pour l’heure, rien n’est encore décidé.»

Le dernier point litigieux, enfin, concerne l’impact économique négatif de la fermeture du tunnel routier sur les cantons d’Uri et du Tessin, notamment au niveau du tourisme. Bien que réel dans certains secteurs, il est probable que cet impact soit surestimé par les deux camps. En effet, dans un rapport publié en 2011, le Secrétariat d’état à l’économie est arrivé à la conclusion que pour toutes les solutions envisagées, «les répercussions sur l’économie globale des cantons sont relativement faibles».

L’actuel tunnel routier est un tube bidirectionnel étroit. Entre 2001 et 2014, 181 accidents ayant fait 21 morts et 107 blessés ont été constatés à l’intérieur. Pour la Confédération, une circulation à sens unique dans deux tubes différents, avec bande d’arrêt d’urgence, permettrait de réduire le risque d’accident, et d’éliminer ceux de collisions frontales. En cas de problème dans l’un des tubes, il serait possible de dévier le trafic dans le second, et ainsi d’éviter les bouchons.

Les pompiers, en empruntant la bande d’arrêt d’urgence laissée libre, pourraient également se rendre plus facilement sur les lieux des accidents. Les mesures de compte-gouttes et de limitation de la vitesse — mises en place après le grave accident de 2001 qui a causé la mort d’onze personnes — seront aussi maintenues. Depuis leur implémentation, le trafic a sensiblement baissé. Cet argumentaire tient la route, mais à la condition que seules deux voies de circulation soient ouvertes. Si, comme le craignent les opposants, le trafic venait à augmenter, une grande partie des bénéfices avancés disparaîtraient. C’est en tout cas la conclusion d’une étude du Bureau de prévention des accidents (Bpa), publiée en 2013. Les défenseurs de la solution ferroviaire soulignent aussi, à la suite de l’OFROU, que «depuis 2001, le taux d’accident a sensiblement diminué, et le tunnel du St-Gothard figure aujourd’hui parmi les tunnels autoroutiers les plus sûrs».

Selon eux, une mise aux normes de l’actuel tunnel avec installation d’une glissière centrale de sécurité escamotable serait suffisante. La commercialisation de technologies de conduite automatique, actuellement testées à Sion et Zurich, pourrait aussi, selon certains experts, réduire le nombre de collisions frontales, même au sein d’un tube bidirectionnel. Mais cela reste de la musique d’avenir.

Un avis indépendant

FAIT RARE dans une votation, un groupe d’experts se présentant comme indépendant du politique et de l’économique, et composé majoritairement d’universitaires et d’anciens cadres des CFF, a pris position sur la constrution d’un deuxième tube routier au Gothard via le site www.gothard-a-moindre-cout.ch. Leur but? «Faire connaître la solution du ferroutage suivant les dernières connaissances techniques en vigueur, et permettre aux gens de voter sans arrières pensées en sachant qu’une solution praticable existe et peut être mise en œuvre rapidement et à moindre coût.» Ces spécialistes estiment entre autres qu’en utilisant au maximum les installations existantes, la solution du transfert au rail reviendrait à «un peu plus d’un milliard». C’est-à-dire 400 à 600 millions de moins que ce qu’a calculé le Conseil fédéral dans ses études sur l’options du rail.


1. Dont l’ATE, Pro Natura, le WWF, le PS, les Verts, et l’Initiative des Alpes.

2. Ces prix peuvent varier, positivement ou négativement, de 30%.

3. En Suisse, plus de 60% du transport de marchandises à travers les Alpes s’effectue déjà par le rail. La part du trafic combiné dans le transport par le rail a progressé de 17% à 72% entre 1981 et 2013.