Un monument au-delà de toutes les frontières, malgré tout

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À Mostar, l’architecte Bogdan Bogdanović a créé son cimetière des Partisans. Une oeuvre commandée par Tito mais qui s’est affranchie des codes du réalisme socialiste et du pouvoir politique. Visite dans ce lieu où le surréalisme rend la vie aux pierres mortes. [dropcap]L[/dropcap]a ville de Mostar est connue pour son Vieux Pont. Il fait désormais figure de symbole de la réconciliation et de la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine, après les conflits de 1992-1995. Au-delà de l’ouvrage d’art, le passant peut entrevoir un passage discret qui mène au cimetière des Partisans. Il fait partie des lieux de mémoire emblématiques élaborés par l’architecte Bogdan Bogdanović, né en 1922 à Belgrade et décédé en 2010 à Vienne.

Cet ensemble monumental, érigé à flanc de colline et de forme inhabituelle pour un cimetière, célèbre le souvenir des partisans antifascistes morts durant la Deuxième Guerre mondiale. Les ouvriers ont tout d’abord dynamité une partie de la colline pour ensuite entamer un chantier qui a commencé en 1960 pour ne s’achever que cinq ans plus tard. Sur le site, un chemin d’une largeur de quatre mètres environ longe le parc sur un de ses côtés et conduit, par un parcours tout en courbes, vers son point culminant. Plusieurs voies arrivent ainsi des autres côtés du parc, surplombant quelques esplanades qui semblent avoir servi jadis de bassins. Les murs et les sols sont formés de pierre grise, sorte de calcaire taillé en losange, en octogone asymétrique ou sous forme de grands blocs rectangulaires. Conséquence de longues périodes sans entretien (excepté quelques rénovations en 2003), l’ensemble est envahi de ronces et d’arbustes, barbouillé de graffitis et jonché de déchets.

Cimetière des partisans, monument de Bogdan Bogdanović. © Yan Schubert / Mostar, 2014.

Au détour de ce gigantesque parc surgissent quelques groupes de jeunes ou des joggeurs. La partie surplombante du mémorial, très impressionnante, contient davantage d’éléments décoratifs abstraits et d’ornements inspirés du surréalisme. Sitôt franchies de grandes portes à ciel ouvert, apparaissent divers objets disposés au bout du mémorial. Très discrètes, des pierres sculptées de façon sinueuse sont déposées, accompagnées d’inscriptions à la mémoire des partisans. Plus récemment, des visiteurs ont installé des tissus blancs recouverts d’autres inscriptions en serbo-croate ainsi que des couronnes tressées avec du blé. Il s’agit de la partie funéraire du monument où les corps des partisans sont enterrés. Le parc est appelé acro-necropole par Bogdanović, qui tire son inspiration du terme antique acropole (ville haute) et necropolis (espace funéraire). Le parc possède la particularité de servir autant de lieu de recueillement et de mémorial à la gloire des vainqueurs de la lutte contre le fascisme.

Cimetière des partisans, monument de Bogdan Bogdanović. © Yan Schubert / Mostar, 2014.

Cette conception du monument est propre à l’idéal socialiste de l’époque et contraste avec une conception plus contemporaine des mémoriaux. En effet, après la monumentalité et la représentation des vainqueurs, les monuments, au travers d’un changement de modèle esthétique, vont peu à peu représenter les victimes, après les guerres des années 1990. Le mémorial de Srebrenica, cimetière dédié aux victimes du génocide de juillet 1995, les pierres commémoratives ou les monuments aux morts qui longent les routes de la Bosnie-Herzégovine en sont les illustrations les plus évocatrices.

L’HÉRITAGE DU SURRÉALISME

Le cheminement et la déambulation, malgré l’ascension qui mène à la partie surplombante, sont plus marqués par la sensation d’horizontalité que par celle de verticalité, propre à l’architecture typique de cette époque. Cette volonté d’horizontalité et d’extension plutôt que d’élévation est la marque d’une «anti-monumentalité » qui s’inscrit dans l’histoire de l’architecture. En plus du sentiment de grandeur, le visiteur éprouve l’impression de se mouvoir dans un espace sinueux et labyrinthique, au sein d’un univers futuriste ou à l’intérieur d’un temple antique.

Ces caractéristiques ne permettent pas de dédier le parc à un style unique et rappellent à la fois les idées du courant surréaliste qui a traversé le XXe siècle et la massivité des sculptures socialistes. Mêlant ces multiples champs d’inspirations, Bogdanović semble avoir ajouté une dimension critique à l’architecture classique du réalisme socialiste par le biais de la fantaisie, de l’extravagance des ornements et des formes abstraites.

À l’époque de la construction du cimetière, pour des raisons principalement politiques, plusieurs mémoriaux et monuments dédiés aux batailles de la Seconde Guerre mondiale et aux sites des camps de concentration étaient commandités par Tito. Le mot d’ordre du régime visait à construire une identité yougoslave unifiée, sous l’égide de la lutte commune contre le fascisme, avec pour slogan «unité et fraternité». Les monuments étaient alors utilisés pour créer une conscience de classe, un élan vers la collectivité et une transmission des idées révolutionnaires. Il s’agissait d’embellir le passé comme gage potentiel d’une mainmise sur le futur.

Cimetière des partisans, monument de Bogdan Bogdanović. © Yan Schubert / Mostar, 2014.

Le style de Bogdanović, tel qu’on le remarque dans le cimetière des Partisans, met en évidence les relations entre la République fédérative socialiste de Yougoslavie et les pays dits socialistes, formées de moments d’alliances et de désaccords durant la Guerre froide. On peut noter dans ce témoignage de l’histoire de l’art de cet «ancien pays» socialiste, un écart sensible avec les canons artistiques de l’Union soviétique.

Certes, dans le cimetière de Bogdanović, le point de focale est centré sur la mort des partisans. Toutefois, il n’y figure aucune représentation glorifiant travailleurs, paysans ou représentants politiques, contrairement aux codes du réalisme socialiste créés sous Staline. La commande de Tito s’inscrit donc dans la lignée de l’art socialiste par la monumentalité de son architecture, sa volonté de valoriser le passé socialiste et antifasciste, et la glorification, même discrète, des partisans décédés pour leur patrie. Pourtant, l’originalité de cette architecture l’apparente aussi à une tradition moderniste de la sculpture abstraite ou surréaliste, donnant ainsi à l’oeuvre une dimension qui ne dirige pas le visiteur vers une lecture unique.

De 1922 à 1939, la scène artistique de Serbie, spécialement à Belgrade, a connu une forte présence d’artistes — principalement des écrivains et dessinateurs — qui se revendiquaient du surréalisme. Bogdanović, sans pour autant être affilié à ce mouvement, intègre les idées du surréalisme; cela s’explique, dans la majeure partie de ses constructions, par la recherche de formes qui puisaient leurs inspirations dans les constellations solaires, les formes organiques, dans l’ornementation et par son refus de tout réalisme. Ainsi, il n’a jamais représenté de figure humaine.

Cimetière des partisans, monument de Bogdan Bogdanović. © Yan Schubert / Mostar, 2014.

Dans le surréalisme, la créativité repose sur l’utilisation de formes, auparavant négligées, comme l’association d’idées, le rêve, le jeu de la pensée et l’absence de tout contrôle sur la raison. Le surréalisme représente pour les artistes d’alors un moyen de lutter contre les codes préétablis de l’art qui permettent de le déchiffrer et de le comprendre. L’utilisation spécifique dans son cimetière de formes faisant appel à l’imaginaire et à l’organique, laisse à penser que Bogdanovic a voulu emprunter d’autres chemins que ceux de la figuration, du symbole déchiffrable et du discours esthétique préfabriqué.

LA SCULPTURE COMME LIEU

Au même titre qu’un parc, ce lieu rassemble. Ces aspects rappellent certaines initiatives artistiques comme les sculptures du Land Art aux États-Unis. En effet, durant la même période que Bogdanović, des artistes du Land Art, comme Robert Smithson et la célèbre «Spiral Jetty», ont repensé la sculpture de manière innovante.

Partis d’une volonté de sortir de l’espace du musée et de la galerie, ces artistes intervenaient en pleine nature et construisaient des sculptures formées d’éléments naturels ou de matériaux simples, soumis à l’érosion et à l’écoulement du temps. Un peu comme celles de Bogdanović, ces sculptures à ciel ouvert étaient de taille importante et, de façon encore plus marquée, s’étendaient beaucoup plus qu’elles ne s’élevaient. Les sculptures devenaient aussi des lieux de passage où les héros et la monumentalité verticale avaient disparu. Ce qui restait jusqu’alors dans les marges — la déambulation, l’espace, l’imagination et la nature — se trouvait désormais au centre de la perception.

L’engagement de Bogdanović auprès des partisans dans la résistance contre l’armée allemande en 1941 explique le rôle central qu’il a joué par la suite, en tant qu’architecte, dans l’histoire politique et artistique de son pays. En effet, peu après la guerre, il commence sa longue carrière d’architecte pendant laquelle il réalise, toujours sous la commande de Tito, plus de vingt monuments en hommage aux victimes de la guerre et du fascisme. En 1993, il est contraint de fuir son pays après s’être opposé tant au régime de Milosevic qu’à la montée des nationalismes dans l’ensemble de l’espace balkanique.

Dès les années 1980-1990, la République fédérative socialiste de Yougoslavie a connu la montée de l’ethno-nationalisme, renforcée au moment de la Chute du Mur. Les monuments socialistes ont dès lors souvent été démolis ou détériorés dans le but d’éradiquer cette partie du passé et de créer des nouvelles identités par un retour à des traditions plus anciennes. Le mythe d’un futur utopiste qui avait marqué la période socialiste est remplacé par un mythe ethno-nationaliste du retour vers le passé, au service d’une décennie de conflits.

De manière générale, Bogdanović fut avant tout préoccupé par le contexte yougoslave durant toute la période de l’après-guerre et cela jusqu’à la fin de sa vie. Il adopta une position critique face aux divers conflits liés aux nationalismes et écrit au sujet de ses monuments: «Oui, ils sont archaïques, ils pourraient très bien être des monuments sumériens. Pour éviter les finesses des nationalismes, qui cherchent toujours à savoir si telle forme leur appartient ou non, tout ce que j’ai fait aurait pu être l’oeuvre des origines de la civilisation. Et je pense que c’était la formule de réussite de ces monuments; j’ai toujours évité les spécifications nationales.»

Cimetière des partisans, monument de Bogdan Bogdanović. © Yan Schubert / Mostar, 2014.

Au sujet des formes que devrait prendre une oeuvre artistique, il existe depuis toujours une polémique entre abstraction et réalisme ainsi qu’entre subjectivité et didactisme. Comme le souligne Bogdanović, l’art n’est pas qu’un instrument esthétique, il relève aussi de la politique. Éviter, contourner les spécificités nationales? N’est-ce pas justement ce dépassement de frontières revendiqué par la pensée surréaliste? Cette tension sur les formes que peut prendre une création artistique pourrait contribuer aujourd’hui à alimenter les initiatives mémorielles et de transmissions du passé. À travers le cimetière des Partisans à Mostar se dessine une tentative de créer un espace qui permette, par les moyens de l’art, de se remémorer le passé, tout en utilisant des formes imaginaires et un montage poétique. Cette démarche offrirait au spectateur sa liberté d’interprétation, grâce à de multiples lectures, et l’inviterait à s’approprier le lieu.

Mais l’abandon partiel du cimetière des Partisans souligne les difficultés que traverse actuellement la Bosnie-Herzégovine. Par le passé, le cimetière célébrait la mémoire des vainqueurs de la lutte contre le fascisme; il évoque, aujourd’hui, l’oubli.

 

[su_service title="CÉCILE BOSS" icon="icon: keyboard-o"]Assistante au Programme Master de recherche CCC (Critical Curatorial Cybermedia Studies) de la Haute école d’art et de design (HEAD), Genève.[/su_service]

[su_service title="YAN SCHUBERT" icon="icon: camera-retro"]Historien et chercheur associé à la HEAD, Genève[/su_service]


Ces pages achèvent une série d’articles publiés en collaboration avec le projet PIMPA sur la construction de monuments et sur des initiatives mémorielles dans des régions en conflit ou en situation de post-conflit. Soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), ce projet est réalisé au Programme master de recherche Critical Curatorial Cybermedia à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève.

Art & CultureAlberto Campi