Basquiat, Dubuffet et Soulages déroutent le visiteur à l’Hermitage de Lausanne

Jean Dubuffet, Le verre d'eau IV, 26 février 1967, vinyle sur toile, 162x130 cm.

Jean Dubuffet, Le verre d'eau IV, 26 février 1967, vinyle sur toile, 162x130 cm.

Du 24 juin au 30 octobre 2016, la Fondation de l’Hermitage à Lausanne présente une surprenante collection privée d’artistes appartenant à des mouvements divergents. De bustes datant du XIXe siècle à l’art conceptuel, en passant par l’art naïf et primitif, cet accrochage retient le regard par la diversité de ses styles, que le collectionneur est étonnamment parvenu à faire dialoguer.

Publié le 20 septembre 2016


Par Ekatérina Soldatova

L’exposition Basquiat, Dubuffet, Soulages... est le fruit d’une collaboration entre la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, et un collectionneur secret qui ne vante pas la richesse d’acquisitions picturales de grande valeur, mais plutôt d’une volonté de partager un plaisir visuel. Préférant rester anonyme, il évoque cette tranchante analyse de La Caze, donateur au musée du Louvre: «Il y a trois sortes de collectionneurs. Ceux-ci achètent des tableaux pour les avoir; ceux-là, pour que les autres ne les aient pas; les troisièmes pour en jouir ou en faire jouir.» Lui a préféré se rattacher à la dernière catégorie. Une des particularités de cette exposition relève donc du questionnement relatif au statut d’un collectionneur. Une interrogation présente tout au long de la visite, puisque des audioguides disponibles à l’entrée transmettent les commentaires de ce mécène «mystique».

L’acquisition d’une telle variété de tableaux ne tient donc pas à une série incessante de coups de cœurs servant à assouvir un désir matérialiste. Le catalogue publié à l’occasion de la présentation privée nous en dit long sur un passionné, qui, en réalité, baigne dans l’univers artistique depuis son enfance. Relevons simplement qu’il est né d’un père dont le talent pour la peinture était connu dans la famille et d’une mère qui… collectionnait. En fait, la collection proposée à l’Hermitage est avant tout familiale, avec une affinité pour l’art encrée dans les gènes. Son père a connu Renoir, lui a connu Dubuffet. Il revient aussi sur une rencontre clé: celle avec le galeriste Yvon Lambert, l’archétype de l’autodidacte visionnaire», selon lui.

Jean-Michel Basquiat, Lobo, 1986, acrylique et craie grasse sur toile, 126,5x100,5 cm

Jean-Michel Basquiat, Lobo, 1986, acrylique et craie grasse sur toile, 126,5x100,5 cm

Retour à l’essentiel: les œuvres exposées. La collection sur quatre étages est dense, quelques points de repère peuvent servir afin de s’y retrouver. Si l’on suit le guide, la visite commence avec les peintures de Dubuffet. Le visiteur n’est pas encore frappé par l’art brut, mais il est envahi par des lignes entremêlées, par le «chaos originel avant la mort». Il s’agit de la série des «non-lieux» de l’artiste. Dans cette plongée presque cynique, le collectionneur a tout de même tenu à relever la présence d’un rose pâle allégeant cette jungle de traits gris sur fond noir. Cet œil attentif ressort des «conversations silencieuses» que le collectionneur mène avec les peintures après leur acquisition, ouvrant ainsi le regard sur l’esprit d’une œuvre.

Après les lignes «dansantes» de Dubuffet, on se retrouve cette fois œil pour œil, dent pour dent avec l’art brut dans ses «sites avec personnages». Plus tard dans l’exposition, le nordique Asger Jorn réveillera de nouveau le spectateur avec «Ne vous gênez pas», un taureau abrupte façon art brut. À propos de ce mouvement, évoquons Basquiat. Il est curieux que le titre de l’exposition commence par son nom. En réalité, il s’agissait initialement non pas d’un coup de cœur, mais d’un achat à contrecœur. Pour le mécène, le nom de Basquiat ne disait rien, malgré une brève rencontre avec l’artiste. C’est Yvon Lambert qui le persuade d’acquérir quelques-unes de ses œuvres. Une peinture pourtant le convainc: «Labo». Il est attiré par le fond bleu qu’a choisi l’artiste.

Les créations mitigées de Basquiat dialoguent avec celles d’Anselm Kiefer. C’est le cycle de l’éphémère. Le temps qui court, qui fuit. C’est le «Carpe Diem» de Kiefer, tableau fragile dévoilant une main en plâtre qui va tout juste lâcher, qui communique avec la courte vie de Jean-Michel Basquiat, jeune à jamais. La mort est un sujet sans tabou pour le collectionneur, qui l’aborde tout au long de la visite, tout comme le début de la vie de l’être humain: la préhistoire. Le visiteur découvrira par exemple les œuvres de Loïc Le Gourmellec, des sculptures et des peintures affichant un retour aux sources modernisé.

A.R. Penck, Dunkles Geheimnis, 2009, acrylique sur toile, 150x200 cm

A.R. Penck, Dunkles Geheimnis, 2009, acrylique sur toile, 150x200 cm

Le visiteur se retrouve ensuite confronté à l’art contemporain. Les performances de l’américain Chris Burden choquent par la présence du célèbre «Shoot» (1971), preuve de la prise sur un événement réel. Pour la petite histoire à grands retentissements, Burden a demandé à un ami de lui tirer dessus à une distance de 15 mètres. La balle était supposée frôler le bras de l’artiste. Elle le traversa. Un art contemporain cru d’un artiste prêt à tout pour impressionner. Dans cette série «mortelle», une seconde œuvre, importante aux yeux du collectionneur, surprend encore: «UK Airship Disaster» de Christoph Draeger. Un crash connu par l’acquéreur puisqu’il est survenu à proximité de la maison de son grand-père, à Beauvais, au moment où il y séjournait. Il avait alors environ quatre ans.

Rupture avec la mort et place à l’éternité dans une petite salle dédiée à une nouvelle symbiose de deux univers: celui de Louise Bourgeois et de Giuseppe Penone. Les deux artistes étudient de près les formes géométriques et leurs interactions, que ce soit par une juxtaposition de tissus, comme l’applique Louise Bourgeois, ou par un tracé fin de cercles concentriques à la Penone. La place des formes dans l’espace, c’est également le thème qu’abordent Mark Tobey ou Mark Francis à travers une peinture représentant une multitude de particules parmi lesquelles le regard s’égare. Puis Pierre Soulages, son noir, il l’étale, se l’approprie. Aux côtés d’un bleu presque roi, le «noir devient couleur».

Retour à un art plus classique, celui des portraits. Le visiteur retrouve Renoir, ainsi que Derain dans le «Portrait du fils de l’artiste dans l’atelier» (1946-1950), un écho inconscient à l’enfance du collectionneur? Puis des bustes du XIXe qui surgissent au beau milieu d’une salle consacrée au minimalisme. Une fois de plus, le visiteur est pris au dépourvu. Le collectionneur explique cet accrochage contrasté par le fait qu’autant dans la sculpture que dans le courant minimaliste, c’est l’art de l’«esprit et la finesse» qui ressort. Subjectif mais sûrement juste. Quelques portraits plus contemporains dans le style du Pop art font aussi surface, comme le «sans titre n° 232 » (1998) d’Andrew Mansfield, qui met en relief un flou photographique.

Après un clin d’œil également à l’art naïf, autodidacte d’André Bauchant et Sven Kroner, la visite s’achève par une plongée dans l’art contemporain. Il est singulier que l’intitulé de l’exposition commence par le nom de Basquiat, puisque notre mécène ne déclare jamais sa flamme pour cet artiste. En ce sens, il est également paradoxal qu’elle s’achève sur une création de Keith Haring nommée «End of Sale», qui représente la Joconde de De Vinci au sommet d’une montagne de billets. Ainsi, comme le surligne si justement le catalogue de la collection, De Vinci est devenu «un objet de dérision dès la fin du XIXe siècle, du fait même de sa notoriété». Mot de fin contradictoire pour une exposition vantant le mérite de la générosité. Mais peut-être que l’on retrouve au contraire l’une des facettes de l’acheteur qui considère, en réalité, qu’un tableau prenant tout à coup une grande valeur se perd.

Voilà une boussole pour une exposition unique en son genre puisqu’elle questionne bien plus qu’un tableau précis. Elle mène finalement une réflexion sur le rôle de l’art dans la société et montre discrètement du doigt l’emprise du commerce sur des créations allant bien plus loin qu’un simple dessin sur une toile.

Louis Soutter, Totem, sans date (1937-1942), encre noire, papier contrecollé sur carton, 43,5x57 cm

Louis Soutter, Totem, sans date (1937-1942), encre noire, papier contrecollé sur carton, 43,5x57 cm

Ouvrage de référence:
«Basquiat, Dubuffet, Soulages…», une collection privée, sous la direction de Sylvie Wuhrmann et Didier Semin, Fondation de l’Hermitage, Lausanne, éd. Skira, 2016.

 

Ekatérina Soldatova