La matière et l’esprit, selon Jean-Marie Borgeaud

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Peintre-sculpteur genevois, Jean-Marie Borgeaud se consacre depuis vingt ans à la sculpture. Après plusieurs expositions à l’étranger et en Suisse, dont une marquante au Musée Ariana en 2014, l’artiste dévoile une nouvelle présentation à Genève, jusqu’au 29 octobre à la Galerie Latham. Son travail invite à une profonde réflexion autour de l’être humain.

Publié le 5 octobre 2016


Par Ekatérina Soldatova

Un pied dans la galerie et le visiteur se retrouve au beau milieu de ces grands fragments d’êtres en terre cuite. Leurs teintes marquées par la cuisson, au gaz ou au feu de bois, laissent planer une ambiance pompéienne. Mais ces corps représentent bien plus qu’un souvenir d’une vie. Le sculpteur tente de mettre les mots sur un échange énergétique qui prend place entre lui et le modèle lors de la réalisation. Il est question de perception et non pas d’une simple représentation. Pour cette raison sûrement, ces corps qui sont pourtant vides à l’intérieur dégagent une forte présence. Le travail des mains et l’écoute de la matière jouent un grand rôleon songe aux courbures marquées chez les personnages féminins de l’artiste, qui donnent un sentiment de plénitude.

Cette accentuation de certaines parties du corps, le rendant ainsi imparfait, mais authentique, rappelle les sculptures de la Renaissance: en exagérant légèrement la taille d’une partie du visage ou du reste du corps, comme le faisait si bien le sculpteur Florentin Donatello, l’artiste travaille le rapport de son personnage à l’espace, au regard du spectateur. Cette technique expliquerait aussi la taille légèrement plus grande des êtres de Jean-Marie Borgeaud par rapport à la taille humaine habituelle. Puis une série de bustes. Cette attention qui leur est accordée provient du yoga indien: l’ouverture des bustes invite à une plus grande respiration et donc à une ouverture à la vie. Pour cette raison, les bustes légèrement bombés invitent le spectateur à une inspiration profonde.

«LE CRISTAL DU GENRE HUMAIN»

Deux belles métaphores: les organes comme les trésors du corps» et le squelette comme «le cristal du genre humain». Sur une grande table, des organes sont éparpillés. Se détourner ou observer? L’esthétique importe peu à Jean-Marie Borgeaud, qui ressort les organes pour revaloriser leur apport énergétique, leur grandeur, leur importance. Il nous fait ainsi rendre compte de la complexité, mais aussi du grand potentiel du corps humain.

Ce n’est pas un hasard si l’artiste évoque également les Égyptiens, chez qui on retrouve les rites funéraires, notamment les quatre vases canopes de Padiouf. Ces récipients abritant les organes retirés du corps durant la momification, servent à reconstituer l’intégrité physique du défunt. Ils sont ensuite rangés dans un coffre canope placé à proximité du sarcophage. L’intégrité physique se trouve ainsi retrouvée. La médecine chinoise accorde elle aussi une grande importance aux organes en leur faisant correspondre indication énergétique et émotionnelle.

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Les viscères de Jean Marie Borgeaud sont colorés. Mais de nouveau, il s’agit plus d’une expérience que d’une recherche esthétique. L’artiste utilise des couleurs naturelles dont les teintes varient en fonction de la température de cuisson, une transformation chimique qui intéresse le sculpteur. Le cuivre révèle par exemple un bleu-vert éclatant ou un rouge presque pompéien, processus difficile, délicat voir aléatoire.

SPECTACLE ORGANIQUE

En face de ce spectacle organique: des crânes brillants aux nuances bleutées. La réalité s’impose au regard: «Ils vous invitent à les rejoindre, ils vous indiquent que là où ils se trouvent, on se porte bien, dans l’au-delà…» Puis suit le regard du sculpteur, le coin de l’œil teinté de malice, il attend une réaction. Mais il s’agit moins de choquer que d’amener à de multiples réflexions: la mort est-elle vraiment à craindre. Quand le corps est-il réellement réduit à une masse inerte ? Le sculpteur secoue les pensées.

Jean Marie Borgeaud nous transporte ainsi dans un travail hors du temps. Tout en sculptant, une réflexion philosophique et presque anthropologique le guide. Il s’inspire notamment de ses voyages en Inde, Asie Mineure ou Afrique: une échappée tant corporelle que spirituelle. Mais les mains agissent et concrétisent ses pensées.

À l’heure où les écoles des Beaux-Arts forcent sur la création digitale, Jean-Marie Borgeaud nous rappelle l’importance de la manipulation de la matière, sans pour autant se ranger parmi les rétrogrades. Il ne rejette pas l’univers virtuel, mais y perçoit le danger d’en oublier notre présence corporelle, le regard fécondé par l’instant présent, hic et nunc, l’ici et maintenant. Le virtuel sonnerait comme un synonyme de l’imaginaire, un monde à part, mais qui a besoin d’être canalisé par le travail avec les mains afin de s’incarner, au lieu de rester comme une énergie en suspens.

À la question de savoir si la peinture ne lui manque pas, Jean Marie Borgeaud répond qu’il ne l’a jamais délaissée, qu’il s’agit de pratiques différentes, mais que la représentation des corps par le dessin ne lui apportait pas assez de contentement. Formulé autrement, il a simplement suivi son instinct: «À l’âge de 20 ans, une petite voix m’a soufflé à l’oreille: peint! À 40 ans, cette même voix dit : sculpte!» Depuis le début, Jean Marie Borgeaud se montre fidèle au corps et à l’esprit.


LE 15 OCTOBRE À 17 HEURES
une plaquette rassemblant textes et dessins de l’auteur
sera présentée à la Galerie Latham

Une rétrospective à explorer pour encore mieux pénétrer
dans les pensées et le cœur du travail de l’artiste.

www.galerie-latham.com

 

Ekatérina Soldatova