Les nuages s’assombrissent sur le TAP, gazoduc phare de la Suisse

Le projet du TAP, Trans Adriatic Pipeline, a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. © La Cité / 2015

Le projet du TAP, Trans Adriatic Pipeline, a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. © La Cité / 2015

 

 

Federico Franchini et Fabio Lo Verso 9 décembre 2015

La somme ne laisse pas indifférent: 121 millions de francs suisses. Ce sont les pertes enregistrées, à fin 2014, par la société Trans Adriatic Pipeline AG (TAP), le consortium qui gère le projet de gazoduc trans-adriatique ayant son siège à Baar, dans le canton de Zoug. Une somme importante comparée au capital de TAP, qui s’élevait l’an dernier à 274 millions de francs. Mais le bilan 2014 de la société, que La Cité a pu se procurer, cache une réalité bien plus inquiétante. Les experts du cabinet d’analyse Deloitte, société chargée d’analyser les comptes, émettent d’abord une mise en garde: «Le projet est sujet à toute une série de risques qui peuvent varier au cours du temps.» Ils attirent l’attention sur les dangers «liés à des permissions, à des raisons politiques ou techniques qui peuvent comporter des retards dans le calendrier du projet ou des excédantes de dépenses qui pourraient induire les actionnaires à conclure que le projet n’est pas réalisable (…) et à décider de liquider la société». Contactée, l’entreprise TAP n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Le Trans Adriatic Pipeline a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. Ce gaz, en provenance du gisement de Shah Deniz II, en Azerbaïdjan, transiterait d’abord par le gazoduc Trans Anatolian Pipeline (TANAP). Le projet a été lancé en 2003 par la société helvétique EGL (Elektrizitäts-Gesellschaft Laufenburg), aujourd’hui absorbée par Axpo, le groupe énergétique appartenant à divers cantons suisses.

 
© Keystone / /EPA / Wintershall / Archives

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Malgré l’optimisme d’Axpo, qui annonce la première fourniture de gaz par le TAP en 2020, la réalisation de ce gazoduc repose aujourd’hui sur des piliers financiers fragiles. Sans compter que, comme le soulignent les experts de Deloitte, la construction de l’ouvrage «touche des régions avec des situations politiques instables» et «que le projet pourrait devoir faire face à des défis géologiques inattendus». Dans ce contexte d’incertitude, la Banque européenne d’investissement (BEI) pourrait intervenir et accorder un prêt. Cet institut public, appartenant aux États européens, a lancé une consultation, en août dernier, dans le but de réunir la somme de 2 milliards d’euros. Il s’agirait du crédit le plus important jamais accordé par la BEI. Mais ce ne serait pas en revanche le premier prêt public accordé au TAP. En 2004 puis en 2005, l’Union européenne lui a octroyé deux enveloppes — pour un total d’environ 3 millions d’euros — destinées à l’étude de faisabilité du gazoduc. Le bénéficiaire direct de ces prêts était à l’époque la société italienne EGL Produzione Italia Spa, contrôlée par EGL Holding Luxembourg.

Le projet sera fortement appuyé par la Suisse à partir de 2008, à l’occasion d’un nouveau montage financier du consortium, suite à l’entrée dans le capital de la société norvégienne Statoil. L’un des prêts européens mentionnés change alors de destinataire: il est versé à TAP Asset Spa, société italienne contrôlée à 50% par EGL Holding Luxembourg et à 50% par Statoil. Il s’agit de presque 2 millions d’euros, un montant qui sera transféré à TAP Asset Spa en novembre 2009. En même temps, celle-ci décide de vendre le projet Trans Adriatic Pipeline à la société suisse TAP AG pour un peu plus de 14 millions d’euros.

À partir de ce moment, le Trans Adriatic Pipeline va bénéficier d’un fort soutien politique de la part de la Confédération. Notamment de la ministre de l’énergie, Doris Leuthard, qui a siégé, entre 2002 et 2006, au conseil d’administration d’EGL. À partir de 2008, les voyages des conseillers fédéraux se multiplient en Azerbaïdjan. Le 14 novembre 2011, Doris Leuthard est accompagnée à Bakou par Hans Schulz, directeur général d’EGL. Le déplacement a officiellement pour objectif prioritaire de soutenir le TAP en vue «d’améliorer la sécurité d’approvisionnement en gaz naturelle» de la Suisse. Deux jours après la visite, un communiqué de presse annonce le rachat des activités suisses du géant américain Esso, incluant 170 stations-services, de la part de Socar, la société étatique azerbaidjanaise. Celle-ci avait déjà installé son antenne de trading à Genève en 2007.

Depuis, l’Azerbaïdjan a le vent en poupe dans la Confédération. En 2008, un groupe interparlementaire Suisse-Azerbaïdjan est même créé. Le secrétariat du groupe est installé à Baden, ... dans le siège d’Axpo. Il est dirigé par Thomas Hasselbarth, fondateur du projet TAP lorsqu’il travaillait pour le département gaz d’EGL, actuellement cadre d’Axpo et vice-président de TAP AG. Le soutien officiel de la Suisse sera déterminant pour que le gisement azéri de Shah Deniz — géré par BP, Socar, Total et Statoil — décide de choisir le projet TAP pour acheminer son gaz en Europe. En juin 2013, le consortium TAP, qui avait entre temps vu aussi l’entrée de la société allemande E.On, l’importe définitivement sur le concurrent Nabucco. Après avoir gagné l’appel d’offre, il révolutionnera sa structure actionnariale. Des entreprises qui contrôlent le gisement azéri entrent dans le capital de TAP AG: Socar et BP avec 20%, Total à 10%. Puis arrive la société belge Fluxys (19%) et l’espagnol Enegas (16%) qui remplace E.On et Total, entre-temps sortis de scène.

Et Axpo? Le groupe suisse a depuis drastiquement réduit sa participation dans le projet, passant de 42,5% à 5%, une part de capital qui figure aujourd’hui au nom d’Axpo Trading (le nouveau nom d’EGL). Désormais propriétaire d’une petite tranche minoritaire, la société suisse parvient à garder la vice-présidence du conseil d’administration, un fauteuil occupé par Thomas Hasselbarth, premier président de la société au moment de sa création en 2007.

 
© Keystone / AP photo / Petar Petrov / Archives

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Reste que la société est désormais sous l’influence de Socar. Le président de TAP AG est Zaur Gahramanov, membre de Socar trading et fils d’un membre du management de la société mère. Les actions de Socar dans TAP AG son détenues par une petite Sàrl de Zoug, la AzTAP Gmbh, présidée par le même Gahramanov et contrôlée par la Southern Gas Corridor Closed Joint-stock Company de Baku. Créée en 2014, celle-ci est directement contrôlée par le pouvoir politique azéri. Dans le bilan 2014 de TAP AG, il est mentionné que le projet «dépend des financements futurs de la part des actionnaires». Ces derniers ont participé en 2014 à trois injection d’argent, portant le capital à 274 millions de francs. Fin 2015, le capital a été encore augmenté de presque 100 millions, passant à 361,4 millions de francs.

En Italie, en septembre 2014, la Commission d’évaluation d’impact environnemental a donné l’autorisation au projet. Mais dans le décret ministériel italien, le feu vert est conditionné au respect de 53 prescriptions techniques, que la société doit accomplir avant de conclure l’œuvre. Une quarantaine de ces prescriptions concernent la phase précédant l’ouverture du chantier, mais seulement trois ont été avalisées par les autorités. En outre, au niveau local, dans les Pouilles, il y a de fortes opposition à cause des conséquences environnementales que ce gazoduc pourrait provoquer.

Ce n’est pas fini. Début décembre dernier, en poursuivant sa politique de désinvestissement à Shah Deniz, Statoil a décidé de vendre ses actions dans TAP AG à la société italienne Snam pour 208 millions d’euros. Le fait que l’un des deux promoteurs du projet se retire pourrait signifier que les difficultés sont peut-être devenues insurmontables. Et que le projet, vivement soutenu par la Confédération, pourrait capoter. En mars dernier, Berne a octroyé un prêt de 6,6 millions de francs à l’Albanie pour qu’elle modernise ses structures gazières afin d’assurer la prise en charge du tronçon albanais du Trans Adriatic Pipeline. L’avenir proche dira si cet argent aura été, lui aussi, jeté par les fenêtres.


 
EnquêteFederico Franchini