Soutenu par la Suisse, le gazoduc TAP joue son avenir

Le Département fédéral de l’énergie a contribué, au niveau politique, à la mise en place du projet TAP, en aidant par exemple à l'établissement des contacts avec les autorités concernées dans les différents pays. © Courtesy Trans Adriatic Pipeline /…

Le Département fédéral de l’énergie a contribué, au niveau politique, à la mise en place du projet TAP, en aidant par exemple à l'établissement des contacts avec les autorités concernées dans les différents pays. © Courtesy Trans Adriatic Pipeline / archives

 

Le projet de pipeline trans-adriatique, ou TAP, avance en terrain miné. Ce gazoduc reliant l’Azerbaïdjan à l’Italie, en passant par la Grèce et l’Albanie, est conçu pour approvisionner l’Europe en gaz naturel dès 2020. Face à l’opposition, virulente, qui grossit en Italie, et à l’incertitude pesant sur le financement, ce délai risque de ne pas être tenu et les excédents de dépense de plomber ce chantier stratégique, sur lequel Bruxelles mise pour s’affranchir de la dépendance énergétique à la Russie. La Suisse, qui s’est singulièrement investie dans ce projet, se veut, elle, rassurante.

 

Federico Franchini et fabio Lo Verso 1 février 2017

Le 17 janvier dernier, la présidente de la Confédération Doris Leuthard a rencontré à Davos son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev. Ont-ils discuté du TAP, le projet de gazoduc trans-adriatique lancé en 2003 par la société helvétique EGL, soutenu par la Confédération et ayant son point de départ à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan? «Les entretiens sont confidentiels et je ne peux pas vous donner de détails», nous répond la collaboratrice personnelle de Doris Leuthard. C’est alors dans la presse azerbaïdjanaise que nous trouvons la réponse à notre question. «Ils ont échangé leurs vues sur les perspectives de coopération dans les projets TAP et TANAP», peut-on lire dans l’Azeri Times, mais également sur divers sites azerbaïdjanais.
À vrai dire, notre interrogation était pour la forme. Pour la Suisse et l’Azerbaïdjan, le double projet du TAP (Trans Adriatic Pipeline) et du TANAP, le gazoduc trans-anatolien, auquel le TAP se joint à la frontière turco-grecque, est hautement stratégique. Doris Leuthard, qui a siégé entre 2002 et 2006 au conseil d’administration d’EGL, connaît parfaitement les ressorts et les rouages du Trans Adriatic Pipeline. Impatient de toucher les dividendes de ce projet dans son pays, frappé par une grave crise économique à cause de la baisse du prix du pétrole, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev n’avait pas intérêt à laisser filer l’occasion d’aborder le sujet à Davos.

Ce projet est surtout crucial pour l’Union européenne (UE). La réalisation du pipeline trans-adriatique lui permettrait de s’assurer un approvisionnement en gaz naturel en s’affranchissant autant que possible de la dépendance envers la Russie. Pour sa part, en 2011, Doris Leuthard s’était rendue à Bakou accompagnée par Hans Schulz, directeur général d’EGL, société entre temps absorbée par le groupe public Axpo. Ce déplacement avait pour objectif prioritaire de soutenir le TAP. «Le projet devrait permettre de faire transiter dès 2017 chaque année jusqu’à 10 milliards de mètres cubes de gaz de l’Azerbaïdjan vers l’Italie en passant par la Turquie, la Grèce et l’Albanie», déclarait, dans un communiqué officiel, le département de Doris Leuthard, chargé de l’approvisionnement énergétique. L’échéance de 2017 n’ayant pas été tenue, la première fourniture de gaz par le TAP est alors annoncée pour 2020. Mais plusieurs obstacles se dressent devant ce nouveau scénario.

Il y a d’abord la question des droits humains en Azerbaïdjan, pays contrôlé d’une main de fer par le clan Aliyev, où adversaires politiques, défenseurs des droits humains et journalistes sont jetés en prison. Or la société chargée du projet, la TAP AG, sise à Zoug, est sous l’influence directe de ce pays. Avec 20% du capital, son principal actionnaire est une Sàrl, elle aussi basée Zoug, la AzTAP, dont les actions sont détenues par la Southern Gas Corridor Closed Joint-stock Company de Bakou. Celle-ci est à son tour contrôlée à 51% par le ministère de l’économie du gouvernement azerbaïdjanais, tandis que le restant 49% appartient à Socar, la compagnie pétrolière nationale.
Il y a ensuite la question financière. Comme nous l’avions révélé en 2015*, le consortium TAP avait clos son exercice précédent avec une perte de 121 millions de francs. «Il est pratique courante pour les projets de pipelines d’engager des investissements initiaux dans les étapes de construction, les revenus étant générés uniquement lorsque le pipeline est en fonctionnement», se justifie Lisa Givert, responsable de la communication du consortium. Elle assure: «TAP est dans une situation financière très robuste.» Pour rappel, dans sa globalité, le coût du projet est devisé à plus de 4 milliards de francs.

Pour terminer les travaux, la société table sur des crédits en provenance du secteur public. «TAP s’attend à obtenir des financements d’un certain nombre d’institutions internationales telles que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque européenne d’investissement (BEI), ainsi que des agences de garantie de crédit à l’exportation d’un certain nombre de pays de l’OCDE impliqués dans la fourniture de biens et services», détaille Lisa Givert. Ce ne serait pas la première fois que le projet bénéficierait de la manne publique: en 2004 et 2005 déjà, la filiale italienne d’EGL avait reçu deux prêts de l’UE, pour un montant total d’environ 3 millions d’euros, destinés à l’étude de faisabilité du gazoduc. Aujourd’hui, le montant ne se calcule plus en millions, mais en milliards d’euros. Deux milliards, précisément. C’est la somme que TAP est en train de négocier avec la Banque européenne d’investissement (BEI). Il s’agirait du crédit le plus important jamais accordé par cet institut public appartenant aux États européens dont dépend partiellement la réalisation du TAP. Mais la décision de la BEI, qui se fait toujours attendre, est déterminante pour tenir le nouveau délai de 2020.

Des préoccupations concernent également les entreprises ayant gagné des appels d’offre pour la réalisation du pipeline. En décembre dernier, Bankwatch, réseau d’ONG européennes qui surveille les institutions financières, a publié un rapport selon lequel plusieurs de ces compagnies ont été impliquées dans des cas de corruption internationale. À cela s’ajoutent les diverses dénonciations émanant de particuliers et de communautés locales, et parvenues à la BEI. «Comme d’habitude pour ce type de projets complexes impliquant un nombre important d’intervenants, la banque a reçu plusieurs plaintes qui sont traitées conformément aux procédures pertinentes de l’institut», nous confirme, en se voulant rassurant, Marco Santarelli, porte-parole de la BEI, qui ajoute: «Le projet est actuellement en cours d’évaluation

Le 20 décembre dernier, une décision de la Banque mondiale a indirectement redonné de l’oxygène aux promoteurs du TAP. L’institution basée à Washington a décidé d’allouer, via la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), un crédit de 400 millions de dollars au gazoduc trans-anatolien TANAP, dont le pipeline est étroitement lié à celui du TAP. Le 16 mai 2016, à Salonique, en Grèce, le TAP a inauguré en grande pompe le début officiel des travaux. Walter Steinmann, à l’époque directeur de l’Office fédéral de l’énergie, a participé à la cérémonie. Ces dernières années, cet haut fonctionnaire a multiplié les déplacements pour promouvoir le TAP, avant de partir à la retraite en automne dernier.

La Confédération, via le département dirigé par Doris Leuthard, s’est singulièrement investie dans ce projet: «Le DETEC a contribué, au niveau politique, à la mise en place du projet TAP, en aidant par exemple à l’établissement des contacts avec les autorités concernées dans les différents pays», nous explique Fabien Lüthi, responsable de la communication du département. Ce dernier tient à souligner que «la Confédération n’est pas partie prenante et n’a aucune considération financière dans le projet TAP» et qu’«il s’agit d’un projet privé». Un projet privé qui a pourtant bénéficié, bien qu’indirectement, de l’appui du Secrétariat d’État à l’économie (SECO), le centre de compétence de la Confédération pour les questions ayant trait à la politique économique. Le SECO s’est engagé dans deux projets gaziers en Albanie, financés via sa division Coopération et Développement économiques. Coût total: 2,9 millions d’euros. «Les deux projets ont pour objectif de développer les capacités des ministères (albanais: ndlr) concernés, en particulier le ministère de l’énergie et de l’industrie, dans l’optique de l’accompagnement de la mise en œuvre du Trans-Adriatic-Pipeline TAP et du développement du marché de gaz en Albanie», déclare à La Cité Lorenz Jakob, responsable de la communication au SECO.

L’Albanie est un pays clé pour le gazoduc TAP, le plus grand segment — 217 km — transitant sur son territoire. «Pour l’Albanie, seul pays qui n’est pas approvisionné en Europe par un réseau de gaz, où nous n’avons jamais vu de projets transnationaux d’une telle ampleur, l’importance du TAP est énorme», explique Selami Xhepa, économiste de l’Université de Tirana et ancien conseiller économique de Sali Berisha, le premier ministre de centre-droite qui, en 2012, a donné le feu vert au projet. «Mais il y a des difficultés à trouver l’argent pour financier les travaux. Si une garantie gouvernementale est demandée pour obtenir des crédits, cela pourrait créer des problèmes parce qu’il sera impossible pour le gouvernement albanais de tenir un tel engagement, au vu du niveau la dette publique actuelle et du faible PIB.»     

L’enjeu est de taille pour ce petit pays, dont l’exécutif table fortement sur la légitimité internationale que le TAP donnerait à son pays. De plus, cet important investissement a été assorti par les promesses de TAP SA d’améliorer le réseau routier et les infrastructures du pays. Dans ce contexte, renforcer les bonnes relations avec la Suisse était devenu prioritaire. Des relations qui, depuis des années, se sont nouées autour de dossiers économiques. En 1992, les deux pays signaient un accord de protection des investissements mutuels. Côté albanais, cet accord a été signé par le ministre Naske Afezzoli. Après son départ du gouvernement albanais, ce dernier a entamé une carrière au sein de la société suisse EGL. Il en est devenu le représentant pour l’Europe du Sud-Est. Depuis dix ans, Naske Afezzoli contribue activement au développement du projet en siégeant dans deux sociétés zougoises liées au tronçon albanais du gazoduc, Tap Storage AG et TAP Lng AG. C’est lui qui, en 2008, a présenté le projet au gouvernement albanais dirigé par Sali Berisha. En 2012, l’Albanie a été ainsi le premier pays a annoncer publiquement son adhésion au projet TAP. Dans son discours, Sali Berisha a insisté sur le fait que ce projet de gazoduc marquait un tournant dans les relations avec la Suisse.

C’est donc tout naturellement en Albanie, et dans la Grèce voisine, que, en 2016, les travaux ont commencé. Sur son site web, la société TAP publie des vidéos montrant l’arrivée du matériel dans les ports albanais et grecs. Selon les promoteurs, 520 km de tubes sur les 878 km prévus ont déjà été posés. Si en Grèce et en Albanie, le chantier avance dans un climat de quasi indifférence, en Italie, la situation est explosive. Malgré la promesse de la société suisse TAP d’investir12 millions d’euros dans des projets sociaux, dans les Pouilles, la communauté locale est fortement opposée au pipeline. Selon Gianluca Maggiore, porte-parole du comité NO TAP, «les coûts environnementaux sont énormes et le tourisme, la principale industrie dans cette région, sera complètement détruit par le projet».

Après avoir traversé l’Adriatique, le pipeline devrait en effet déboucher à San Foca, l’une des plus belles plages de la côte adriatique italienne. Une fois sorti des eaux, il prolongera son installation pour 52 km avant d’arriver au terminal de Brindisi. Le tracé traverse d’immenses oliveraies séculaires ainsi que plusieurs sites archéologiques d’importance nationale. Pour cette raison, la Commune de Melendugno, près de Lecce, mais aussi la Région des Pouilles et le Ministère italien des biens culturels, ont rendu un préavis négatif au projet tel qu’il est actuellement conçu. Malgré ces avis négatifs, en 2014, le gouvernement de Matteo Renzi a donné le feu vert au chantier. À la seule condition de respecter très exactement 53 prescriptions techniques. Toutefois, plusieurs responsables locaux, y compris le gouverneur de la Région des Pouilles, ont contesté la décision gouvernementale et déposé plusieurs recours. Un nouveau tracé préservant les oliviers est proposé, mais, selon un rapport , il entraînerait de nouveaux problèmes, aussi bien sur le plan environnemental que technique.

Passant en force, ignorant l’ampleur de la contestation, en 2015, la ministre italienne du développement économique, Federica Guidi, a donné l’autorisation définitive pour procéder aux travaux, qui ont finalement commencé le 15 mai 2016. Selon Gianluca Maggiore, du Comité NO TAP, il s’est agi d’une simple opération cosmétique: «Sur le terrain, il n’y a rien eu de concret; ils ont simplement installé des clôtures et effectué des excavations.» Une affirmation contestée par TAP SA: «Les activités de construction ont bien démarré en mai 2016». Et d’ajouter qu’en décembre 2016 «toutes les études géologiques et la construction du micro-tunnel étaient terminées». Elena Gerebizza, membre de l’ONG Re: Common, rétorque: «Le projet n’avance pas, la résistance civile est bien ancrée et soutenue par de nombreux experts, les problèmes techniques ne sont pas résolus et le consensus politique fait défaut. Ce projet ne tient pas debout. Nous sommes persuadés que la Banque européenne d’investissement n’a pas intérêt à financer le TAP ni d’autres projets de ce type dans les régions du sud.»

Le 29 décembre 2016, coup de tonnerre: la Région des Pouilles dépose un recours auprès de la Cour constitutionnelle italienne, rapporte Il Fatto Quotidiano du 23 janvier dernier, se plaignant d’avoir été court-circuitée dans la chaîne décisionnelle, en particulier lorsqu’il s’est agi de décider du lieu où l’infrastructure gazière serait implantée. Ce double bras de fer que l’État italien a engagé, d’un côté, avec la Région des Pouilles et, de l’autre, avec des militants écologistes locaux, est en passe de devenir le plus gros obstacle à la réalisation du projet promu, entre autres, par la Suisse. Le DETEC concède à La Cité que le gouvernement helvétique est bel et bien à connaissance des retards dans le chantier, «mais cela n’aura aucune conséquence sur l’approvisionnement (en gaz: ndlr) de notre pays». D’autres acteurs semblent, en revanche, moins rassurés. En octobre dernier, Vitaly Baylarbayov, vice-président de la compagnie pétrolière nationale azerbaïdjanaise Socar a déclaré, dans une interview accordée à EurActiv.com, que «le TAP est à risque» à cause notamment de l’opposition au projet rencontrée dans les Pouilles.

En 2014 déjà, la société Deloitte, chargée de réviser les comptes de TAP AG, rendait attentif, dans un rapport dévoilé en exclusivité par La Cité *, sur les dangers «liés à l’obtention de permis, à des raisons politiques ou techniques qui peuvent comporter des retards dans le calendrier du projet ou des excédants de dépenses qui pourraient induire les actionnaires à conclure que le projet n’est pas réalisable». Ce qui est certain, c’est que 2017 sera une année décisive pour ce gazoduc, dont la finalité première est de réduire la dépendance énergétique des pays européens envers le gaz russe.

* Les nuages s’assombrissent sur le TAP, gazoduc phare de la Suisse, Federico Franchini et Fabio LO Verso, 9 décembre 2015.

 
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