De l’impermanence en politique

 

 

Jean-Noël Cuénod
3 mai 2014

L’impermanence est un concept dont la politique ferait bien de s’inspirer. Dans ce monde, rien n’est permanent, tout coule, tout meurt, tout renaît. Les humains et leurs idées sont destinés à mourir et à se transformer. La stabilité n’est qu’un état fragile et transitoire. Or, en politique, chacun — l’élu mais aussi le citoyen — fait comme si le temps lui était acquis pour l’éternité. Cette illusion est source de souffrance collective et d’errance idéologique. «Il faut donner du temps au temps», disait François Mitterrand. C

’est oublier que le temps ne nous est pas donné et qu’il court sans nous demander son reste. Ainsi, l’état-nation n’est pas né avec l’apparition de l’humain sur la Terre. Il s’est forgé progressivement sous des formes diverses et entamera, comme chaque être et chaque chose, sa phase de déclin. Une phase qui a bel et bien été amorcée aujourd’hui, avec l’apparition de l’économie globalisée et la montée en puissance de groupes économiques multinationaux.

L’exemple le plus frappant nous a été offert par la France, l’un des pays les plus «accrochés» à l’idée d’état-nation qu’il a incarnée mieux que tout autre. Lors de la fermeture de deux hauts-fourneaux à Florange en Lorraine, nous avons pu mesurer l’impuissance du gouvernement français vis-à-vis du groupe Mittal. Les rodomontades du ministre Montebourg et ses appels au patriotisme économique n’ont fait qu’amuser la galerie et désespérer les ouvriers sidérurgistes.

Devant le Goliath multinational, l’État-David n’avait même pas sa fronde pour se battre. Ce combat entre deux forces inégales n’a pas eu l’issue biblique que Paris espérait. Les miracles n’ont pas leur place dans le processus de mondialisation. Cette défaite cuisante a aussi marqué le déclin d’une spécificité française que l’on croyait acquise une fois pour toutes, à savoir le colbertisme, qui réserve à l’état un rôle directeur dans l’économie. Cette idéologie était défendue à la fois par la gauche de gouvernement et la droite issue du gaullisme.

Or, les représentants politiques actuels de ces deux tendances majoritaires outre-Jura — le Parti socialiste et l’UMP — se montrent incapables de proposer une alternative à ce colbertisme à l’agonie; cela explique, en partie, le profond malaise qui traverse la France. Cette situation sert de tremplin au Front national. Mais le parti de la famille Le Pen ne présente comme alternative que le repli vers un état-nation qui se meurt.

En Suisse aussi, l’illusion d’un pays figé pour l’éternité fait des ravages. Ah, elle était belle cette Helvétie de jadis, où les chocs du monde nous arrivaient bien amortis par l’épais édredon de nos Alpes! Cette nostalgie ne mène à rien, sinon à enfumer nos esprits et à nous faire prendre de mauvaises décisions. Car le temps de Heidi ne reviendra pas. Autant attendre le bus d’une ligne supprimée; c’est à quoi se résument les propositions des nationalistes.

Toutefois, les partis de gouvernements ne brillent guère par leur clairvoyance. Les uns croient que le libéralisme est fait pour durer; les autres sont persuadés que la social-démocratie reste l’horizon inchangé de leur action. Mais l’un et l’autre n’échapperont pas au courant tumultueux de l’impermanence. C’est donc une autre conception de la politique qui doit être élaborée, fondée sur la lucidité et le renoncement aux illusions, surtout celles qui nous font plaisir.

Paru dans l’édition de mai 2014