Bertolt Brecht au pays d’Emmanuel Macron

 

William Irigoyen
6 juin 2017

Samedi 3 juin, place de Bordeaux à Strasbourg, non loin de là où je réside, il y a marché. Élections législatives françaises oblige, de nouveaux étals mobiles et parlants ont, temporairement, pris possession des lieux. De quoi, ou plutôt de qui s’agit-il? De militants qui, au lieu de goûter au farniente d’une magnifique matinée printanière, se sont levés tôt pour distribuer des tracts. D’aucuns pour le candidat d’En Marche, mouvement du «jupitérien» président Macron, d’autres pour le représentant «socialiste», d’autres, encore, pour la tête de liste des auto-proclamés Les Républicains. À peine extirpés des bras de Morphée, les chalands étaient donc «invités», après avoir choisi leurs fruits, légumes, poisson, viande, fromage et éventuellement fleurs, à repartir avec les professions de foi des adeptes du «centre», de la «gauche» et de la «droite».

Tous ceux pour qui ces deux derniers qualificatifs ont encore de l’importance et s’y réfèrent toujours seraient, selon certains membres ou sympathisants d’Emmanuel Macron, des ringards. Comprendre: des êtres préhistoriques ayant une conception surannée de la politique à qui il faudrait administrer le nouvel élixir élyséen. Pour paraphraser un slogan de mai 1968, il ne faudrait plus courir mais marcher, camarade, parce que le vieux monde serait derrière nous. Modeste «ménager de moins de cinquante ans», je me range volontiers dans le camp des tyrannosaures qui ne croient pas à cette fumeuse théorie du «dépassement des clivages» entre la droite et la gauche. Qui laisse entendre que les lignes de fracture se situeraient ailleurs: elles sépareraient désormais les bons grains démocrates de l’ivraie réactionnaire. D’un côté des jeunes sympathiques, ouverts d’esprit et europhiles — dont le centre serait devenu le nouveau baby-sitter. De l’autre, les vieux ronchons repliés sur eux-mêmes donc europhobes, mélange de honteux insoumis et, suprême injure, d’abjects nationalistes.

À bien y réfléchir, il est possible — non, souhaitable — de questionner cette approche. Observons un instant l’offre politique de la première circonscription de Strasbourg qui ressemble malheureusement à tant d’autres: le candidat socialiste, ou supposé tel, se réclame de la majorité présidentielle. C’est écrit noir sur blanc. Autrement dit, il se situe quelque part dans la voix lactée macronienne — et l’on repense tout à coup à l’expression de «Parti socialiste de droite» utilisée par l’économiste français Frédéric Lordon. La représentante des Républicains appartient, elle, à un mouvement dont certains de ses anciens membres — ils en ont été exclus récemment — se rangent eux aussi dans la majorité présidentielle. Étant de nature facétieuse et adepte du questionnement ironique, j’ai suggéré à l’aimable jeune femme qui tractait pour le candidat officiel d’En Marche s’il n’était pas souhaitable que tous ces militants s’assoient autour d’une table et fassent cause commune.

Comme j’aurais aimé un rire moqueur en guise de réponse. Ce ne fut qu’un sourire gêné. Avec, en prime, un regard interrogatif. Je lui ai alors expliqué que les candidats pour lesquels elle se battait, avec ses «collègues», se retrouvaient dans l’actuel gouvernement. Qu’il était donc inutile de faire croire à une quelconque différence programmatique. Le silence qui s’en suivit me déconcerta. Je me suis alors souvenu, individu malfaisant que je suis, à un court poème du grand écrivain allemand Bertolt Brecht, intitulé Hollywood: Jeden Morgen, um mein Brot zu verdienen / Fahre ich zum Markt, wo Lügen gekauft werden. / Hoffnungsvoll / Reihe ich mich ein unter die Verkäufer. Ce qui, en français, donne ceci:  Chaque matin, pour gagner mon pain / Je vais à la foire aux mensonges / Plein d’espérance / Je me range aux côtés des vendeurs.

Voilà une réponse un peu métaphorique, j’en conviens, à la question: qu’est-ce que le «nouveau monde politique»? Ou plutôt: à quoi voit-on que «le vieux monde politique» demeure? De retour à la maison, après avoir porté mon grand sac rempli de fruits, légumes et autres aliments non modifiés génétiquement — dixit les vendeurs —, j’ai regardé dans la boîte aux lettres pour savoir si d’autres candidats ne nous avaient pas envoyé leur propagande. Ce fut le cas. Je me suis promis d’y accorder toute l’attention nécessaire dans un silence quasi-religieux, tout en revendiquant mon athéisme radical vis-à-vis de ces supposés prophètes. En conservant pour moi l’idée selon laquelle la droite et la gauche, ça n’est pas et ça ne sera jamais pareil. Et donc de choisir clairement mon camp les 11 et 18 juin prochains.