Journalisme transparent?

 

 

Fabio Lo Verso
18 avril 2013

Mediapart a pris sa revanche sur les journalistes qui l’accusaient vertement de jouer au justicier sans disposer d’éléments probants. Les aveux de Jérôme Cahuzac ont fait taire les plus virulents d’entre eux. Mais au lendemain de ce coup de théâtre qui a assommé l’équipe de François Hollande, il restait encore des foyers du virus. Sur des radios françaises, on persévérait à présenter le journal online comme celui par qui le malheur est arrivé... qui plus est par le moyen d’un enregistrement «volé».

Le discrédit continuait d’opérer, malgré l’évidence. Edwy Plenel, fondateur du site, et Fabrice Arfi, auteur du scoop, ont publié une vérité de fait: le ministre du budget détenait bel et bien un compte à l’étranger. C’est l’un des réflexes les plus tenaces (et les plus caricaturaux) que de s’en prendre à qui dévoile une turpitude. «Tu dénonces un problème, tu deviens le problème.» Les donneurs d’alertes ou whistleblowers connaissent ce piège qui trop souvent se referme sur eux. Avec des conséquences dramatiques. L’opération OffshoreLeaks, dévoilant les secrets de plus de 120 000 sociétés domiciliées dans les paradis fiscaux, rééditait quelques jours plus tard la mauvaise pièce de l’accusation-suspicion.

Les données «volées» suggèrent une manipulation, ou mieux un complot: à qui profite OffshoreLeaks? Comment savoir si un gouvernement intéressé n’est pas derrière l’opération? Les 86 journalistes de 46 pays qui ont, des mois durant, analysé les fichiers secrets sont alors sommés de dévoiler les noms des «voleurs». Au risque d’être considérés comme des receleurs, donc d’être disqualifiés.

Ce registre accusatoire passe facilement pour de l’intelligence dès lors qu’il se revendique de l’«esprit critique» (1). Mais il émane de l’idéologie de la transparence, fille de la société du spectacle et de la communication, qui s’épanouit dans le mécanisme du soupçon: attention, on est peut-être en train de vous cacher quelque chose. Dans ce monde in vitro, où l’exigence de clarté est ostentatoire, ne pas dévoiler, c’est (forcément) dissimuler. C’est ici que le journalisme s’arrête, une pratique qui abandonne la lumière pour se faire furtive et ciblée quand l’intérêt public est prépondérant. Imaginez Bob Woodward et Carl Bernstein contraints à donner le nom de leur source, Mark Felt, numéro deux du FBI. Le scandale du Watergate, avec son cortège de manipulations présidentielles et d’abus de pouvoir, n’aurait jamais éclaté.

Le journaliste allemand Günter Wallraff adoptait systématiquement une identité fictive pour mener ses enquêtes. L’auteur de Tête de turc a ainsi pu lever le voile sur les conditions épouvantables que subissaient les travailleurs turcs immigrés en Allemagne. Il a toujours gagné en justice contre ses détracteurs. C’est méconnaître, ou ignorer délibérément, les ressorts du journalisme que de lui imposer une règle absolue de transparence. La protection des sources, dont le secret doit être préservé au risque d’aller en prison, est le fondement du métier.

Le journaliste est par nature amené à prendre des libertés avec l’ordre et la morale. Il en a le devoir lorsqu’il y a alerte démocratique — qui se déclenche clairement quand un ministre chargé de la lutte contre la fraude fiscale est lui-même pris dans la spirale de l’argent occulte. Cette mission de chien de garde s’effondrerait sous l’exubérance intrusive du tout-transparent. Comme on est en train de le confirmer avec l’affaire Cahuzac— et avant elle, le scandale Woerth-Bettencourt, ou par exemple l’affaire Kopp en Suisse, sans oublier le mythique Watergate —, il ne s’agit pas de juger les méthodes des journalistes, mais celles des acteurs politiques démocratiquement élus.

Dans l’opération OffshoreLeaks, il s’agit de suivre la piste des flux d’argent (légaux ou non) qui enrichissent des sociétés offshore ayant le pouvoir de déstabiliser des démocraties comme celles de la Grèce ou de Chypre, et de désagréger ainsi la construction européenne. A-t-on oublié l’importance des informations contenues dans les câbles diplomatiques dévoilés par WikiLeaks? En agitant la suspicion sur les méthodes des journalistes, nous entrons dans le paradoxe d’une société qui brandit la lumière, mais crée de nouvelles zones d’ombre et d’incompréhension. «Loin d’éliminer l’opacité, cette quête de la transparence absolue la potentialise.» (2) Plus qu’un comble, c’est un effet pervers.

Cela peut avoir deux conséquences majeures. D’une part, le sentiment d’obscurité gagne contre le travail de connaissance mené par les journalistes. De l’autre, les rédactions seront de plus en plus tentées de s’engager dans une mutation considérable, dont on cerne facilement les dérives: les journalistes hésiteront avant de se lancer dans une investigation à tiroirs multiples, puis laisseront tout simplement tomber. De peur de devenir eux-mêmes l’objet du scandale. Des journalistes à la fois libres et entravés. Mais transparents.

 

1. Que cache l’affaire Cahuzac? Par Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, Le Monde du 6 avril 2013.

2. Florence Aubenas et Miguel Benasayag, La fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie de la communication, La Découverte, Paris, 2004.

 
ÉditorialFabio Lo Verso