Les mots face aux maux du djihadisme

 

 

William Irigoyen

Septembre 2015

Le weekend dernier, l’Agence France Presse (AFP) nous apprenait que des membres du Parti travailliste britannique entendent défier leur nouveau leader, Jeremy Corbyn (cliquez ici pour lire notre article sur son élection à la tête du Labour). Ils veulent en effet voter pour les frappes aériennes souhaitées par leur Premier ministre David Cameron contre le groupe État islamique (EI) en Syrie. La même AFP révélait quelques heures plus tard que septante-cinq rebelles entraînés en Turquie à combattre les djihadistes musulmans de l’EI étaient entrés chez leur voisin toujours gouverné, à l’heure où sont écrites ces lignes, par Bachar el-Assad.

Ces deux informations, qui posent une question centrale, celle de l’utilisation ou non de moyens techniques contre des hommes que l’affrontement physique n’effraie nullement, font écho aux propos de Philippe-Joseph Salazar dans son dernier essai¹. Ce philosophe et rhétoricien estime que nos gouvernements occidentaux commettent d’innombrables erreurs dans la lutte anti-djihadiste : la première, et non la moindre, en faisant une mauvaise lecture du discours propagandiste qui ne comprend pas pourquoi celui-ci séduit une jeunesse en mal d’aventures.

Les terroristes ont deux armes. La première leur sert à éliminer physiquement leurs opposants. La seconde semble moins pernicieuse. Mais il n’en est rien. Il s’agit de la propagande, ces mots qui intègrent savamment «rhétorique et poétique», et qui, une fois assemblés, donnent naissance à des raisonnements analogiques permettant de «décider du licite et de l’illicite en politique». Une fois qu’il est structuré, ce discours peut impressionner par sa logique. Certains décident alors de s’y soumettre alors que, sous nos latitudes «obéir est obscène», que «tout est négociable, tout est affaire de dialogue».

Rien n’échappe à l’analyse de Philippe-Joseph Salazar qui revient par exemple sur des scènes filmées comme la proclamation du Califat. Nous paraissent-elles ridicules? Peut-être, dit-il, mais elles sont symboliques. Pis, elles sont des séquences clefs de la propagande islamiste. Et le philosophe d’insister: «Les mots performent. Une fois le Califat proclamé, il existe. Il est performant.» Nous ne nous trompons pas seulement sur l’importance des images mais aussi sur les mots. Qui se souvient en effet que le verbe terroriser «c’est chasser du territoire»? Or, qu’ont donc des régimes monarchiques et même républicains quand ils ont cherché à soumettre? Le Califat, lui, réplique en opérant hors de son territoire, «comme le ferait la Résistance». Le mot dérange, certes, mais c’est ainsi que le Calife et ses séides voient leur action, qu’ils la qualifient.

 
 

Ce livre est aussi un invitation lancée au monde dit démocratique à sortir d’une torpeur dont nous aurions tellement de mal à nous défaire. Voire d’une certaine lâcheté. Pourquoi en effet, demande Salazar, ne pas parler de «traîtres» quand nous évoquons ces compatriotes passés à la lutte armée et qui ont seul objectif: nous tuer? Pourquoi ceux qui nous gouvernent n’appellent-ils pas à un ressaisissement? En lieu et place d’une indispensable contre-offensive, nous nous contentons d’appeler au dialogue et à la psychologie.

Philippe-Joseph Salazar vu par © Gérard Cambon pour Lemieux Éditeur, 2015

Philippe-Joseph Salazar vu par © Gérard Cambon pour Lemieux Éditeur, 2015

Chaque page tournée remet en cause l’édifice de lutte contre l’État islamique et ses affidés. Il n’y a pas une seule de ses manifestations qui échappe au filtre de la critique. Ainsi, sommes-nous bien sûr que l’utilisation de drones soit la meilleure riposte face à un Califat qui «réplique par la violence en face» et promeut un retour à la virilité guerrière? Au passage, l’auteur lance aussi un coup de griffe aux médias télévisés qui rechignent à montrer des scènes d’égorgement parce qu’elles seraient insupportables mais, ce faisant, empêcheraient tout discours sur la violence. Qu’on le veuille ou non, qu’on s’en offusque ou non, l’acte sacrificateur est central aujourd’hui chez les partisans du djihad. Alors disons-le au lieu de nous murer dans notre silence.

Dans ce dossier comme dans d’autres, il importe de ne pas parler pour ne rien dire. L’Occident n’a pas besoin de professeurs d’indignation qui disent à longueur d’antenne combien le meurtre est horrible, que les méthodes des assassins sont «moyenâgeuses». Ce discours-là ne mène à rien. Ce qui nous manque cruellement, ce sont avant tout des autorités politiques qui cherchent «dans notre histoire les moyens d’un ressaisissement» et parviennent à s’imposer en contrecarrant le discours propagandiste «sur le terrain de la persuasion».

La lutte armée contre des meurtriers sera inefficace si elle imagine un seul instant passer outre ce nécessaire combat sémantique. Encore faut-il pouvoir opposer une vision de vie à une vision de mort, un grand dessein à une entreprise mortifère. Et là, l’Europe, le monde occidental en général est souvent, il faut bien le reconnaître, d’un mutisme révoltant. Il est peut-être temps de changer de logiciel politique.

 

¹Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Lemieux éditeur, 2015: www.lemieux-editeur.fr