«En Syrie, notre rêve de révolution est devenu cauchemar»

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

 

Comédienne du monde arabe, la Syrienne Fadwa Suleiman a rejoint la contestation en prenant, fin 2011, la tête des manifestations pacifiques à Homs. Elle paye aujourd’hui le prix de l’exil. Sa nouvelle arme: l’écriture.

 

Carole Vann InfoSud 8 mars 2013

C’était l’hiver dernier. Ce jour-là, personne n’osait sortir défiler car la révolution était violemment réprimée. Nous tournions en rond chez nous à Damas, j’ai proposé à mes amies: puisque nous ne pouvons manifester, sortons dessiner sur la place publique! «Nous sommes descendues dans les rues avec nos pinceaux et de la peinture, nous nous sommes mises à dessiner par terre sur d’immenses espaces. Les passants nous regardaient plutôt amusés. Au bout d’un moment, des agents de la sécurité sont arrivés, ils étaient armés, ils nous ont ordonné de partir. Mais je me suis mise à leur répondre. Je voulais instaurer un dialogue, je voulais essayer de traverser cette barrière entre eux et nous, pour atteindre une partie plus vraie, plus intime
«Je leur ai proposé de peindre avec nous. Deux d’entre eux se sont prêtés au jeu. Mais leur chef est intervenu brutalement. Je ne me suis pas laissée démonter, j’ai réussi à le convaincre de prendre lui aussi le pinceau, il a alors fait un dessin magnifique, très fin. Nous étions ébahies. Il m’a expliqué que, depuis l’enfance, il était très doué pour les arts, qu’il regrettait de n’avoir pas pu continuer, et qu’il ne faisait son travail (d’agent de sécurité, chargé entre autres de la répression) que pour gagner sa vie. Ainsi, le meneur de cette bande armée qui terrorisait la population était là devant moi, doux, fragile, sensible
Fadwa Suleiman a la beauté d’une héroïne de tragédie grecque. Le regard grave inscrit sur un visage pâle d’une grande douceur. Des cheveux noirs et courts en bataille, à la garçonne: elle s’est défaite de sa longue chevelure de jais fin 2011, lorsqu’elle est entrée dans la clandestinité à Homs. La comédienne syrienne était déjà célèbre dans le monde arabe pour ses séries télévisées et pièces de théâtre. Aujourd’hui, elle est connue aussi en Occident comme l’actrice alaouite — branche dérivée de l’islam chiite à laquelle appartient le clan Assad — qui a osé tenir tête au régime de Bachar.

 
Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

 

Une étiquette dont se défend farouchement la jeune femme: «Je suis Syrienne, résistante, comme tous ceux qui ont bravé la peur en descendant dans les rues manifester pour la paix», assène-t-elle à qui l’interroge à Genève, où elle a été invitée comme membre du jury de l’édition 2013 du Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH). «Je m’étonne qu’on pense que je suis seule dans mon cas. Il y a plein de manifestants issus des minorités qui demandent des changements, seulement ils n’écrivent pas sur leur front ‘je suis alaouite ou kurde ou chrétien ou druzeIls s’affichent comme Syriens, résistants et contre les violences!»
Encore et toujours, elle rappelle que le peuple ne veut pas la guerre. Mais cette majorité silencieuse, ces millions de Syriens qui ne sont ni avec le régime ni avec l’opposition armée, n’est pas visible. Déjà bien avant le début des soulèvements, ils travaillaient au changement au sein de cellules déstructurées. Journalistes, artistes, blogueurs, intellectuels, ils continuent d’œuvrer, de manière souterraine. «Nous voulons une vraie révolution pacifique, nous voulons démanteler le régime et ses services secrets, stopper les haines confessionnelles alimentées par ce même régime, construire de nouvelles institutions et de nouvelles lois qui nous permettent de penser et de nous exprimer librement.»
Face aux atrocités de la répression, Fadwa, comme bien d’autres, a décidé de ne pas se taire et de participer aux protestations, sans se cacher. Elle a aussi multiplié les vidéos en ligne, appelant ses compatriotes à se soulever pacifiquement et à ne pas tomber dans le piège du confessionnalisme. Ses armes, l’actrice les a choisies dès les premières heures de la révolution: la force tranquille de l’art, dans son sens le plus profond et le plus mystique. Cet art capable de transformer un ogre en agneau, une tyrannie en démocratie, des flèches empoisonnées et mortelles en fleurs enchanteresses et parfumées. Dans les moments les plus terrifiants, lorsqu’elle menait les manifestations, cette conviction l’habitait et lui permettait de défier la peur. Sur ce point, elle n’a pas changé, même si ses certitudes sont quelque peu ébranlées par la réalité de l’exil auquel elle a été contrainte depuis un an. C’est dans la grisaille de Paris qu’elle écrit Le Passage, une ode lyrique, étrange, fébrile, dans laquelle dialoguent une jeune fille et une voix. La première incarne la quête pour une révolution pacifique, tandis que la seconde la presse de prendre les armes, ou alors de se laisser séduire par les «petits avantages» de l’exil.
– Une voix: Ici, il y a la sécurité. Ici tu pourras créer, réfléchir, sans risquer d’être tuée. Tu pourras refaire du théâtre. – La jeune fille: Là-bas, il y a le théâtre, la vie. Là-bas, des actes héroïques s’écrivent. Là-bas, il y a la langue et les mots. Là-bas, la vérité est entière. Qui dit que la sécurité existe quelque part dans le monde? La mort est partout… La mort est plus proche de nous que notre respiration. Je pleure un mort encore en vie. Bienheureux le mort-vivant. Bienheureux le vivant-vivant. Là-bas, les gens meurent pour revivre. – Là-bas, les gens meurent, tout simplement. Faut pas que tu meures! – Faut pas qu’ils meurent! – Tu voudrais coucher trois jours sur un trottoir? – Oui, mais un trottoir à mémoire. – Tous les trottoirs possèdent une mémoire. – Mais la mémoire de mon trottoir me ressemble. Présentée dans plusieurs espaces culturels (Paris, Limoges, Avignon, Marseille), la pièce raconte son combat partagé avec nombre de Syriens qui l’ont soutenue et suivie. Elle dit aussi l’inquiétude, la peur, le doute et l’espoir, et elle interroge sur le sens de la vie et de la mort.

«Vous savez, je suis sortie de l’ombre malgré moi, j’en ai été la première surprise», raconte-t-elle en se roulant une cigarette sur les quais de la rade de Genève. «C’était à Homs, j’ai eu un tel choc en découvrant les destructions là-bas et l’état de misère des habitants. Là j’ai compris que la Syrie était en train de sombrer, que quelque chose ne serait plus jamais comme avant. Et j’ai senti cet appel intérieur monter en moi, j’étais guidée par une puissance incroyable, qui me dépassait, je n’avais plus peur. Et tout d’un coup, j’étais devenue une figure médiatique, un emblème

«Alors très vite, le régime a compris que je représentais un réel danger pour lui. Il a voulu me désintégrer, m’anéantir.» Traquée par les services de sécurité, elle entre dans la clandestinité. «Mais comme je m’opposais à toute violence armée, y compris celle de l’opposition, je suis devenue dérangeante pour toutes les fractions armées, dont les salafistes et les frères musulmans.» Commence alors une cabale contre elle. Traitée tour à tour d’agent israélien, de fille de mauvaises mœurs, de complice du régime, de collaboratrice des hommes de Hariri (ndrl: Rafiq Hariri, politicien libanais, trouve la mort en février 2005 dans un attentat-suicide au cœur de Beyrouth. Les soupçons se sont portés sur les services secrets syriens). En danger de mort — sa tête est mise à prix — elle sort du pays à travers une filière secrète et trouve refuge à Paris. «J’avais décidé de ne jamais quitter Homs, mais l’étau s’est resserré et le langage des armes a pris le dessus, confie-t-elle. Surtout, j’étais devenue un danger pour ceux qui me protégeaient
À présent, dans le froid, loin de ses proches, elle constate avec tristesse: «Au lieu de participer à mon histoire sur place, je le fais sur papier, par procuration. Mon rêve, notre rêve, est devenu cauchemar. Tout ce que je craignais pour la Syrie est en train d’avoir lieu. On se trouve acculé à une intervention militaire. Ce n’est pas le choix du peuple

 

 
Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013