La légende allemande du «retour heureux» des requérants d’asile

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La Croix-Rouge bavaroise publie sur son site une brochure imaginant le bonheur de rentrer au pays pour les enfants de requérants. Face à une pluie de critiques, la brochure est retirée.

Par Cristina Del Biaggio
Publié le 15 avril 2014

Maman. Papa. Deux enfants, une petite fille et un garçon. Papa porte une cravate. La mère, une jupe et un t-shirt sans manches. La petite fille tient la main de sa maman, et la regarde. Elle doit avoir environ deux ans. Le garçon, une dizaine d’années. Il va à l’école. Son sac à dos posé par terre le suggère en tout cas. Il semble heureux. Avec ses bras écartés, il imite le vol d’un avion suspendu dans le ciel, planant à peine au-dessus de sa tête.

Cette «photo de famille» illustrait la couverture d’une brochure de la Croix-Rouge bavaroise, qui a bien fait couler de l’encre en Allemagne, avant d’être retirée par ses concepteurs. Le titre, Rückkehr (Retour), ne laissait pas de place aux atermoiements: le temps était venu de rentrer. Mais dans quelle région du monde pouvait bien «retourner» cette famille dont les traits trahissaient à première vue un style de vie «occidental»?

En Irak, en Iran, ou alors en Afghanistan… C’est vers ces pays que l’Allemagne renvoie le plus souvent les requérants d’asile déboutés. Malgré une couverture joyeuse, la brochure n’invitait donc pas au départ vers des lieux de vacance pour familles. Elle était censée «aider» les enfants de requérants au retour.

Nous avions pu télécharger la brochure avant qu'elle soit supprimée. Au fil des pages, son auteure, Ulrike Kraft, dessine le retour heureux de requérants d’asile dans leur pays. Elle imagine également un happy end: «Maintenant, j’ai un ami, je joue avec lui et les autres tous les jours. J’aime vraiment beaucoup être ici», s’exclame le garçon en dernière page.

Les critiques ont fusé dans la presse allemande. «Une insulte», une «banalisation de la machine à expulsion», «une insolence absolue»: les défenseurs des réfugiés n’ont pas mâché leurs mots. Matthias Weinzierl et Alexander Thal du Bayrischen Flüchtlingsrat (Conseil bavarois pour les réfugiés) ou Bernd Mesovic, de l’association allemande Pro Asyl, ont vertement dénoncé cette brochure dans les colonnes de la Tageszeitung, du Hufftington Post et de la Neues Deutschland.

Les associations pointent l’invraisemblance du récit. «Un retour volontaire n’a lieu que très rarement. En réalité, les policiers arrivent au milieu de la nuit, les migrants sont arrachés à leur sommeil», analyse Matthias Weinzierl. Bernd Mesovic parle de «retour volontaire forcé», en soulignant le manque de réelles alternatives au renvoi. Ainsi, «le fait de pouvoir préparer, dans le calme ses valises et choisir les jouets à prendre avec soi n’est qu’une illusion. Et, à l’arrivée, il n’y a pas grand-mère et grand-père qui attendent, les bras ouverts, le retour de la famille. Le plus souvent, les réfugiés renvoyés n’ont même pas un lit où dormir», souligne Matthias Weinzierl.

«Les enfants retournent généralement dans la misère absolue, déclare Bernd Mesovic. Là-bas, ils ne peuvent pas aller à l’école. Leur seul espoir est de pouvoir un jour retourner en Allemagne.» Pour sa part, Alexander Thal souligne le fait que les enfants sont souvent isolés; c’est «l’enfer» pour eux, la «fin de leur ancienne vie».

Avec sa brochure, remarque Matthias Weinzierl, la Croix-Rouge a essayé de montrer une certaine normalité là où en réalité la normalité n’est qu’une illusion. «Le processus inhumain du renvoi est traité comme une visite chez le dentiste, poursuit le porte-parole du Conseil pour les réfugiés. Car dans les salles d’attente du dentiste aussi, il y a des livres coloriés posés sur la table afin que les enfants aient moins peur…» Alors que, comme le suggère Bernd Mesovic, «il est pratiquement impossible de présenter la thématique des renvois de façon pédagogique».

Au niveau politique, Matthias Weinzierl accuse la Croix-Rouge allemande de s’être rendue, avec la brochure bavaroise, «complice» du gouvernement de son pays, qui «s'est donné pour priorité de se débarrasser de ses hôtes indésirables». C'est le plus souvent vers l'Afghanistan que les renvois sont effectués. Selon Liza Schuster, qui conduit des recherches sur les conséquences des renvois vers ce pays en proie à la violence, le tableau est bien plus sombre qu'on ne l'imagine. Le titre d’un de ces derniers articles est sans appel: «Brutaux, coûteux, la vérité sur les renvois des requérants d’asile».

Elle témoigne du retour d’Aref Hassanzade qui, après un séjour de quatre ans en Belgique, décide d’adhérer au programme de retour «volontaire» vers l’Afghanistan. Il est tué par les talibans quelque semaines après son retour. Le 23 octobre 2013, la Libre Belgique a consacré un article à cet épilogue dramatique: «Mort d’un Afghan: la politique de retour volontaire de Maggie De Block a tué un homme».

La politique de retour ne tue pas seulement, mais elle est aussi inefficace, analyse Liza Schuster: «La même peur qui pousse les gens à partir, les motive à partir à nouveau lorsqu’ils sont rapatriés dans leur pays.» Dans un article publié dans Migration Studies, en collaboration avec le politologue Nassim Majidi, elle détaille les raisons qui motivent les migrants à reprendre la route (ici la traduction française):

L’impossibilité de rembourser la dette. Pour pouvoir partir, le migrant et sa famille ont dû s’endetter. Si le requérant renvoyé doit quitter le pays d’accueil avant d’avoir remboursé la totalité de sa dette, il y a une forte pression pour migrer à nouveau, même si cela a pour conséquence de devoir augmenter le montant de la dette initiale. Selon leschercheurs, les passeurs fournissent des «paquets de re-migration» et facilitent ainsi la décision de quitter le pays.

Les liens sociaux locaux et transnationaux. Le renvoi dans le «pays d’origine» part du principe que ce dernier représente la «maison» du requérant. Or, les liens avec l’Afghanistan sont souvent rompus par des migrations multiples et des épisodes de déplacements fréquents. Nombre de migrants qui arrivent en Europe n’ont pas quitté directement l’Afghanistan. Les requérants renvoyés décident souvent soit de rejoindre leur famille en exil ou alors de retourner dans le dernier pays où ils ont séjourné.

La honte et la «contamination». Une fois sur place, pour les requérants, il est très difficile de faire comprendre qu'ils ont été renvoyés alors qu’ils n’ont commis aucun crime. La honte est ressentie non pas uniquement par le requérant renvoyé, mais par toute la famille. De plus, le fait d’avoir vécu en Occident est vu par la communauté comme quelque chose ayant «contaminé» les migrants et perçu comme ayant un impact négatif sur leur développement futur. Cette représentation de la personne renvoyée comme étant une personne contaminée par la vie occidentale lui empêche d’accéder aux réseaux sociaux et familiaux, condition indispensable afin de trouver un travail et de s’intégrer dans la société afghane.

Si une personne est rejetée par la société, le seul remède est de reprendre la route. Et d'enclencher à nouveau la spirale infernale.


Cristina Del Biaggio
Invitée de la rédaction
Géographe, Université de Genève