Enrico Letta: «Il faut changer la façon de sélectionner les dirigeants européens»

© IHEID / Eric Roset / 22 septembre 2017

© IHEID / Eric Roset / 22 septembre 2017

 

L’ancien premier ministre italien Enrico Letta, aujourd’hui doyen de la Paris School of International Affairs à Sciences Po et président de la Fondation Notre Europe de Jacques Delors. Européen convaincu et parfait francophone, il était hier soir à la Maison de la Paix, à Genève. Il a répondu aux questions de La Cité.

Luisa Ballin 22 septembre 2017

Le titre de votre dernier livre, qui vient de paraître aux éditions Fayard, est explicite: Faire l’Europe dans un monde de brutes. Qui sont les brutes?

Enrico Letta: Elles sont autour de nous et la chose la plus dangereuse est qu’elles sont devenues très attrayantes, du moment que l’on commence à se dire: à la fin, ce Poutine, cet Erdogan, ils ne sont pas si mal que ça, il y a un peu moins de démocratie mais ils font des choses. Notre défi est de pouvoir dire: avec la démocratie totale, qui comprend la liberté de la presse et l’application de toutes nos libertés, nous pouvons faire en sorte que nos pays soient compétitifs et que nous puissions protéger nos citoyens.
Tel est le grand défi de l’Europe aujourd’hui. Nous devons démontrer que l’Europe est un continent où les valeurs sont importantes et que ces valeurs ne nous font pas devenir faibles. Le mot valeur n’est pas synonyme de faiblesse. Nous devons protéger nos citoyens et nos intérêts dans un monde complexe qui change vite avec l’accélération de l’information en temps réel, due aux réseaux sociaux. Il faut donc être réactifs.

Les dirigeants européens sont-ils à la hauteur de cette tâche?

Il faut changer la façon de sélectionner les dirigeants européens. Je propose de les sélectionner en faisant confiance aux peuples. Avec le Brexit, nous tenons une grande opportunité. J'étais contre cette issue, mais le Royaume-Uni va sortir de l’Union européenne (UE), libérant ainsi 73 sièges au parlement européen qui seraient redistribués entre les pays membres. Ce qui donnerait tout au plus lieu à une bataille pour obtenir un ou deux sièges de plus et cela ne changerait rien.

Que proposez-vous?

Le vrai changement serait de voir ces 73 parlementaires européens élus dans une circonscription paneuropéenne unique, mélangeant les élus et les électeurs, faisant donc en sorte que l’on puisse voter par exemple en Italie, en Allemagne, en Belgique et en Finlande, pour des listes transnationales qui seraient proposées dans tous les États membres. Le citoyen aurait ainsi l’impression de participer vraiment et que son vote compte. Cela éviterait le manque de démocratie ressenti par nombre d'Européens. Dans mon pays, l’Italie, comme dans d’autres États, les gens veulent compter. Ils disent: faites-moi alors voter en Allemagne, puisque ce sont les Allemands qui décident en Europe. En France, lorsque l’élection présidentielle a eu lieu entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, ce vote dépassait les frontières de la France parce que le résultat aurait eu une influence sur nous tous. J’aurais voulu voter en France, car je savais que le résultat aurait une influence sur notre futur. Il faut faire évoluer cette idée car sinon tout va craquer.

Les États européens seraient-ils d’accord avec votre proposition?

L’Italie et le président Macron ont montré une attitude favorable. Il y a deux jours, j’étais à Madrid et j’ai entendu des propos intéressés de la part du gouvernement espagnol. Je pense que, après tout ce qui s’est passé, ne pas donner la voix aux citoyens européens serait inouï. Si on continue à ne pas comprendre que l’on a risqué de perdre l’Europe, on risque vraiment de la perdre.

Après le départ effectif du Royaume-Uni, l’UE risque-t-elle d’imploser?

La sortie du Royaume-Uni va se révéler positive pour l’Europe. J’étais contre le Brexit, mais il a donné une nouvelle dynamique. Et ce nouvel élan est intéressant. On a compris que l’Europe est devenue mortelle, qu’elle peut s’effondrer. Après les élections en Allemagne, une période s’ouvre devant nous, pendant laquelle on peut relancer le projet européen.

Concrètement, comment allez-vous proposer cette idée?

Cette question doit être abordée parce que le futur des 73 sièges européens laissés vacants par le Royaume-Uni doit être décidé rapidement. J’en parle depuis quelques mois dans les éditions italienne, française et espagnole de mon livre et je n’ai encore trouvé aucun interlocuteur qui m’ait dit que c’était une folie. Tous m’ont dit que l’idée est bonne et qu’il faut la mettre en œuvre. Et même que ce serait dangereux pour l’Europe de ne pas aller dans le sens de ce que je propose.

© Jacqueline Coté / Genève, 22 septembre 2017

© Jacqueline Coté / Genève, 22 septembre 2017

 
 

Selon vous, la Suisse va-t-elle pencher du côté de Bruxelles ou de Londres?

La Suisse a basculé. Les jours qui ont suivi le Brexit, elle était très intéressée par ce qui se passait à Londres. Dans ma vie politique et professionnelle, j’ai reçu très peu d’invitation pour venir en Suisse. Mais depuis quinze mois, je reçois une invitation une semaine sur deux. J’ai ainsi fait le tour du pays: La Chaux-de-Fonds, Zurich, St-Gall, Lausanne, Genève, Bâle, Berne, Lugano. Et je vois que si, au début, la Suisse regardait du côté de Londres, elle commence maintenant à se dire que, peut-être, la nouvelle architecture européenne qui va sortir de cette période peut être intéressante pour les Suisses. Non pas pour entrer dans l’Union européenne, mais pour reconstruire la relation avec l’Europe d’une façon beaucoup plus constructive.

Dans votre livre, vous proposez de «débruxelliser» l’Europe. Qui se chargerait de ce processus?

La France et l'Allemagne, inévitablement, étant donné que beaucoup de décisions sont entre les mains d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. Mais il faut naturellement que l’Espagne et l’Italie soient partantes et de la partie. Lorsque je parle de débruxelliser l’Europe, je fais face à l’incompréhension de ceux qui se demandant comment, en tant que pro-européen, je puisse dire cela. Il ne s’agit pas d’une contradiction. L’Europe a une identité plurielle, elle a donc besoin d’une capitale décentralisée. Je plaide pour que l’on maintienne Strasbourg, Francfort, Luxembourg et pas seulement Bruxelles, car c’est une erreur que de tout centraliser. Comme l’a toujours soutenu Jacques Delors, je vois l'Europe comme une fédération d’États-nations.

À quel point la question de l’identité contribue-t-elle au malaise grandissant des gens face à l’Europe?

Les gens veulent reprendre leurs identités. On se perd dans une recherche d’identité simple alors que l’identité est complexe. Chacun d’entre nous ne peut pas être défini avec un seul mot. Si l’on me dit que je suis Italien et que l’on n’ajoute pas que je suis aussi Toscan, de Pise et Européen, je me sens diminué dans mon identité. C’est pour cela que je ne vois pas Bruxelles comme la capitale d’un État supranational qui efface les identités nationales.

Mais cela coûterait cher de financer plusieurs capitales, Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg…

Oui, mais cela coûterait plus cher de ne pas avoir d’Union européenne. Nous pouvons trouver la façon de ne pas dépenser trop d'argent. Le fait d’avoir toutes les institutions dans une seule capitale pourrait coûter encore plus cher. 

La politique active vous manque-t-elle?

Il y a plusieurs façons de faire de la politique. En formant des étudiants et en faisant de la recherche avec eux, j'en fais. Si vous me demandez en revanche si la polémique quotidienne me manque, je vous réponds que non. Si vous me demandez si je veux marcher dans la direction des passions que j’ai et des valeurs auxquelles je crois, je vous répondrai que je vais le faire. Le fait d'avoir démissionné du parlement italien pour aller travailler à Sciences Po avec des étudiants magnifiques n’y change rien.

Lorsque j’ai interviewé Ségolène Royal, alors qu’elle «n’était plus que» présidente de région et qu’elle venait d’écrire son livre Cette belle idée du courage, je lui ai dit: Vous savez, l’Histoire peut repasser... Elle m’a souri, comme vous le faites aujourd'hui. Quelques mois après, elle est devenue numéro trois du gouvernement français. L’Histoire politique va-t-elle repasser pour vous?

Cela ne dépend pas de moi. Cela dépend de beaucoup de choses. Mais je ne cherche pas que l’Histoire repasse. Je suis totalement reconnaissant de l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui de travailler à Sciences Po avec des jeunes qui viennent de toutes les régions du monde, et de pouvoir ainsi faire évoluer mon discours pro-européen. J’ai écrit plusieurs livres sur l’Europe, mais si je les relis, je les trouve terriblement ennuyants. Enseigner à des étudiants chinois ou coréens, par exemple, m’oblige à changer mon logiciel sur l’Europe, à mettre de côté le jargon bruxellois pour parler des choses qui comptent dans la vie. Cette expérience me fait murir.

 
PolitiqueLuisa Ballin