L’étrange ambition de l’Albanie de devenir la «décharge de l’Europe»

© Alberto Campi / juin 2017

© Alberto Campi / juin 2017

 

Le gouvernement albanais entend légaliser l’importation de déchets pour «stimuler l'économie nationale». Comment l’Albanie, qui ne parvient pas à assurer les standards minimaux de gestion de ses propres déchets, peut-elle prétendre en importer d’autres pays?

 

Alberto Campi Septembre 2017

Le soleil commence à se coucher sur la mer, ce qui laisse espérer un peu de fraîcheur après une journée caniculaire. Nous approchons de Durrës, la deuxième ville d’Albanie après Tirana. Au bout de la longue route menant à la raffinerie de Porto Romano, au nord-ouest de ce centre urbain, nous croisons Edipack, une entreprise de recyclage de papier et de carton. Signe que la décharge communale n’est pas loin. Nous tournons à droite vers les champs et traversons un canal d’eau putride.
Un troupeau de cochons surgit soudainement devant nous. Leur peau, noircie à souhait, trahit la présence d’immondices qui se dévoilent sous nos yeux. C’est la décharge à ciel ouvert de Durrës. Des dizaines de cochons baignent dans le lixiviat, ce liquide résiduel provenant de la percolation de l’eau à travers les déchets, les cendres et autres détritus. Occupant une superficie d’environ 15 hectares, dépourvue d’équipements de sécurité environnementale, elle est située entre des champs agricoles. Le lixiviat noir remplit les drains de la route et glisse ensuite en direction du canal pour terminer sa course dans la mer, à environ deux kilomètres plus loin.
Une centaine de cochons, en compagnie d’une vingtaine de vaches ruminant les ordures, errent dans les montagnes de déchets et cherchent à se rafraîchir dans le lixiviat. Partout, il y des foyers qui brûlent, émettant de la fumée toxique. Les odeurs nauséabondes envahissent les narines et les poumons. Seule la fumée de nos cigarettes nous coupe l’envie de vomir.

 
© Alberto Campi / juin 2017

© Alberto Campi / juin 2017

 

La route conduisant au sommet du plateau de déchets est dégagée pour permettre un accès facile aux camions et aux charrettes tirées à bras par les locaux qui récupèrent les déchets et ramassent les bouteilles. Une douzaine de personnes fouillent dans la bassura, mot utilisé pour nommer les déchets. Non loin des hôtels cossus et des plages bordant la mer, ici, les humains et les animaux se disputent le même espace et la même matière. Sur l'esplanade au sommet du plateau de déchets, les baraques construites avec des matériaux de récupération donnent l'impression d’être dans le tournage du film MadMax.

 
© Alberto Campi / juin 2017

© Alberto Campi / juin 2017

 

Le drapeau albanais s’agite en contrejour flanqué des fanions du LSI, le mouvement socialiste pour l'intégration. Arborant un sourire malicieux, un adolescent nous les montre du doigt en accusant le parti de corruption. Un enfant de 3 ou 4 ans vient de quitter un petit fort érigé sur les déchets. Sa sœur, à peine plus âgée que lui, porte une casquette des Yankees de New York. L’enfant, un crucifix ostentatoire sur son petit torse. Dans la décharge de Durrës, les gens qui tirent leur subsistance des déchets sont des chrétiens et pas des Roms. Ils font partie d'une minorité originaire des montagnes du nord de l'Albanie, l'une des régions les plus pauvres du pays, où seule la culture illégale de cannabis a jusqu’ici permis de créer des emplois... Très prisés sur le «marché», le cuivre et l’aluminium ainsi que les bouteilles en plastique, le papier et le carton vendus à des entreprises comme Edipack se nichent parmi les immondices.

 
© Alberto Campi / juin 2017

© Alberto Campi / juin 2017

 

À la fin de la journée, il ne reste plus grand monde à fouiller dans les déchets. Une dernière camionnette arrive de la ville de Durrës, enveloppée dans la fumée noire et dans un nuage de minces cendres qu’elle lève en passant. Debout sur un monticule de déchets frais, un garçon hurle des instructions. Le conducteur décharge sa cargaison sans même s’arrêter. Derrière lui, des hommes se ruent sur le tas de détritus pour récupérer les matériaux les plus intéressants. Les chiens et les cochons sont chassés à coups de pied. 
Altin, un adolescent qui passe son temps libre à la décharge, me demande de lui prêter mon briquet. Il met le feu à un enchevêtrement de fils et de composants électriques. De la fumée noire monte vers le ciel. Combien valent à la vente les résidus métalliques qui subsisteront après les flammes? Sa réponse est: 15 euros. Une coquette somme comparée au salaire médian albanais, inférieur à 500 euros par mois. La décharge de Durrës n’est pas un cas isolé. En effet, il y a quelques mois, la décharge de Tirana, où nous nous sommes rendus deux jours avant, beaucoup plus grande que celle de Durrës, a été clôturée après qu’un employé a été écrasé par un bulldozer. Depuis, une société italo-albanaise, Ecotirana, a repris la gestion de la structure.

 
 

Depuis que le gouvernement d’Edi Rama entend légaliser à nouveau l’importation de déchets pour stimuler l'économie nationale, tous les yeux sont tournés vers les principales décharges du pays. Le premier acte de son précédent gouvernement, en 2013, avait pourtant été de révoquer la loi autorisant le commerce de déchets. Mais la donne a changé. Le 18 juillet dernier, la Chine a déclaré à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’elle cessera, dès la fin de l'année, d’importer des déchets. Pour bien des pays européens, il s’agira de trouver, et vite, une alternative. Géographiquement très proche, disposée à servir de «décharge de l’Europe», l’Albanie est sur les starting-blocks. Comment ce pays, qui ne parvient pas à assurer les standards minimaux de gestion de ses propres déchets, peut-il prétendre en importer d’ailleurs?

 
 
ReportageAlberto Campi