Drôles de jeux africains pour une holding tessinoise

© Patrick Gilliéron Lopreno / Avril 2015

 

Un comptable disparaît au Congo et toute une affaire mêlant un politicien belge et une multinationale de l’acier basée à Lugano apparaît en toile de fond. Un nouveau scandale financier en perspective.

 

Federico Franchini 17 avril 2015

Cela commence à la manière d’un roman de Joseph Conrad. Stephan de Witte, un discret comptable belge, disparaît alors qu’il remontait le fleuve Congo. Et l’affaire nous conduit à l’arrestation, le 16 mars dernier à Bruxelles, d’Antonio Gozzi, président-directeur général de Duferco, multinationale de l’acier basée à Lugano ¹. C’est à partir de la mystérieuse disparition du comptable que les enquêteurs belges sont remontés jusqu’à la holding tessinoise. De Witte avait travaillé comme consultant pour Duferco, qui contrôle en Belgique des sociétés actives dans la finance, l’immobilier et la logistique. Il y a quelques années, le comptable décide de changer de vie. Il quitte sa famille et trouve un emploi dans un grand jardin botanique à une centaine de kilomètres de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RDC). Au printemps 2014, De Witte cesse de donner de ses nouvelles. En juin, son ex-femme dénonce sa disparition.
Dès lors, la justice belge plonge dans une véritable intrigue internationale. Les juges saisissent des documents et analysent les structures des sociétés que le comptable avait contribué à façonner, dont celles de Duferco. La société est l’un des leaders mondiaux dans le commerce de l’acier. Son quartier général est sis à Luxembourg, mais son siège légal et opérationnel se trouve basé à Lugano, où travaillent un demi-millier de personnes. Les courtiers de Duferco négocient des matières premières sidérurgiques et énergétiques.

C’est par cette société — dont la majorité du capital a été rachetée en novembre 2014 par le géant chinois Hebei — que Lugano est devenue la troisième place de Suisse dans le négoce des matières premières, avec des parts de marché particulièrement importantes dans des produits de niche comme l’acier et le charbon. L’enquête judiciaire en Belgique marque une étape importante le 24 février dernier, lorsque la police arrête Serge Kubla, maire de Waterloo et ancien ministre de l’économie du gouvernement régional de la Wallonie. «Les faits qui font l’objet de l’instruction concernent les activités en République démocratique du Congo du groupe industriel Duferco», peut-on lire dans le communiqué officiel du Parquet fédéral de Bruxelles. Le comptable de Witte fut probablement engagé par Duferco comme agent local pour coordonner l’entrée du groupe dans le marché congolais. Serge Kubla aurait, quant à lui, joué un autre rôle. Poids lourd du Mouvement réformateur, le parti du premier ministre belge Charles Michel, il aurait livré, dans un luxueux hôtel bruxellois, 20 000 euros à la femme de l’ancien premier ministre congolais Adolphe Muzito. Selon les enquêteurs, cet argent était un acompte d’un pot-de-vin portant sur 500 000 euros. La femme a démenti ces accusations et annoncé le dépôt d’une plainte.

Les rapports entre Kubla et Gozzi remontent au début des années 2000, lorsque Duferco lance la reconversion de ses activités en Wallonie. La société basée au Tessin avait alors bénéficié d’importants financements publics de la part de la région wallonne, dont le ministre de l’économie était à cette époque Serge Kubla lui-même. Entre investissements directs et prêts financiers, l’entreprise sidérurgique a touché plus de 500 millions d’euros via une société créée par la région wallonne, la Foreign Strategic Investment Holding. Une somme faramineuse qui a attiré l’attention de la Commission européenne. Celle-ci a ordonné une enquête visant à établir si la région de Wallonie a agi comme un investisseur privé et si ces investissements sont compatibles avec les normes européennes. L’investigation est en cours: «La Commission reste en contact avec les autorités belges concernées sur ce cas pour vérifier si Duferco a reçu un avantage économique vis-à-vis de ses concurrents», communique Ricardo Cardoso, porte-parole de la Commissaire à la concurrence Margrethe Vestager.

En attendant, les enquêteurs ont retrouvé des factures payées par l’entreprise à Serge Kubla, prouvant les liens financiers entre l’ancien bourgmestre de Waterloo et le PDG de Duferco, personnage très connu en Italie ou il préside l’organisation faîtière de l’acier ainsi qu’une équipe de foot de deuxième division. Comme il a été révélé par le journaliste d’investigation Philippe Engels, ces factures ont été envoyées à Lugano par la Socagexi Limited, une société basée à Malte, créée et dirigée par Serge Kubla. Nous sommes en possession d’une facture de 60 000 euros, adressée à la société Ironet SA, sise via Bagutti 9 à Lugano. Cette entreprise n’est pas enregistrée au Registre du commerce tessinois, mais son adresse correspond à celle de Duferco. La facture porte comme justificatif des «frais de consulting» inhérents «à la prospection commerciale et industrielle dans des pays africains (RDC et Ghana)» ainsi qu’à «la création d’une société en République démocratique du Congo».

Le montant de 60 000 euros correspondrait à une première tranche d’un paiement annuel d’au moins 240 000 euros, versé à Kubla par Duferco pour l’accès au marché de la République démocratique du Congo (RDC), ancienne colonie belge richissime en matières premières, diamants et or. Argent que Kubla aurait utilisé pour corrompre des politiciens locaux comme Adophe Muzito, comme le laissent entendre les enquêteurs belges. Selon eux, l’entreprise tessinoise est soupçonnée d’avoir «au travers de la corruption d’agents publics congolais, favorisé l’évolution d’investissements importants dans le secteur du jeu et des loteries».

Mais quel est le lien entre une entreprise active dans l’acier et le secteur de loteries dans l’un des pays les plus martyrisés du monde? Apparemment, aucune. Il faut néanmoins comprendre la réalité du Congo, pays connu pour sa corruption endémique et par le fait que les affaires et les ressources sont gérées au service des intérêts de sa classe dirigeante. Si l’on veut obtenir une part du marché, il faut frapper à la bonne porte. Et pour en huiler les gonds, Kubla aurait été mandaté par Duferco. Ainsi, sur le conseil de l’ancien bourgmestre (maire) de Waterloo, Duferco aurait investi dans le secteur de la loterie congolaise, contrôlée par l’appareil bureaucratique de Kinshasa, afin de tisser des liens avec la politique locale et de permettre son entrée dans le marché congolais. Antoino Gozzi et Antonio Croci figurent en outre comme administrateurs d’une petite société belge créée en 2010, la Successfull Expectations Belgium (SEB), dont le bilan était révisé par le cabinet De Witte-Viselè Associates, pour qui travaillait Stéphan de Witte, le comptable disparu. Comme le démontrent les rapports annuels (2011, 2012 et 2013), SEB tire les ficelles d’une série de sociétés actives dans le secteur de jeu basées au Rwanda, Burundi, en Zambie, et, surtout, au Congo. Selon des sources proches du dossier, la Congo Gaming Technologies, filiale congolaise de SEB, serait présidée par Kubla.

Interviewé par la Radiotélévision suisse italienne (RSI), Bruno Bolfo, fondateur et président de Duferco, affirme que cette opération dans le secteur des jeux congolais s’est soldée par la perte de 11 millions de dollars. Bolfo spécifie pourtant que l’affaire ne concerne pas directement Duferco mais des intérêts économiques extérieurs, personnellement attribuables aux actionnaires du groupe. L’actionnaire principal de SEB est la société luxembourgeoise Succesfull Expectations. Or, cette dernière, administrée par l’équipe dirigeante de Duferco à Lugano, est devenue en 2012 le seul actionnaire de Duferco Participations Holding SA. C’est-à-dire de la holding qui devrait contrôler le capital de Duferco. La même année, Successful Luxembourg a vendu ses parts dans SEB. À qui? Les recherches mènent à une certaine Barkley Intertrade Limited, ayant son siège à Tortola, dans les Îles Vierges britanniques. De Kinshasa à Tortola, en passant par Lugano, Luxembourg et Waterloo, un nouveau scandale financier ébranle donc la place helvétique.


1. Avec lui, Antonio Croci, un autre dirigeant de Duferco, a été arrêté. Ces deux ressortissants italiens ont été libérés trois jours plus tard, sous condition de répondre aux convocations du Parquet belge.

 
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