Les sentiments intériorisés d’un «Hiver à Sokcho»

 

Sokcho. Petite ville portuaire de la Corée du Sud, située près de la frontière avec la Corée du Nord. L’hiver y est rigoureux. Une jeune Franco-Coréenne rencontre un dessinateur de bande dessinée français à la recherche d’inspiration. L’attirance est mutuelle. Elle reste intériorisée.

Luisa Ballin
27 décembre 2016

 

«En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation. La mine n’avait pas encore touché le papier», écrit Elisa Shua Dusapin, jeune romancière, née d’un père français et d’une mère sud-coréenne. Dans ce premier roman, au style délicat, ponctué de coups de griffes inattendus, elle permet au lecteur de découvrir, par petites touches, des fragments de vie coréenne. Et des relations humaines subtilement conflictuelles.

 
 

Tels ces échanges entre mère et fille lors d’une halte aux jjimjilbangs, bains de vapeur. Dans la salle d’eau, la mère observe sa fille qu’elle a élevée seule. «Tu as encore maigri. Il faut que tu manges.» La fille voudrait que sa mère prenne rendez-vous chez le médecin, suspectant une maladie. La mère voudrait que sa fille lui parle de la pension où elle travaille. Elle lui propose de se faire opérer. «Tu me trouves laide à ce point», demande la fille. «Ne sois pas idiote, je suis ta mère. La chirurgie t’aiderait peut-être à trouver un meilleur emploi. C’est comme ça à Séoul, il paraît.» Séoul, un des temples de la chirurgie esthétique.

La jeune femme décline. Elle n’a qu’une hâte: retrouver Kerrand, le dessinateur mystérieux qui lui demande un jour de l’emmener à la frontière avec la Corée du Nord. Le dégel n’est pas amorcé. L’atmosphère est glaciale. «Les plages ici attendent la fin d’une guerre qui dure depuis tellement longtemps qu’on finit par croire qu’elle n’est plus là, alors on construit des hôtels, on met des guirlandes, mais tout est faux. C’est comme une corde qui s’effile entre deux falaises, on y marche en funambule sans jamais savoir quand elle se brisera, on vit dans un entre-deux, et cet hiver qui n’en finit pas!», note la narratrice.

Brève tentative d’approche de Kerrand. Incommunicabilité. Leurs yeux disent ce que leurs bouches ne parviennent pas à exprimer. Il voudrait lui dire. Elle se dérobe. Plus tard, elle se remémorera. «Il m’avait fait découvrir quelque chose que j’ignorais, cette part de moi, là-bas, à l’autre bout du monde, c’était tout ce que je voulais. Exister sous sa plume, dans son encre, y baigner. Qu’il oublie toutes les autres. Il avait dit aimer mon regard. Il l’avait dit. Comme une vérité froide et cruelle qui ne le touchait pas le moins du monde dans son cœur, juste dans sa lucidité. Je n’en voulais pas de sa lucidité. Je voulais juste qu’il me dessine

 
 
Elisa Shua Dusapin @ DR

Elisa Shua Dusapin @ DR

Un carnet. Précieux trésor découvert au hasard. «J’ai tourné les pages encore. L’histoire se diluait. Elle s’est diluée comme une errance entre mes doigts, sous mon regard. L’oiseau a fermé les yeux. Il n’y avait plus que du bleu sur le papier. Des pages d’encre azur.  Et cet homme sur la mer, à tâtons dans l’hiver, se laissait glisser entre les vagues, et son sillage en filigrane faisait des formes de femme, une épaule, un ventre, un sein, le creux des reins, puis descendait pour n’être plus qu’un trait, un filet d’encre sur la cuisse, qui portait une longue fine cicatrice, entaille de pinceau sur l’écaille d’un poisson

On referme le livre. Séduits par les images que l’on devine et la grâce de l’écriture.


 
Hiver à Sokcho, d’Elisa Shua Dusapin, Éditions Zoé.

Prix Révélation SGDL 2016 et Prix Robert Walser 2016.    

 

 
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