«Que l’Espagne réponde enfin des crimes du franquisme»

© Chartotte Julie / 2014

© Chartotte Julie / 2014

 

Le juge Baltasar Garzón n’oublie pas son pays. Suspendu de ses fonctions par ses pairs, il continue sans relâche son combat pour une justice universelle. Il ne sollicite plus de mandats politiques, mais il reste engagé aux côtés de la gauche espagnole.

Luisa Ballin 6 février 2014

Nul n’est prophète en son pays. L’ancien juge espagnol Baltasar Garzón en a fait l’amère expérience. Héros planétaire pour avoir lancé, en 1998, un mandat d’arrêt international contre le dictateur chilien Augusto Pinochet, ce combattant de la justice universelle a été suspendu de ses fonctions pendant onze ans par ses pairs espagnols de la magistrature en 2012; il aurait ordonné l’écoute et l’enregistrement illégaux de discussions entre des suspects incarcérés et leurs avocats. Nous avons rencontré Baltasar Garzón à Genève, où il a témoigné devant le Groupe de travail sur les disparitions forcées de l’ONU; le magistrat revient en mars dans la cité lémanique afin de participer au Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH), lors d’une soirée consacrée à la cybersurveillancee.

Après avoir engagé des poursuites pour rendre justice aux victimes des dictatures au Chili et en Argentine, vous avez été suspendu de vos fonctions de juge en Espagne. Quelle est votre situation actuelle?
Baltasar Garzón: Lorsqu’en 2003, Nestor Kirchner a conquis le pouvoir en Argentine, il a levé l’impunité des crimes commis par la dictature. Le nouveau président a ainsi ouvert un boulevard permettant l’action de la justice. Depuis lors, l’Argentine est un exemple mondial de la lutte contre l’impunité. D’une certaine manière, je fais partie de cette histoire. Ce fut un long travail d’équipe, entre juges, victimes, avocats et défenseurs des droits de l’homme. Par cette action commune, nous avons amorcé le processus judiciaire normal, avec des tribunaux qui fixent règles et limites. En revanche, si l’on parle de justice en Espagne, force est de constater que nous avons reculé.

Pourquoi?
Lorsqu’on privilégie les intérêts politiques, économiques et diplomatiques, la justice sort perdante. Il en va de la justice universelle comme de la justice ordinaire, celle qui poursuit, notamment, le crime organisé et la corruption. Elle peut enquêter avec succès lorsqu’elle prend les suspects par surprise. Mais dès que les structures des organisations criminelles se structurent solidement, la justice est alors mise en échec, le plus souvent. Le même schéma s’est reproduit avec la juridiction universelle. Après l’impact de l’affaire Pinochet, les États-Unis ont commencé à être mis en cause et dès lors, les ennuis ont commencé comme le démontre l’exemple de la Belgique. Ce pays s’était placé à la pointe de la justice universelle. Jusqu’au jour où le Secrétaire d’état américain a laissé clairement entendre que la Belgique allait peut-être perdre le siège de l’OTAN, si elle continuait sur cette voie. Le mois suivant, la loi belge a été changée.
Lorsque Guantanamo, la Chine ou Israël ont été évoqués et que les cloches ont sonné trop fort aux oreilles des dirigeants concernés, ceux-ci ont crié: Stop! Et le champ d’application de la loi de poursuite universelle a été réduit. Les intérêts politiques et économiques ont triomphé au détriment des droits des victimes. La justice progresse toujours de cette façon, deux pas en avant et un pas en arrière. Il en va de même en Espagne. Son Tribunal suprême nous avait permis d’avancer dans les dossiers concernant l’Argentine, mais il a fait machine arrière lorsqu’il s’est agi d’enquêter sur les crimes commis pendant le franquisme.

Est-ce encore un sujet tabou en Espagne?
Oui, il y avait certes un juge dont ils ne voulaient pas, mais ce qui a été déterminant ce fut l’enquête autour de la corruption du Parti populaire (ndlr: formation espagnole de centre droit). Presque toutes les personnes qui enquêtaient sur ce cas — policiers ou juges — ont été affectées d’une manière ou d’une autre. On élimine sur le plan professionnel. En Espagne, la justice est conservatrice.

Vous avez témoigné à Genève. Cela signifie-t-il que l’ONU est votre unique recours pour que justice soit rendue aux victimes du franquisme? Depuis que le Tribunal suprême m’a suspendu de mes fonctions, je continue à me battre pour mes valeurs. C’est ce qui m’a amené à les défendre à l’ONU. Je suis venu à Genève à mes frais et sans représenter personne d’autres que la Fondation Internationale Baltasar Garzón (FIBGAR). Mon objectif est de faire en sorte que l’Espagne réponde enfin aux victimes des crimes commis à l’époque du franquisme. Cet état les a totalement délaissées. Le moins que l’Espagne puisse faire est de reconnaître les faits qui se sont déroulés sous la dictature franquiste, afin que l’on sache ce qui s’est vraiment passé.
L’ONU a aujourd’hui un rôle fondamental à jouer; il en va de sa responsabilité historique. Les Nations Unies peuvent opter pour une réponse de pure forme ou s’engager à défendre le respect des normes qui garantissent la protection des victimes. Si l’ONU choisit le respect des victimes, nous franchirons un pas très important contre l’impunité et l’impulsion à ce mouvement aura été donnée de Genève.

Quel a été le résultat de votre intervention aux Nations Unies?
Le Comité nous a offert l’opportunité d’exposer notre opinion et notre analyse. En ce sens, le travail en équipe que nous — c’est-à-dire les différentes organisations — avons présenté s’est révélé très positif. Vous sentez-vous isolé en Espagne? Au contraire. Je me sens bien en Espagne. Ma capacité d’expression a augmenté parce que je peux m’exprimer avec une plus grande liberté, avec moins d’entraves. Beaucoup de gens me manifestent de l’affection. Je respecte aussi ceux qui n’en ont pas à mon égard. Ce que j’ai toujours  demandé aux Espagnols, c’est d’avoir la capacité de débattre.

Vous continuez d’être menacé?
Je suppose... Mais cela ne m’a jamais préoccupé. Une personne doit faire ce qu’elle croit juste, même si on la menace ou que l’on tente de l’humilier. Lors de l’enquête lancée à mon encontre, certains me disaient que si je changeais de position, si j’adoptais une attitude plus docile, tout serait vite terminé. Mon attitude n’a été ni docile ni belligérante. Je défends les droits des victimes. Je ne peux pas dire: désolé, je me suis trompé!

Vous irez jusqu’au bout?
Oui, pour être cohérent. Ma vie n’a pas été de tout repos, mais c’est celle que j’ai choisie. Les menaces ne me préoccupent pas. Toutefois, c’est pesant de vivre sous protection policière, pesant de savoir que l’on est entré chez moi à deux reprises et que mes communications sont interceptées. C’est pesant aussi d’affronter une campagne de dénigrement, de constater que l’on trafique mes comptes bancaires pour fabriquer des preuves, d’être sans cesse contraint de changer d’itinéraire et d’accepter que l’on protège ma famille. Je suppose que cela fait partie de mon travail. Je suis un fonctionnaire public et comme tel, je dois affronter la solitude. Ce qui n’aurait pas de sens à mes yeux, ce serait de profiter d’une position, au lieu de travailler en faveur des citoyens.

Vous n’avez pas songé, comme le juge italien Antonio di Pietro, de tenter de changer les choses en vous engageant dans une formation politique?
Je l’ai fait, en 1993 ¹. Ce fut une bonne expérience, je ne regrette pas l’avoir vécue. Mais je me suis trompé, ce n’était peut-être pas le bon moment. J’ai tenté d’apporter mes valeurs à l’action politique du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Aujourd’hui, je suis engagé dans plusieurs initiatives afin de faire comprendre à la gauche espagnole que l’union de toutes les forces qui la compose est l’unique possibilité pour combattre la politique néo-libérale, abrasive, du gouvernement actuel. Je ne cherche pas de poste; ce que je veux, c’est donner mon opinion et agir. La participation politique doit partir du bas vers le haut, l’important est d’apporter des idées.

S’agissant de la situation actuelle en Espagne, pensez-vous que les ennuis judiciaires de l’Infante et de son mari pourraient entrainer à long terme la fin de la monarchie espagnole? Personne ne peut répondre à cette question, pas même un républicain comme moi. Ce que j’affirme, c’est que les institutions doivent transmettre aux citoyens un message de transparence dans tous les domaines. J’espère que ce cas, et la solution de ce cas, pourront aider dans ce sens.

Quel bilan tirez-vous, à ce stade, de la défense de Julian Assange? J’assure la défense de Julian Assange, pro bono ². C’est la condition que j’ai posée, afin de disposer de la liberté d’entreprendre mon travail comme je l’entends. Assange est victime d’une grave injustice. Un procès lui a été intenté en Suède, afin de servir de prétexte à son extradition vers les États-Unis qui veulent le poursuivre pour des faits en relation avec la liberté d’information. L’asile que l’Équateur lui a accordé l’a sauvé du Grand Jury nord-américain qui l’aurait probablement jugé pour espionnage ou pour une autre énormité de ce genre. Défendre Assange m’a apporté une grande satisfaction et causé aussi bien des ennuis, comme la perte de mon poste de consultant de la Mission de soutien au processus de paix de l’Organisation des États américains (OEA) en Colombie. En effet, les États-Unis ont exigé mon éviction, uniquement parce que je défends Julian Assange. Exigence qui a été aussitôt satisfaite. Je prends cette éviction comme une marque d’honneur.

Quelle est la prochaine étape de votre stratégie dans la défense de Julian Assange?
La défense de Julian Assange, assurée par plusieurs avocats et avocates, se concentre pour obtenir que le droit d’asile octroyé par l’Équateur se convertisse en un droit effectif. De ce fait, nous exigeons que les droits de la défense d’Assange soient respectés en Suède et aux États-Unis, droits que l’on tente de limiter.

Accepteriez-vous de défendre également  Edward Snowden?
On me l’a proposé. Mais les cas d’Assange et de Snowden sont différents. Je ne crois pas que dans la situation où se trouve Snowden, je puisse l’aider. Ce sont des défenses différentes. Cela dit, la politique d’invasion massive dans la sphère privée qu’il a dénoncée est inacceptable, de même que la pénétration clandestine d’institutions à laquelle les États-Unis s’est livrée impunément, en excipant d’une prétendue sécurité nationale. Je ne vois pas pourquoi je devrais figurer sur une liste de cent personnes dont le courrier est lu avant qu’elles n’en prennent connaissance! Pourquoi enquêter sur un quidam qui ne détient pas de grands secrets d’état? C’est très triste d’en arriver là et, surtout, que de telles pratiques soient considérées comme normales.

C’est la mort de la démocratie?
D’une certaine façon, oui.

Quels sont vos projets? Ils sont multiples. Tout d’abord, je dirige un cabinet d’avocats, nommé ILOCAD. Nous traitons de dossiers relatifs à la défense des droits humains. Ensuite, je préside la Fondation Internationale Baltasar Garzón, qui dispose de bureaux à Madrid, Buenos Aires, Bogota et Cuernavaca, au Mexique. Nous sommes actifs, au sein de neuf pays, dans toutes les problématiques liées à la pauvreté, aux réparations en faveur de victimes des injustices, au développement de la responsabilité sociale. De même, je préside le Centre international des droits de l’Homme à Buenos Aires. Il a son siège dans l’ancienne école de mécanique de la Marine, qui fut l’un des principaux centres de torture de la dictature argentine. Il est devenu aujourd’hui un centre de la mémoire et des droits de l’Homme; c’est un exemple modèle de réparation symbolique en faveur des victimes. Je travaille aussi comme conseiller de l’Avocat général de la Colombie en matière d’enquête sur la macro-criminalité. Enfin, je suis en train d’écrire deux livres sur la corruption, collabore à deux documentaires et à un programme d’entretiens sur les droits de l’Homme et la paix sur la chaîne Canal Capital de Colombie. L’inaction ne me pèse donc pas!

Votre participation au Festival du Film et Forum International sur les droits humains, au mois de mars à Genève, est-elle confirmée? Oui, je participerai au FIFDH à Genève en mars. Je m’y suis rendu il y a trois ans et ce sera un honneur pour moi d’y participer à nouveau.

1. Il est élu député cette année-là, après avoir terminé à la deuxième place sur la liste du Parti socialiste ouvrier espagnol à Madrid; déçu par l’absence de politique claire contre la corruption, il renonce à son siège en 1994.

2. Engagement gratuit pour le bien public.