Qui va dominer le monde? «Personne, mon général!»

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

 

Avec l’arrivée de Donald Trump à la tête de la superpuissance étasunienne, la planète semble entrée dans une phase de fibrillation. Le nouveau président des États-Unis se dresse contre les multinationales, l'establishment internationalisé, les ennemis du peuple américain, et promet d’ouvrir une nouvelle ère de domination étasunienne dans le monde. L’universitaire genevois Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, explique les raisons pour lesquelles ce scénario n'est plus réalisable. Mais si personne ne va dominer le monde, les «effets de domination», eux, sont bel et bien opérants.

 

Propos recueillis par Fabio Lo Verso 20 janvier 2017

Donald Trump prend ses fonctions et le monde retient son souffle. Durant sa tonitruante campagne électorale, le nouveau président des États-Unis a fait un usage immodéré du langage de la force, un trait qui le rapproche de l’autoritarisme du président russe Vladimir Poutine. Le fil qui unit les deux hommes remet au goût du jour la sempiternelle question: Qui domine le monde? Mais surtout, qui va le dominer? Une interrogation qu’il convient néanmoins de désamorcer, plaide Stephan Davidshofer, chercheur en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Genève. Au printemps 2016, l’universitaire a publié un article intitulé… Qui domine le monde? ¹ C’est tout naturellement à lui que La Cité s’est alors adressée pour comprendre dans quelle mesure l’arrivée du milliardaire new-yorkais à la tête de la «superpuissance» américaine est susceptible de bousculer l’ordre mondial actuel.

Avec son slogan Make America Great Again, littéralement Rendre sa grandeur à l’Amérique, Donald Trump a manifesté sa volonté de voir les États-Unis dominer la planète. N’est-il pas déjà le cas?

Stephan Davidshofer: Dans les années 1990, après la chute de l’URSS et la fin de la Guerre froide, la planète a vécu une phase «unipolaire», qui a duré environ une quinzaine d’années, durant laquelle les États-Unis ont porté à bout de bras l’ordre mondial. Durant cette période, la politique internationaliste de Washington, moteur de l’OTAN, est à l’origine des interventions militaires en Somalie, Libye, Kosovo, Irak… Puis l’année dernière, la Russie a annexé la Crimée, et l’OTAN n’a pas réagi. Signe que la phase «unipolaire» étasunienne est définitivement terminée.
Aussi, en inscrivant le slogan de Trump dans une perspective historique plus profonde, il a toujours existé une tension entre isolationnisme et interventionnisme dans le rapport des États-Unis avec le monde. Après 70 ans de volontarisme tous azimuts, évoquer un retour de la grandeur de l’Amérique comme une volonté de se désengager des affaires mondiales constitue une vision des choses très parlante pour une grande partie de la population.     

Mais, durant cette phase «unipolaire», les États-Unis de Clinton, Bush et en partie d’Obama ont bel et bien dominé le monde.

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a eu une demande de domination de la part d’un certain nombre de pays rassurés par le rôle de «gendarme du monde» endossé par les États-Unis. Mais c’est fini. On dit qu’après une amputation, on sent encore un membre. Certains reprochent aujourd’hui à Obama sa passivité au Moyen-Orient, alors que, durant la phase unipolaire étasunienne, les mêmes reprochaient à Washington exactement le contraire.

Si après la Guerre froide et la chute de l’URSS, les États-Unis ont progressivement perdu leur domination sur le monde, qui l’a dominé? Le capital?

La réponse à la question «qui domine le monde?» est politique ou ne l’est pas.

On objectera que les États sont écrasés par la mondialisation. Ont-ils encore leur mot à dire dans la marche du monde?

Les États n’ont pas totalement perdu la main, ils gardent un certain pouvoir de régulation et ne sont pas aussi démunis qu’on le pense face à la mondialisation. Prenez l’exemple des condamnations et amendes infligées par Washington aux banques qui ont facilité l’évasion fiscale des ressortissants étasuniens.

Les États seraient-ils en passe de reprendre le pouvoir?

Les multinationales, qui se sont affranchies depuis longtemps des logiques étatiques en délocalisant leur production, demeurent toujours des acteurs de taille du marché global, dans lequel les États ne jouent qu’un rôle marginal.

Donc ni les États ni les multinationales ne dominent le monde…

C’est exact. Les deux réponses courantes à la question «qui domine le monde?» — la réponse «globalisante» et «étatique» — ne sont pas satisfaisantes.

Quelle réponse peut-on considérer comme satisfaisante?

La meilleure réponse est: ceux qui s’en sortent le mieux sont capables de jouer sur les deux tableaux, ils disposent d’un pouvoir d’influence au niveau national et sont également bien intégrés dans les réseaux internationaux ou transnationaux. Les classes dominantes, les membres des grandes bourgeoisies, ont toujours été «multipositionnés». En Suisse, par exemple, l’homme qui a mené l’UDC au succès, Christoph Blocher, est un riche et influent homme d’affaires qui a consolidé sa fortune grâce au commerce international.

Cette classe transnationale peut-elle être considérée comme dominante?

En tant que classe ou élite, oui. J’ajouterais que cette typologie d’élite transnationale a toujours existé. Mais ce serait difficile de lui trouver une forme d’intentionnalité. Or la domination, telle que traditionnellement comprise, implique un projet politique. De là à dire que les élites transnationales ont un projet de domination, on tombe dans le complotisme.

Serait-ce tenir un discours complotiste que d’affirmer que le fameux 1% détenant la richesse de 99% de la population mondiale, ou les huit milliardaires qui possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, dominent le monde?

Encore une fois, il faudrait leur prêter un dessin commun de domination. La logique du 1% est affreusement simpliste et mène au complotisme. Prenez George Soros, le multimilliardaire qui a coulé la Banque d’Angleterre en spéculant sur la livre sterling. Il a un agenda libéral. Le capitalisme va de pair selon lui avec une forme de libéralisme mais aussi de philanthropie. D’autres milliardaires, Warren Buffet et Bill Gates, distribuent eux aussi des milliards à des œuvres humanitaires et s’inscrivent dans cet agenda libéral… Agenda qui n’est pas du tout au goût du pouvoir russe qui perçoit le soutien par exemple d’un George Soros à la société civile de pays de l’ex-bloc socialiste comme une entreprise de déstabilisation de l’influence de Moscou sur ces pays. Tout cela pour dire que vous ne trouverez pas d’oligarques russes qui auraient soutenu les manifestants de la place Maïdan en Ukraine. Cela indique que ce milieu n’est pas homogène et que ses représentants n’ont pas tous un même dessin.

Que révèle alors l’émergence de ce cercle restreint de super riches?

Ce fameux 1% était bien moins riche avant. Pourquoi? Parce que ses représentants acceptaient l’idée de payer des impôts. C’était une façon, pour être un peu cynique, d’«acheter la paix sociale». Je parle de l’époque de la Guerre froide. Les super riches et leurs entreprises s’acquittaient de l’impôt parce qu’ils avaient peur d’une révolution populaire, de basculer dans le communisme. Aujourd’hui, ils n’ont plus cette crainte et font facilement recours à des méthodes pour échapper à l’impôt, au travers de l’optimisation fiscale ou la création de sociétés off-shore dans les paradis fiscaux.

Face au phénomène de l’optimisation et de l’évasion fiscale, les États ont-ils perdu leur souveraineté?

Certains États tendent à renforcer leurs dispositifs légaux contre ce fléau. Mais ce phénomène montre que, après la Guerre froide, l’État n’est plus une enveloppe protectrice pour les populations. L’économie et la finance ne sont plus régulées par l’État, la sécurité non plus. Ce point est fondamental pour comprendre le succès des théories du complot.

Qu’ont-elles à voir les théories du complot avec l’impuissance des États?

Très souvent, les théories du complot ont un cadre souverainiste. Dans ces théories, la souveraineté est présentée comme une enveloppe protectrice. Dans Énigmes et complots, publié en 2012, le sociologue Luc Boltanski explique pourquoi au XIXe et XXe siècles, les complotistes de tout poil, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, étaient obsédés par la figure du Juif: parce qu’il échappait au contrôle de l’État à travers la figure du banquier qui maîtrise le capital international ou à travers celle de l’anarchiste… Il était facile de plaquer sur le Juif ces deux typologies anti-souverainistes.

Comment démonter les théories du complot?

Le succès des théories du complot est, d’une part, dû à l’échec relatif des sciences sociales, des universités ou des savoirs autorisés à produire une clé de lecture intelligible et, de l’autre, de la révolution de l’information, donc sa démocratisation, sous le règne des réseaux sociaux. Après la Guerre froide, aucune grille de lecture intelligible de ce monde ne s’est légitimement imposée. Avant, tout se lisait à travers la Guerre froide, syndicats, patronat, tout le monde utilisait cette grille de lecture. Nous sommes face à une impasse qui rend très difficile une entreprise de démolition des théories du complot.

Comment expliquer cet échec à produire une nouvelle clé de lecture intelligible du monde?

La vérité, telle qu’on la concevait auparavant, c’est-à-dire une production scientifique contrôlée par des pairs ou par un protocole de recherche ou, dans une logique journalistique, contrôlée par la vérification des faits, le fact cheking, n’a plus la même légitimité aujourd’hui. N’importe qui peut dire n’importe quoi et il n’y a pas de conséquence. C’est là que la démocratisation de l’accès à l’information a de fortes affinités avec le populisme. Les canaux d’information et de production du savoir traditionnels sont systématiquement exposés à la méfiance.

On revient à Donald Trump, le point de départ de cette discussion. Il dit n’importe quoi, mais il n’est pas pour autant disqualifié. Cela dit, la crise que vous décrivez est précédente à son arrivée.

Absolument. Après la Guerre froide, le fil qui liait le champ scientifique aux champs politique et économique s’est progressivement distendu, pour des raisons qui sont propres à tous ces champs. Le champ scientifique a perdu de son autorité bien avant l’arrivée de Trump. Aujourd’hui, à l’ère de la post-vérité, où les opinions personnelles et les émotions tiennent lieu de faits, ce lien est rompu. Autour de Trump, on voit l’extrême difficulté à établir une vérité.

Où se situe le cœur de cette crise de la connaissance et du savoir?  

La fin de la Guerre froide a provoqué une perte générale de repères. L’immense lacune laissée par cette grille de lecture n’a pas été comblée, ni par les universités ni par les médias, ce qui a donné lieu à un phénomène de dérégulation générale des clés de lecture, donc aux théories du complot, avec pour conséquence une difficulté, voire une impossibilité, à produire un savoir ou une vérité reconnue comme telle par une majorité.

Par exemple?

J’ai été sidéré lorsque l’usage d’armes chimiques dans une banlieue de Damas en 2013 a été dévoilé et condamné par la communauté internationale. Quelques semaines plus tard, un sondage indiquait que près de 50% des personnes interrogées étaient convaincues que ce n’était pas vrai.

Quels sont les effets concrets de cette dérégulation des clés de lecture?

Sur la question, par exemple, qui domine le monde?, on n’arrive plus à avoir un discours légitime et autorisé. Mais l’effet le plus pernicieux est ailleurs, lorsqu’on a de plus en plus de mal à faire à la différence entre une information produite avec des critères de scientificité et une information sur les réseaux sociaux qui ne serait pas produite avec les mêmes critères de scientificité.

C’est un tableau déstabilisant que vous dépeignez. Comment le corriger?

Toute la question est là. C’est le véritable défi de notre époque, dont la spécificité est celle-ci: nous vivons dans un sentiment d’insécurité permanent généré avant tout par une incapacité à produire un entendement du monde consensuel. Car comprendre le monde, qu’il est injuste et violent, ou au contraire plein de promesses, permet de rassurer. Le repli ou le retour vers le religieux témoigne à cet égard de ce manque.
Et la machine à produire du sens a subi une très grosse panne qui n’est pas près d’être réparée. La fin de la Guerre froide s’était ouverte sur une période d’optimisme. On parlait à l’époque du triomphe incontestable de la démocratie libérale, qu’il ne nous restait plus qu’à encaisser les «dividendes de la paix». Mais deux décennies d’ajustements structurels et d’interventions humanitaires très maladroites ont balayé cet espoir. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes carrément passés aux «dividendes de la terreur». La seule clé de lecture qui s’impose depuis est celle du terrorisme. En reprenant la formule de Didier Bigo, le fil rouge de la menace communiste a été remplacé par un fil vert, faisant le lien entre immigration, criminalité, incivilité, terrorisme et islam. Tout un programme. Nous sommes dès lors pris dans le piège de l’insécurisation permanente. Saturer les gens de discours anxiogènes va difficilement les rassurer.

Certains observateurs affirment qu’on est en passe de revenir à un climat de Guerre froide. Qu’en pensez-vous?

Le concept de Guerre froide revient parce qu’il est familier et parce que nous avons la nostalgie de cette époque où les rapports de force étaient clairs et l’ennemi identifiable. En témoigne la multiplication d’évocations de cette époque comme la série télévisée The Americans par exemple. La Guerre froide est à la mode, elle est devenue vintage! Mais il ne faut pas tomber dans le piège de croire que cette époque est revenue ou, pire, de croire qu’on vivait mieux sous la Guerre froide, avec la menace d’un Armageddon nucléaire au coin de la rue.

Que vous inspire la diffusion d’une information non vérifiée, l’existence d’une vidéo où Donald Trump s’adonnerait à des pratiques sexuelles hors norme dans une chambre d’hôtel à Moscou?

Cela donne l’impression qu’on est en train de retomber dans des logiques de subversion. De même lorsqu’on affirme que des partis populistes d’extrême droite, comme le Front national en France, seraient directement financés par la Russie. Ce pays est considéré comme le pivot d’une prétendue logique de subversion de l’ordre mondial. On en arrive même au stade d’affirmer que la production du discours de post-vérité serait un complot ourdi par le Kremlin pour déstabiliser l’Occident…

Quelle est la position de l’Europe dans ce tableau?

L’Europe a été affaiblie par l’irresponsabilité des élites nationales qui ont caressé l’électorat dans le sens du poil, en lui faisant croire qu’il est possible d’agir tout seul par exemple sur l’économie transnationale. Aujourd’hui, on paye chèrement l’effet boomerang de cette irresponsabilité.

Quel est cet effet boomerang?

Le creusement d’un fossé énorme entre le référent politique et la réalité économique. À force de repousser la faute sur Bruxelles, on a provoqué une collision entre le plan étatique et le plan supranational. Résultat, le référent politique est resté au stade national alors que les enjeux économiques se situent, eux, au niveau supranational.

Comment égaliser les deux niveaux?

C’est la question. Mais l’on n’observe pas de volonté politique à ce sujet. Bien au contraire, les discours politiques qui l’emportent actuellement sont ceux qui prônent l’idée irréalisable d’une reprise en main étatique d’enjeux avant tout transnationaux, économiques, sécuritaires ou de politique sociale.

Ce qui expliquerait pourquoi l’Union européenne se trouve en état d’apesanteur.

Et lorsqu’on veut sauter le fossé du national au supranational, si l’on reste suspendu en l’air, la gravité entraîne une chute. C’est ce qui menace l’Union. Dont le projet était d’unir les États et les peuples dans un projet économique ET politique commun. En ce sens, l’Union européenne est le projet le plus abouti au monde. Il a introduit le suffrage pour élire un parlement européen. Mais ce projet s’est arrêté là, il fait du surplace. Le projet européen est comme une bicyclette. Quand elle n’avance pas, elle tombe.

L’Europe pouvait-elle ou peut-elle malgré tout avoir l’ambition de dominer le monde?

J’ai fait ma thèse sur le thème de la «puissance européenne», au début des années Bush junior. À l’époque, tout le monde se posait la question de savoir si l’Union pouvait se permettre de tenir une politique étrangère fondée sur des principes fondamentaux, notamment les droits de l’Homme, alors que Bush menait une politique étrangère sur des intérêts concrets, comme le pétrole, ou sur des délires de puissance, en violant les droits de l’Homme sous les yeux ahuris de l’ONU.

L’Europe a-t-elle fait preuve de naïveté?

Elle s’est construite sur le respect du droit international. Avec l’idée que, par son pouvoir d’inclusion et d’attractivité, par son magnétisme naturel, elle allait apporter la paix dans son entourage géographique. Ce qui n’était pas faux. En 2004, l’Europe a gobé dix pays du bloc de l’Est en une seule année! On sciait les barrières aux frontières… Des images dont le symbolisme était très puissant.

La pax europea est-elle un projet voué à échouer?

L’Europe comme puissance civile ou normative a connu son heure de gloire. Elle produisait des normes comme l’abolition de la peine de mort, et elle les imposait comme critères pour faire partie de l’Union. Avec le Brexit, pour la première fois, le projet d’intégration européenne recule. Jusque-là, il n’avait jamais reculé. C’est peut-être un virage. Aujourd’hui, on tape sur Schengen, mais on ne pourrait plus vivre sans libre circulation, d’un point de vue économique ou culturel notamment. L’Europe a produit beaucoup d’effets de ce type.

En résumé, après l’effondrement de l’URSS, après la phase unipolaire étasunienne et la pensée unique néolibérale, il n’y a pas de réponse à la question qui domine le monde?

Exact, il n’y a pas de réponse à cette question. C’est tant mieux, c’est tant pis, mais c’est comme ça.

Personne donc, ni Trump ni Poutine, ne va-t-il dominer le monde?

Plus que «qui domine le monde?», la véritable question est qu’on va au devant d’un nouvel ordre mondial caractérisé par une ligne de fracture autour des libertés fondamentales. Une ligne de fracture interne aux sociétés démocratiques. Des sondages indiquent que 27 à 30% de la population occidentale considère que la démocratie n’est plus le meilleur système politique.

Vivons-nous la fin de notre civilisation, comme l’affirme le philosophe Michel Onfray?

Avec le recul des libertés fondamentales, de la liberté de presse ou d’expression et de l’État de droit, un phénomène qui a commencé le 11 septembre 2001 et s’est poursuivi dans les années 2010, nos sociétés sont en train de créer elles-mêmes les conditions de leur effondrement. C’est ça le vrai problème. Les États autoritaires, comme la Chine ou la Russie, ambitionnent d’imposer à leurs populations une autre way of life, un modèle dans lequel les gens vivent sous un gouvernement non démocratique mais préservent la liberté de tenir un iPad entre les mains, ou le droit d’avoir Netflix sans la liberté de la presse.

Votre proposition de désamorcer la question «qui domine le monde?» est-elle une invitation à regarder ailleurs?

Tenter de savoir qui domine le monde est contre-productif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, plus on tente de répondre à cette question, plus on tombe sur des réponses angoissantes. On sombre alors dans le complotisme et on désigne des boucs émissaires, les étrangers, les pauvres, les migrants, les Américains, les Russes… Tout cela détourne notre regard des effets de domination, qui eux sont bel et bien opérants.

Quels sont ces «effets de domination»?

Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Mais aussi le monde se divise désormais entre ceux qui sont légitimes à circuler normalement, et ceux qui ne peuvent pas circuler parce qu’ils n’ont pas le bon passeport. Le sociologue Zygmunt Bauman parlait des deux figures de la globalisation que sont le touriste et le vagabond. Une grosse partie de l’humanité est exclue de cette mobilité qui était à la base du projet d’une «globalisation heureuse». Par effet d’osmose et au gré de nos angoisses, celui qui vient d’ailleurs, même s’il est là depuis longtemps, est forcément une menace.
Les milliers de personnes qui meurent en tenant de traverser la Méditerranée ou le sort tragique de la population d’Alep incarnent l’effet concret de cette domination. C’est sur ces effets qu’il faut se concentrer et agir. Agir en refusant de nous noyer dans nos angoisses. Car un Donald Trump qui propose d’ériger des murs aux frontières n’est que le symptôme de notre propre enfermement sur nous-mêmes. À force d’avoir peur, nous avons cessé d’être interpellés par le monde. Qui domine le monde? Nos propres peurs.  

 

¹ Qui domine le monde? Par Stephan Davidshofer. Article paru dans l’ouvrage collectif intitulé Les étrangers volent-ils notre travail? Et quatorze autre questions impertinentes, aux Éditions Labor et Fides (Avril 2016). Un ouvrage censé vulgariser les travaux des chercheurs du département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève «sous la forme de discussion de bistrot». Dans le cadre des relations internationales, «la question au centre d’une discussion de bistrot est: qui domine le monde?», explique Stephan Davidshofer.

 

 
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