Au Cambodge, le business de la mémoire

L’un des sommiers en métal sur lesquels les prisonniers de S-21 ont été torturés. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

L’un des sommiers en métal sur lesquels les prisonniers de S-21 ont été torturés. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

 

 

Cristina Del Biaggio Janvier 2017

«Hier, c’était les Khmer Rouges, Stalin et Hitler. Aujourd’hui, c’est Daech/ISIS et l’islamisme…» C’est avec ces quelques mots et trois points de suspension que Briah a signé le livre d’or du mémorial et musée Tuol Sleng, au Cambodge. Dans notre imaginaire collectif détourné par l’actualité médiatique, aujourd’hui, il n’y a plus que les fondamentalistes islamistes qui tuent et torturent.
J’ignore d’où vient Briah qui, le 1er janvier 2017, a visité Tuol Sleng, musée et mémorial surgissant dans ce lycée de Phnom Penh devenu lieu de torture pendant les années 1975 à 1979. Il est plus communément connu sous le nom de S-21, la prison secrète du régime de Pol Pot. À quelques kilomètres de la capitale, des milliers de personnes y furent torturées et tuées dans le plus grand secret.

Lors de la libération de Phnom Penh en 1979 par l’armée vietnamienne, dans ce lieu, quatorze cadavres ont été retrouvés sur les lits où ils venaient tout juste d’être torturés. Pour se souvenir de ce moment, quatorze tombes blanches sont placées à l’entrée du musée. Seules sept personnes ont survécu à ce carnage monumental. Cela en dit long sur la machine d’extermination mise en marche par le régime qui voulait tout effacer pour rebâtir une société nouvelle. Deux personnes attendent les visiteurs à la fin de la visite. «Nous sommes les survivants, nous vous racontons notre histoire pour que vous n’oubliez pas», semblent dire leurs regards. Chum Mey et Bou Meng sont assis l’un en face de l’autre, devant les piles de livres et de témoignages de leurs années passées à Tuol Sleng, près du livre d’or où Briah a gravé à tout jamais ses quelques mots.

Devant cette page entamée par Briah en ce premier jour de 2017, je suis restée un long moment avec le stylo vissé dans ma main. Ne sachant pas quoi écrire, je lisais les commentaires laissés par les autres visiteurs. Très souvent, ces trois mots emblématiques revenaient: «Plus jamais ça!» Parfois écrits en lettres capitales, comme un hurlement. Au terme de l’éprouvante visite de S-21, il y a de quoi hurler. Les centaines de photos de bourreaux et victimes exposées dans les différents bâtiments de S-21, les dessins de Vann Nath, le peintre-survivant qui a su reconstruire, par ses traits, les sessions de torture, les cellules des prisonniers et la vie comme la mort dans le camp, mais également le récit de l’audio-guide ont probablement motivé les nombreux points d’exclamation et la taille capitale des lettres du «Plus jamais ça!» gravées dans le livre d’or.

 
Mousqueton utilisé pour maintenir les prisonniers par les chevilles et les poignets sur les sommiers en métal. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

Mousqueton utilisé pour maintenir les prisonniers par les chevilles et les poignets sur les sommiers en métal. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

 

Pour ma part, je me suis arrêtée sur un mot: «Pourtant...» Dans ma tête, je ne pouvais pas ne pas penser à cette année 2016 qui venait de s’achever, aux guerres qui ravagent le Yémen, le Soudan, la Syrie, l’Érythrée et le Nigeria. «Plus jamais ça!» avait le goût d’une mauvaise blague. Pol Pot n’avait pas réussi à bâtir son «homme nouveau», mais celui qu’on a aujourd’hui sous nos yeux n’est pas vraiment meilleur... Il tue et torture aussi, il bombarde et affame des milliers de vies innocentes aussi. Non pas au nom du Kampuchéa démocratique (sic), mais bien souvent avec la volonté d’«exporter la démocratie».

«Plus jamais ça!», c’est ce que les deux survivants Tuol Sleng entendent probablement suggérer. Mais ils ne parlent pas. Il vous regardent. Ou pas. Parfois, ils tendent leur livre-témoignage. Parfois, une carte de visite. J’avais lu dans un guide pour touristes que les Cambodgiens adorent donner et recevoir des cartes de visites… Mais une carte de visite de Chum Mey, pour quoi faire? L’appeler, lui écrire? En quelle langue? Pour lui dire quoi? Que je suis désolée pour tout ce qui s’est passé? Alors qu’ils étaient devant moi, je n’ai su quoi faire, quoi leur dire. Je n’ai pas acheté leur livre, j’ai essayé d’éviter de sourire, j’ai rapproché mes mains comme en signe de prière... moi, athée convaincue. Cela me semblait le seul hommage que je pouvais leur offrir.

Plus loin, je me suis assise sur un banc pour penser, et je les ai longuement regardés depuis une distance qui éloignait ma gêne. Je me suis dite que leur parole est fondamentale, mais leur présence tous les jours dans ce lieu, est-ce vraiment nécessaire? Deux pensées ont alors surgi dans ma esprit. L’une que j’essayais de chasser, car à mes yeux indigne des lieux, l’autre que je considérais plus légitime, se traduisant par ces questions: Comment prétendre que ces personnes témoignent tous les jours de l’horreur qu’ils ont vécue? Comment répondre aux mêmes questions depuis 40 ans? La présence de Chum Mey et Bou Meng en chair et os sur le lieu de l’horreur, c’est indubitablement la personnification du devoir de mémoire pour l’humanité toute entière, mais ces deux hommes n’ont pas le droit d’oublier? Avons-nous vraiment besoin de leur présence pour ne pas oublier et éviter qu’une telle catastrophe se répète? Et en leur absence, on n’a pas tout aussi le devoir de porter leur mémoire, la leur comme celle des milliers d’autres victimes tuées pendant celle que les guides du mémorial appellent «guerre civile»?

 
Lycée transformé dans le centre de torture S-21. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

Lycée transformé dans le centre de torture S-21. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

 

Les autres questions, que j’essayais d’éloigner de mon esprit, portaient sur le calcul économique: et si la présence de Chum Mey et Bou Meng était indispensable pour faire augmenter les ventes? De leurs livres comme du nombre d’entrées au mémoriel. Chaque entrée coûte 6 dollars, et S-21 est presque la seule attraction de la ville, une étape pour chaque touriste qui s’arrête même pendant un jour seulement. Quelque 500 personnes par jour, à 6 dollars le ticket, cela équivaut à environ 1 million de dollars par an.
Le jour suivant, lors de la visite des «killing fields» (les camps d’extermination le plus secret du régime des Khmers Rouges), à quelques kilomètres de Phnom Penh, l’hypothèse du business de la mémoire a pris le dessus dans mes réflexions. En effectuant des recherches sur le mémorial, je tombe sur la référence à un article publié en 2005 dans l’édition du Pacifique Sud du Time International. Il rapporte un plan secret pour privatiser les «killing fields». Un accord à hauteur de 15000 dollars par an sur 30 ans a été passé entre la municipalité de Phnom Penh et une entreprise japonaise, la JC Royal Co. C’est Neang Say, l’homme qui a découvert les fosses communes en 1979 et devenu depuis directeur du mémorial, qui a dévoilé ce projet, en le commentant ainsi: «Je veux que le monde sache que le Cambodge est devenu un endroit où on utilise les os et les morts pour faire du business.» L’article dévoile que, après la privatisation, le prix du billet d’entrée a bondi de 50 centimes à 3 dollars. En 2017, il a doublé en passant à 6 dollars. Comme le dévoile le journaliste du Time International, le chef du cabinet du premier ministre était à l’époque le président de la JC Royal…

Alors que je suis assise sous un manguier dans la cour du lycée qui portait le nom de Tuol Svay Prey, la «colline des manguiers sauvages», les mots de Youk Chhang, directeur des archives des Khmers Rouges, rapportées dans le Time International, «le génocide ne devrait pas être commercialisé, c’est déjà assez douloureux de l’avoir vécu» se mêlent aux visages de Chum Mey et Bou Meng désormais imprimés dans mon esprit. Si j’avais pris la carte de visite que l’un deux m’avait tendue, je saurais maintenant quelle question lui poser: elle tournerait autour du macabre business de la mémoire d’un génocide qui a conduit à la disparition, en quatre an, d’un quart de la population cambodgienne.

 
Chum Mey, l’un des deux survivants de la prison S-21. © Alberto Campi / 1 janvier 2017

Chum Mey, l’un des deux survivants de la prison S-21. © Alberto Campi / 1 janvier 2017