La conquête de l’or noir africain à partir d’une villa tessinoise

© Charlotte Julie / 2014

© Charlotte Julie / 2014

 

Objet de toutes les convoitises de la part d’un monde énergivore et assoiffé de profits rapides, l’Afrique voit se développer sur son continent sociétés écrans et intérêts entremêlés entre finance et politique. Dans cette jungle, La Cité est partie sur les traces d’une discrète société établie au Tessin, qui a tissé un réseau d’influence à travers plusieurs pays africains. Un cas d’école.

 

Federico Franchini 19 avril 2014

Après avoir fait parler d’elle l’été 2010, la société Medea Development resurgit à la surface fin 2013, au Ghana. Le parlement de ce pays décide, le 6 décembre 2013, de confier l’exploration de nouvelles zones pétrolifères, au large de l’océan Atlantique, à deux sociétés: la Cola Natural Resources Ghana Ltd, et... Medea Development Limited, filiale domiciliée dans les Îles Vierges britanniques. Dans un communiqué publié sur son site (cliquez ici), son directeur général, l’Italien Giuseppe Ciccarelli, ancien cadre dirigeant de l’ENI (Ente nazionale idrocarburi, l’entité nationale de l’énergie fossile en Italie), se réjouit. Ce contrat va faire gagner des sommes astronomiques à son entreprise, dont la base opérationnelle est sise via Camorgio à Massagno, près de Lugano (La Cité a tenté de prendre langue avec Medea, qui n’a pas donné suite à nos questions).

C’est de cette adresse tessinoise — une villa cossue avec piscine — que la société Medea est partie à la conquête du pétrole africain, tissant un vaste réseau d’influence dont on n’a pas encore mesuré toute l’étendue. Remonter le parcours de cette société discrète mais au bras très long, c’est lever un voile sur l’activité des firmes suisses dans le commerce, souvent opaque, de l’or noir. Avant d’entrer de plain-pied dans le marché du pétrole ghanéen où, à peine arrivée, elle tutoie déjà l’entreprise nationale du secteur, Medea défraye la chronique, en 2010, dans un autre pays africain, la République démocratique du Congo (RDC).

Elle y apparaît pour la première fois en juin de cette année-là, lorsqu’un décret du président Joseph Kabila ouvre deux secteurs d’exploration pétrolière dans le lac Albert, le septième d’Afrique par la superficie, à la frontière avec l’Ouganda. Le mandat est attribué à deux sociétés dont personne n’a entendu parler auparavant: Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, elles aussi domiciliées dans les Îles Vierges britanniques.

 
Le siège tessinois de la société Medea Development, à Massagno, près de Lugano.© Federico Franchini / Mars 2014

Le siège tessinois de la société Medea Development, à Massagno, près de Lugano.© Federico Franchini / Mars 2014

 

Étrangement, ces deux entreprises, opérationnelles depuis un mois, ne disposent ni du savoir-faire ni de la technologie nécessaire. Elles s’adressent alors à Medea Development — qui devient leur partenaire officiel —, son directeur, Giuseppe Ciccarelli, assumant le rôle de porte-parole de cette alliance. Conseiller des gouvernements ougandais, congolais et kenyan, l’homme est très en vue dans la région, où il conçoit parallèlement un projet d’oléoduc pour exporter le pétrole du lac Albert jusqu’à l’océan Indien. Il côtoie également les hautes sphères du pouvoir en Afrique du Sud. Conclu dans l’opacité, le contrat du lac Albert est controversé. Dans un premier temps, il avait été négocié avec deux autres sociétés, Tullow Oil et Divine Inspiration, choisies par le ministère congolais des hydrocarbures. Sans expliquer ses motivations, le cabinet présidentiel de Joseph Kabila impose un nouveau tandem sociétaire, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, surgi de nulle part. Selon un rapport publié en 2012 par l’International Crisis Group, derrière ce retournement, il y a une «lutte de pouvoir» au plus haut niveau de l’état.

Cette ONG basée à Bruxelles pointe «l’absence d’un état régulateur» et le risque pour «le secteur pétrolier de devenir, à l’instar du secteur minier, un terrain d’affrontements entre intérêts locaux et étrangers sur fond de législation inadaptée, d’opacité financière et de ‘présidentialisation’ d’un secteur économique stratégique». En effet, la gestion des affaires pétrolières est désormais passée des mains du ministère congolais des hydrocarbures à celles du cabinet du président Kabila. Exploité à partir de 1960, le secteur pétrolier du Congo a longtemps été un marché secondaire dans ce pays regorgeant de matières premières autrement plus lucratives (du moins à l’époque), telles que l’or, le cuivre, et le coltan. Depuis une quinzaine d’années, le pétrole s’affirme comme le nouvel Eldorado, passant progressivement sous la gestion directe du bureau présidentiel, qui s’entoure de groupes étrangers en court-circuitant les ministères compétents.

Cette nouvelle donne culmine avec la création, au début de l’été 2010, d’Oil of Congo, une joint venture entre Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, chargée de l’administration des forages exploratoires, avec une participation étatique limitée à 15%. La Cohydro — société de l’État congolais spécialisée dans les hydrocarbures — est écartée, alors qu’elle a habituellement l’autorité pour négocier les contrats pétroliers sur le territoire de la RDC. Parlant au nom de ce consortium inédit, Giuseppe Ciccarelli, directeur général de Medea, tente de fournir des éclaircissements dans une interview accordée à Reuters, le 16 août 2010  (lire ici), quelques semaines après la naissance d’Oil of Congo. Selon lui, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd ont été plus rapides et efficaces que les entreprises locales, c’est pourquoi elles auraient été choisies pour mener le consortium Oil of Congo. Et de mentionner l’engagement de ce nouveau groupe à investir dans les infrastructures publiques, avec un apport de 3,5 millions de dollars pour la construction d’une route, d’une centrale électrique et d’un système d’approvisionnement hydrique.

Mais qui détient Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, entités jusque-là inconnues, mandatées du jour au lendemain pour chercher du pétrole au fond d’un lac, dont on dit qu’il cache des réserves incalculables? La piste mène en Suisse, dans le bureau de l’avocat genevois Marc Bonnant. Nommé administrateur des deux sociétés, il donne rapidement, d’une part, procuration légale à Khulubuse Zuma, neveu du président sud-africain Jacob Zuma, pour représenter Caprikat Ltd. Il délègue, d’autre part, Michael Hulley, avocat personnel du président Zuma, pour la gestion de Foxwhelp Ltd. Pourquoi? Contacté le 3 mars dernier, l’avocat genevois répond laconiquement, mais sans tarder, le lendemain même: «Je ne suis plus l’administrateur de Caprikat Limited et de Foxwhelp Limited. Je n’ai donc pas qualité pour vous fournir l’information que vous souhaitez.» Un semblant de réponse est peut-être à rechercher dans les déclarations de Giuseppe Ciccarelli au journal congolais La Prospérité, en juillet 2010. «Cette entreprise commune permettra à la RDC et à l’Afrique du Sud de travailler en étroite collaboration pour consolider leurs industries et économies.»

Mais en été 2010, les investisseurs restent encore cachés dans l’ombre. «Ce n’est pas le moment de dévoiler leur identité», affirmera M. Ciccarelli dans son interview à Reuters un mois plus tard, affirmant que Khulubuse Zuma et Michael Hulley ne détiennent aucune part dans les sociétés qu’ils administrent, derrière lesquelles opérerait en réalité un trust helvétique, dont il refuse de dévoiler l’identité. à cette époque, Khulubuse Zuma et Michael Hulley sont aussi les administrateurs de la société d’investissement Aurora Empowerment System, active dans les mines d’or.

 
© AP Photo/Marc Hofer/Archives

© AP Photo/Marc Hofer/Archives

 

Selon la revue spécialisée Africa Intelligence, quelques jours avant l’octroi de la concession à Caprikat Ltd et à Foxwhelp Ltd, Aurora Empowerment System aurait bénéficié d’un financement de 78,8 millions de dollars par un autre fonds d’investissement, le Global Emerging Markets (GEM). Une entité liée à GEM Management, sise à Genève, qui gère et administre les sociétés du groupe GEM Management Ltd, basée... aux Îles Vierges britanniques. La somme de 78,8 millions de dollars aurait servi de gage financier à la candidature de Caprikat Ltd et à Foxwhelp Ltd.

C’est l’une des missions du fonds GEM que de fournir une assise financière aux nouvelles sociétés qui n’obtiennent pas de prêts bancaires, en raison de leur manque d’expérience ou du risque élevé que comporterait leur activité. Dirigée par le petit fils de Nelson Mandela, Zondwa Gadhafi Mandela, Aurora Empowerment System est mise en liquidation en 2011 et ne peut donc plus dévoiler ses secrets¹. On ignore les raisons de cette liquidation, qui contribue à maintenir un épais nuage autour des activités, en Afrique, des deux sociétés anciennement administrées par Marc Bonnant ainsi que de la société Medea Development. Pour Valentino Arico, chargé de projet à la Déclaration de Berne, une ONG qui enquête depuis des années sur le rôle des sociétés suisses dans le commerce mondial de matières premières, cette affaire est emblématique de l’absence de transparence qui domine dans ce secteur. «Medea Development participe à une structure opaque qui ne permet pas de déterminer les ayant droits économiques de ses activités pétrolières, ainsi que le montant des paiements effectués au gouvernement congolais.»

 
 

C’est le ministre des hydrocarbures, Atama Tabe, qui brisera en partie cette opacité en dévoilant, lors d’une interview accordée au Financial Times le 24 juin 2012  (lire ici), le nom du principal investisseur de Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd: Dan Gertler, un commerçant de diamants israélien. à travers la holding d’investissement Fleurette Group, il contrôle diverses concessions minières en RDC. Âgé de 41 ans, il est défini par la revue Forbes comme «le visage émergent du ‘capitalisme irresponsable’ en Afrique».
Les révélations du ministre congolais expliquent la fulgurante ascension de Caprikat Ltd et de Foxwhelp Ltd: les deux sociétés sont détenues par l’ami et conseiller personnel du président Joseph Kabila... «Dan Getler est l’un des rares Blancs à avoir été invité au mariage de Joseph Kabila, ce qui montre l’importance et l’influence dont il dispose auprès des plus hautes sphères du pouvoir congolais», explique Massimo Alberizzi, longtemps correspondant en Afrique du Corriere della Sera, animateur du site www.africa-express.info. Le personnage est épinglé par l’African Progress Panel, un organisme fondé par Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU. Il dévoile que Dan Gentler a conclu cinq contrats spéculatifs, achetant puis revendant à des prix surfaits des concessions pour l’exploitation de matières premières, causant ainsi, entre 2010 et 2012, une perte de 1,4 milliard de dollars à l’État congolais, l’équivalent du double de son budget annuel dans les domaines de la santé et de l’éducation.

Dans la région du lac Albert, la population locale est offusquée et elle le fait savoir. Elle réagit dès la première heure, lors d’une conférence publique qui se tient en juillet 2010 à Bunia, principal centre urbain de la région, à quelques kilomètres du lac Albert. Une délégation gouvernementale, venue faire la promotion du projet, se fait accueillir par des protestations. Nous sommes dans l’Ituri, qui compte 28 députés représentant ce vaste territoire au parlement national. La presque totalité d’entre eux émet des réserves sur le projet, dénonçant la mainmise de sociétés domiciliées dans un paradis fiscal sur les ressources naturelles du pays. Portée par la grogne populaire, l’ONG Itury Civil Society monte elle aussi au front, réclamant la renégociation du contrat d’exploitation et demandant que l’État augmente sa participation de 15 à 30% du capital, un pourcentage pouvant servir de minorité de blocage.

Les mois passent et la mobilisation ne faiblit pas contre l’opacité qui continue d’entourer l’affaire. En janvier dernier, une pétition est déposée, dénonçant l’absence des investissements promis par Oil of Congo. Elle est relayée par Radio Okapi, co-gérée par la Fondation Hirondelle à Lausanne, et financée par la Direction du développement et de la coopération (DDC) à Berne. Une pétition visant à faire toute la lumière sur un marché devenu trop opaque, à tel point que le FMI a menacé de bloquer ses prêts à la RDC à cause de son manque de transparence dans la gestion de ses principales ressources. Mais la fronde populaire arrive peut-être trop tard, puisque Dan Gertler serait en passe de revendre ses concessions du lac Albert. Il aurait chargé son associé, Oren Lubow — directeur d’une société suisse d’extraction d’or en RDC, la Moku Goldmines, contrôlée à 97% par Fleurette Group —, de convaincre les grandes compagnies pétrolières internationales à racheter ses contrats. De son côté, Oil of Congo a lancé l’an dernier une campagne de séduction, sponsorisant la tenue, en septembre 2013, de l’Oil and Gas Forum à Kinshasa.

Le président d’Oil of Congo, M. Pedaci, ex-directeur de la filière gaz d’ENI et ancien consultant de Medea, y annonçait la fin des explorations géologiques sous le lac Albert et faisait état d’un potentiel de deux milliards de barils d’hydrocarbures liquides (pétrole et gaz). Une déclaration qui était censée susciter la convoitise des «majors» de l’énergie. Mais la réputation de Dan Gertler et le fait que Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd apparaissent de plus en plus comme des coquilles vides refroidissent visiblement les investisseurs potentiels. Qui spéculent sur un retournement politique.

 
 

Selon Africa Intelligence, en effet avec la mort accidentelle de Augustin Katumba en février 2012, — un membre très influent du gouvernement Kabila (selon la revue Jeune Afrique, il était l’éminence grise de Kabila) —, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd auraient perdu un soutien politique fondamental. Ce décès pourrait changer la donne et permettre aux «majors» de l’énergie de revenir en force, profitant de l’affaiblissement d’Oil of Congo.

Pendant ce temps, l’alliance entre Dan Gertler et Medea Group a déplacé ses pions dans une zone franche au large de l’océan atlantique, entre l’Angola et la RDC. Un rapport publié en janvier dernier, par l’ONG britannique Global Witness, montre que Dan Gertler est le principal bénéficiaire d’une société off-shore, la Nessergy Ltd, ayant son siège à Gibraltar. à travers elle, il a obtenu une concession dans cette zone transfrontalière, qu’il a ensuite revendue aux compagnies étatiques Sonangol (Angola) et Cohydro (RDC). Pour un prix trois cents fois supérieur à la mise initiale, sans qu’aucune communication publique n’ait été rendue.

Consultant de Cohydro, le directeur général de Medea Development, Giuseppe Ciccarelli aurait joué le rôle de médiateur. Selon Africa Intelligence, il aurait participé au financement du voyage, l’an dernier, des dirigeants de Cohydro dans la capitale ougandaise Luanda pour conclure l’accord. Pour Daniel Balint-Kurti, de Global Witness, «Medea Development a fait un travail décisif dans l’un des accords pétroliers les plus controversées en Afrique ces dernières années. Il est important que tous les bénéficiaires de cette entreprise soient devoilés et que l’on explique comment les zones d’exploration pétrolières ont été confisquées avant de tomber dans les mains de Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd. Il incombe à toute société, qui songe éventuellement à racheter à Oil of Congo les droits d’exploitation des zones concernées, de bien connaître au préalable ses beneficiaires».

Étonnamment, Fleurette Group de Dan Gertler rejoint Global Witness. Dans un communiqué du 24 mars 2014, il réclame un code de régulation du secteur des hydrocarbures et assène: «Nous sommes persuadés que les bénéficiaires de toutes les concessions doivent être connus.» Signe que le vent commence à tourner? Depuis 2005, année où l’on retrouve Medea dans le cadre du programme, controversé, Oil for Food (le Secrétariat d’État à l’économie suisse et l’ONU lui avaient autorisé l’achat de deux millions de barils de pétrole irakien), la société tessinoise a parcouru bien du chemin. Du Congo au Ghana, en passant par l’Ouganda, l’Angola et le Kenya, son nom apparaît dans les plus grands contrats pétroliers publics, couvrant des régions instables qui peuvent exploser à tout moment. «La ruée vers le pétrole est en train de créer de nouvelles tensions. Quand le pétrole jaillit, la guerre n’est pas loin», analyse Massimo Alberizzi, ex-correspondant du Corriere della Sera. «Certains mettent en garde contre une escalade guerrière dans un pays qui n’a jamais vraiment été pacifié, puisque ses immenses richesses naturelles suscitent l’avidité de trop de monde. Et d’autres tirent profit de cette instabilité.»


¹ Aurora Empowerment System connaît des problèmes judiciaires en Afrique du Sud début 2011. Les salariés de ses mines d’or de Pamodzi, soit environ 1200 personnes, vont porter plainte contre la société. Ses derniers réclament des arrières de salaire (plus d’un an). Ils accusent les dirigeants d’Aurora Empowerment System d’avoir sciemment coulé cette dernière en retirant massivement des capitaux. Extrait de: Produire du pétrole en zone de conflit: cas de l’Afrique médiane, thèse de Benjamin Auge, 20 novembre 2012, Université de Paris 8, centre de recherche et analyse géopolitiques.

 
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