Fenaco, l’«agro-géant» discret qui va de la terre à votre table

© Alberto Campi / Archives

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De la vente de semences et de pesticides à la commercialisation d’aliments transformés, la fédération nationale des coopératives agricoles (Fenaco) exerce une forte influence sur l’agriculture suisse. Elle incarne un système productiviste qui fait débat.

 

Martin Bernard 4 avril 2016

La Fenaco est un géant discret de l’agro-industrie. Mais avec un chiffre d’affaire de près de 6,2 milliards de francs en 2014, elle fait partie des 40 plus grandes entreprises helvétiques. Forte de ses quelques 80 sociétés affiliées, «elle est présente dans l’ensemble de la chaîne de valeur agricole, des semences aux rayons de magasins», vante Marshall Lienhard, ancien président de son conseil d’administration. Un fait que rappelle d’ailleurs son slogan, «de la terre à la table». Elle peut, en outre, se targuer d’avoir compté dans ses rangs, en tant que vice-présidents de son conseil d’administration, deux conseillers fédéraux UDC actuellement en activité: Guy Parmelin et Ueli Maurer. Son fleuron, les magasins Landi permettent notamment aux agriculteurs de s’approvisionner en outils agricoles et produits phytosanitaires. Les sociétés AGROline et Landor assurent la commercialisation d’engrais, tandis que Melior et UFA vendent des céréales fourragères comme le soja destinées au bétail de rente. La coopérative est également présente dans l’industrie alimentaire avec les boissons Ramseier et Sinalco, ainsi qu’avec Frigemo, dont les pommes de terres composent les frites McDonald’s. Elle possède aussi les stations services Agrola et est propriétaire à 20% du journal Agri, basé à Lausanne.

La Fenaco est fondée en 1993 à la suite de la fusion de six fédérations agricoles régionales. Elle est une entreprise coopérative, au sens de l’article 921 du code des obligations, dont le siège est à Berne. Selon son rapport d’activité 2014, «elle appartient aux 43 000 membres des Landi, qui sont majoritairement des agriculteurs». Malgré sa taille, la société ne fonctionne donc pas selon la logique classique de l’actionnariat. «Mais on est très loin du modèle idéal de la coopérative, où chaque coopérateur a son mot à dire dans la manière dont elle est dirigée», tempère Jérémie Forney, spécialiste de l’agriculture à l’institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. D’autant plus que la plupart de ses sociétés-filles sont des sociétés anonymes. La coopérative se définit comme «l’entreprise des agriculteurs suisses pour une agriculture productive». Son objectif premier consiste à «produire un maximum de denrées alimentaires en Suisse pour assurer l’avenir d’une agriculture suisse productive». Elle est historiquement et sociologiquement proche de l’Union suisse de paysans (USP), la puissante organisation faîtière de la profession¹, à laquelle elle a versé 253 000 francs en 2014.

Comme l’USP, la Fenaco est partie prenante d’un système agricole industriel favorable à l’utilisation massive d’intrants et de pesticides dans le but d’améliorer les rendements et la compétitivité des exploitations. La coopérative tire d’ailleurs 1,82 milliard de francs par an (près de 30% de son chiffre d’affaire) de la commercialisation d’agents de production. À lui seul, le secteur de la production végétale, qui inclut la vente de produits phytosanitaires et d’engrais, a rapporté à la Fenaco 348 millions de francs en 2014. Un chiffre, certes, relativement modeste en comparaison à la vente de céréales fourragères, d’oléagineux et de matières premières, ayant engendré un revenu de 958 millions. La commercialisation du soja représente une part non négligeable de ce marché, qui a explosé ces vingt dernières années. Selon les statistiques de l’Office fédéral de l’agriculture, 273 335 tonnes de soja destiné principalement à la nutrition animale (volaille et porcs, en particulier) ont été importées en Suisse en 2015, contre 13 570 en 1995 ². «Pour des raisons de concurrence», la coopérative n’a pas souhaité communiquer ses parts de marchés dans ce secteur. Elles s’élèveraient cependant, selon certaines personnes proches de ce milieu, à plus de 50%.

En parallèle à ses activités traditionnelles, la Fenaco est aussi active dans la recherche. Elle participe depuis 2004 au développement de la culture de colza HOLL en Suisse (lire encadré à la fin de l'article). Elle finance aussi depuis peu — à hauteur de 1,5 million de francs sur dix ans — une nouvelle chair de sélection végétale (Molecular Plant Breeding) à l’École polytechnique fédérale de Zürich (EPFZ). La coopérative a en outre mis sur pied toute une série de projets pilotes tournés vers l’écologie et l’agriculture biologique. Ceux-ci concernent notamment l’importation de soja produit durablement et sans OGM.

Mais aussi l’agroforesterie, à Cressier, où avec le soutien de Frigemo 54 arbres ont été plantés en plein milieu des champs sur une parcelle de 1,5 ha. Tout en reconnaissant les aspects positifs de ces initiatives, Lucas Luisoni, ingénieur agronome EPFZ, reste cependant dubitatif: «Je doute à terme qu’il soit possible d’harmoniser l’agro-industrie incarnée par la Fenaco et une production agricole paysanne respectueuse du sol, des plantes et donc sans chimie.» Une position que ne partage évidemment pas la coopérative. «Ce sont les agriculteurs et agricultrices qui décident eux-mêmes de leurs propres méthodes de production», rétorque Alice Chalupny, sa porte-parole. «Plusieurs modèles d’activité peuvent donc coexister avec succès.» La coopérative a sans conteste sa raison d’être dans le système actuel d’agriculture raisonnée orientée vers le marché.

Mais dans l’hypothèse d’une généralisation de l’agriculture contractuelle de proximité (comme les paniers bio) ou de la permaculture, il y aurait peu de place pour elle. «Un changement profond du système agricole ne sera profitable pour Fenaco que si elle peut se profiler sur de nouveaux produits à vendre aux agriculteurs», conclut Jérémie Forney. «À moins qu’elle ne change complètement son principe de fonctionnement.» Le colza est la principale plante oléagineuse produite en Suisse. Afin de limiter les effets indésirables de la production industrielle d’huile de colza — qui génère des acides gras engendrant, entre autres, une augmentation du «mauvais cholestérol» — de nouvelles variétés de colza à teneurs réduites en acides gras polyinsaturés (variétés HOLL pour high oleic low linolenic) ont commencé à être cultivées en 2004.

Les différents projets sont soutenus par la Commission parlementaire pour la technologie et l’innovation (CTI), ainsi que des partenaires publics et privés comme Fenaco, Monsanto, l’INRA et BASF (groupe de chimie allemand). Monsanto est l'un des sélectionneurs actifs dans le développement et l'amélioration des variétés de colza HOLL non-OGM. Celles-ci sont testées dans les centres de compétences de la Confédération pour la recherche agricole (Agroscope). Fenaco participe au projet depuis la mise en place de la production pilote en 2004, et fait le pont entre la recherche et les agriculteurs. La culture de colza HOLL couvre aujourd’hui environ un tiers des surfaces de colza cultivées en Suisse.

Lisez aussi l’enquête de Martin Bernard sur le lobby agricole suisse, LOBBY PAYSAN, POUVOIR SUISSE


1. Lire La Cité du mois de novembre 2015.

2. Aujourd’hui, 70 à 80% du soja produit dans le monde est génétiquement modifié. Les trois principaux producteurs mondiaux de soja sont les États-Unis, le Brésil et l’Argentine. Seul le Brésil en produit une quantité significative non transgénique, et à bas prix. En raison de la législation helvétique restrictive sur les OGM, le soja importé en Suisse provient donc à 85% du Brésil. Le Réseau suisse pour le soja indique qu’en 2014, 93% des importations suisses étaient issues de cultures responsables.

 
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