Débâcle de la BSI: le jeu trouble d’une banque d’assaut

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Juin 2016

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Juin 2016

 

Pris dans le gigantesque scandale du fonds souverain malaisien, BSI, le principal institut bancaire tessinois, provoque un tsunami financier. Pour la première fois en Suisse, une banque est rayée de la carte par les autorités. Six autres sont dans le viseur de la justice. Radiographie d’un désastre.

Federico Franchini et Fabio Lo Verso 5 juin 2016

Le 24 mai 2016 est à marquer d’une pierre noire dans l’histoire bancaire helvétique. Pour la première fois, une banque va être dissoute sur ordre d’une autorité étatique. Ce jour-là, BSI, principal établissement tessinois, est mis à mort par la FINMA, le gendarme financier suisse. Motif: «La banque a gravement enfreint les dispositions relatives au blanchiment d’argent et l’exigence de garantie d’une activité irréprochable.» Le cadre est celui de l’«affaire 1MDB», du nom du fonds souverain de Malaisie — 1Malaysia Development Berhad — d’où 4 milliards de dollars ont été détournés. Ce scandale financier ébranle le pays asiatique depuis plus d’un an.
La FINMA, qui signe un réquisitoire sans précédent, décide aussi de confisquer à BSI 95 millions de francs. «C’est le deuxième montant confiscatoire le plus élevé à l’encontre d’une banque suisse, après celui qui a frappé UBS en lien avec le scandale de la manipulation des devises», précise Mark Branson, directeur de la FINMA. Le même jour, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une enquête pénale contre BSI sur la base des conclusions de la FINMA. Ce déluge de feu se poursuit avec le retrait de la licence bancaire de BSI à Singapour, épicentre géographique de ce scandale à tiroirs multiples. 

C’est dans la cité-État asiatique que tout a commencé. En octobre 2009, Hanspeter Brunner est nommé à la tête du bureau local de BSI. La banque entend se développer en Asie et Singapour est the place to be, où transitent les dollars des nouveaux riches du continent asiatique. BSI décide de miser sur ce banquier réputé, un homme qui avait auparavant fait preuve de son talent au service d’une banque rivale, la RBS Coutts de Zurich. Dans ses bagages, Brunner emmène la septantaine de gestionnaires de fortune qui collaboraient avec lui pour RBS Coutts. Un exode sans précédent dans l’histoire bancaire. «Nous avons attiré les grands talents chez BSI et nous n’avons pas encore terminé», déclarait-il fièrement au Financial Times.

Des «grands talents» qui emportent avec eux les portefeuilles munis des clients les plus riches d’Asie. Parmi les «stars» qui passent de RBS Coutts à BSI, il y a Yak Yew Chee, un banquier très expérimenté qui gère les comptes liés au 1MBD et ceux de l’homme d’affaire Jho Low, étoile montante de l’entrepreneuriat d’assaut en Malaisie, proche du premier ministre Najib Razak. Un afflux de clients et de capitaux qui vaut à Hanspeter Brunner d’être élu meilleur banquier privé asiatique en 2010, et d’être propulsé au sein du Group Executif Board de BSI, où sont prises les décisions stratégiques.

À la maison mère de Lugano, on jubile. À l’approche de Noël 2011, Alfredo Gysi, à l’époque directeur général de la banque, adresse une lettre élogieuse à Yak Yew Chee: «Hanspeter m’a parlé du boulot fantastique et du business success que tu as réalisés dans les semaines passées (...) Merci pour ton immense contribution non seulement à la croissance de notre nouveau business en Asie mais aussi en faveur de l’ensemble du groupe BSI.» Les années suivantes, le salaire de Yak Yew Chee passe de 500 000 dollars à un million; ses bonus, eux, prennent l’ascenseur et atteignent la somme de 10,5 millions de dollars en 2014. La croissance de BSI en Asie est phénoménale. Selon son rapport annuel, la Singapore branch de la banque double en 2014 ses bénéfices nets.

C’est en 2015 que les nuages commencent à s’amonceler sur l’établissement tessinois. Le nom de Jho Low figure dans le plus grand scandale de détournement de fonds de l’histoire de la Malaisie. Nom de code: 1MBD. Créé et dirigé par le premier ministre Najib Razak, ce fonds souverain était censé servir de levier financier pour la modernisation du pays. En réalité, il s’agissait d’une gigantesque tirelire, dans laquelle BSI gérait une centaine de comptes. Commis grâce à des techniques financières sophistiqués, les détournements de fonds au détriment de 1MBD suivent plusieurs directions. Nous nous limitons à résumer un épisode de cette gigantesque affaire.

Ce volet implique la société saoudienne PetroSaudi International, qui dispose d’une antenne à Genève, et le très influent Jho Low. Grâce à ses relations politiques privilégiées, ce dernier devient l’artisan d’une joint-venture entre PetroSaudi et 1MBD. Objectif: stimuler les investissements moyen-orientaux en Malaisie. La société commune, établie aux Îles Caïman, est crée le 29 septembre 2009. L’accord prévoit que le fonds malaisien y injecte un milliard de dollars. Le lendemain, 700 millions de ces dollars sont déjà détournés et versés sur un compte bancaire auprès de la RBS Coutts de Zurich. Un compte appartenant à la Good Star Limited, société basée aux Seychelles et dont le bénéficiaire économique est... Jho Low.

Lorsqu’en 2015, le scandale 1MBD éclate en Malaisie, le premier ministre Najib Razak est soupçonné d’avoir alimenté, via ce fonds, ses comptes privés. Pour l’heure, aucun montant n’a été révélé. L’enquête met également au jour le rôle du beau-fils de Najib Razak, producteur cinématographique, soupçonné d’avoir utilisé une partie de l’argent détourné pour financer le film Le loup de Wall Street avec Leonardo Di Caprio. Le site d’investigation Sarawak Report publie des dizaines de documents rendus publics par un ancien cadre suisse de PetroSaudi, actuellement en prison en Thaïlande. Le 15 mars 2015, les autorités de Singapour font parvenir à celles de Malaisie des informations concernant les comptes bancaires de Jho Low, client de BSI. Dans ces documents, dont La Cité dispose d’une copie, on découvre que Jho Low détient plusieurs comptes auprès de la banque tessinoise, à son nom ou au nom de sociétés dont il est l’ayant droit économique. Parmi celle-ci, la Abu Dhabi-Kuwait-Malaysia Investment reçoit, entre 2011 et 2013, 529 millions de dollar en provenance... du compte zurichois de la Good Star Limited. La somme qui restait vraisemblablement des 700 millions détournés en 2009 du fonds souverain. Selon des sources anonymes citées dans les médias asiatiques, une partie de ces 700 millions de dollars auraient servi à financer la réélection du premier ministre Najib Razak en 2013. «Mon équipe effectue ces transactions sans vraiment savoir ce que nous faisons et je ne suis pas à l’aise avec ça. [...] Il devrait y avoir plus de contrôle autour de tout cela», s’inquiète un gérant dans un e-mail envoyé à sa hiérarchie en 2012. Mais cette alerte restera lettre morte. C’est l’un des nombreux exemples que la FINMA brandit pour dénoncer la «surveillance insuffisante de BSI sur ses clients politiquement exposés».
La liste des doléances évoque un comportement davantage insouciant qu’imprudent des gérants chargés des PEP, les personnalités politiquement exposées. Des transactions très douteuses ont eu lieu sous les yeux de ces collaborateurs grassement payés pour surveiller attentivement les transactions de leurs clients. Ainsi, «dans le cas d’un apport de 20 millions de dollars US, la banque s’est contentée de l’explication du client selon laquelle il s’agissait là d’un cadeau». Dans un autre cas, «98 millions de dollars ont été versés sur un compte sans éclaircissement des circonstances économiques de ce versement», détaille la FINMA. «L’origine des valeurs patrimoniales n’a pas été suffisamment clarifiée et des transactions douteuses de plusieurs centaines de millions de dollars US n’ont pas fait l’objet d’investigations

Dans la gestion de ses comptes liés au fonds souverain 1MBD, la banque BSI a ainsi sciemment choisi l’option de l’opacité: «Les moyens financiers des fonds souverains ont très souvent été investis via des structures intermédiaires spécialement construites à cette fin, explique la FINMA. BSI a soutenu la construction de ces structures dans le but d’atteindre une plus grande confidentialité de l’activité d’investissement.» Des structures sophistiquées dont elle a fini par perdre la maîtrise. Tout s’emballe, et l’aveuglement tient lieu de stratégie. «Les frais facturés étaient supérieurs à la moyenne et non conformes au marché, martèle la FINMA. Les responsables de la banque ne se sont pas demandé pourquoi les fonds souverains percevaient des prestations pour des clients institutionnels auprès d’un établissement spécialisé sur la clientèle privée et devaient pour cela payer des frais plus élevés et non conformes au marché.»

D’autres documents en possession de La Cité montrent que la BSI avait mené une investigation interne avant de mettre en congé sans solde, de mai à septembre 2015, l’homme-pivot de la relation entre BSI et 1MBD: Yak Yew Chee. En échange d’un juteux bonus, la banque lui avait proposé de signer un document dans lequel le banquier aurait dû affirmer ne pas avoir tiré profit personnel de la gestion des comptes de Jho Low et de 1MBD. Une condition que Yak Yew Chee refuse d’accepter. Selon ses avocats, elle aurait permis à la banque de se mettre à l’abri d’une éventuelle tempête judiciaire et de laisser leur client seul et sans défense devant la justice.

Contactée avant l’annonce de la FINMA, la BSI affirmait «n’être pas partie de la procédure qui implique Monsieur Yak Yew Chee» faisant l’objet d’une enquête à Singapour. Et l’institut bancaire de souligner que Yak Yew Chee ne figurait plus parmi ses collaborateurs. La prometteuse histoire d’amour entre la BSI et son banquier d’assaut s’est achevée dans la douleur. En revanche, Hanspeter Brunner est, lui, paisiblement parti à la retraite anticipée le 7 mars dernier, laissant son successeur dans une position intenable. L’histoire récente de la banque aura été marquée par un étourdissant cycle de soubresauts. En septembre 2015, BSI est passée des mains du groupe italien Generali à celles du groupe brésilien BTG Pascual. Deux mois plus tard, en novembre 2015, suite à l’arrestation d’André Estevens, directeur général de BTG Pascual, impliqué dans le scandale de corruption de la compagnie publique brésilienne Petrobras, la banque tessinoise plonge dans l’abîme de l’incertitude. D’où elle sera extraite cinq mois plus tard par EFG International, propriété à 54,78% de la famille grecque Latsis. Le 29 avril dernier, les actionnaires de ce groupe financier basé à Zurich ont voté une augmentation de capital de 500 millions de francs pour racheter la consœur tessinoise. Ce qui ferait d’EFG International la cinquième banque d’affaires en Suisse.

Le 24 mai, la FINMA annonce simultanément qu’elle autorise cette reprise. Mais elle accompagne cette autorisation «de la condition que BSI soit entièrement intégrée et ensuite dissoute» au plus tard à fin 2016. Ce rachat, ajoute la FINMA, «doit être vu comme une évolution positive, car il offre aux clients et collaborateurs des perspectives d’avenir». Des perspectives d’avenir qui n’en sont probablement pas. Le 11 mai dernier, le Financial Times brossait un tableau inquiétant des démêlés de BSI au Royaume-Uni et aux états-Unis. Et un nouveau cauchemar hante déjà l’institut tessinois. Selon des documents publiés au Brésil, BSI se retrouve également impliquée dans l’affaire Petrobras. Mais ceci est peut-être une autre histoire.


Après la BSI, six banques sous enquête

En ce 24 mai, jour où BSI a formellement été rayée du paysage bancaire suisse, les comptes rendus des médias font état d’une «sévérité inhabituelle» de la part de l’Autorité suisse de surveillance des marchés financiers (FINMA). contre la banque tessinoise. En réalité, la crispation et la fermeté du gendarme financier helvétique s’expliquent par la cascade d’annonces graves qui ternissent la place financière suisse. À cette occasion, Mark Branson, directeur de la FINMA, fait savoir que «six autres banques suisses sont sous le coup de procédures d’enquêtes approfondies en lien avec le scandale de corruption Petrobras et l’affaire du fonds d’état malaisien 1MDB». Des indices concrets de blanchiment sont évoqués, qui pourraient aboutir à l’ouverture de procédures de dissolution.

La FINMA ne dévoile jamais les noms des banques sur lesquelles elle enquête. Mais, sous la pression médiatique, PKB Privatbank, basée à Lugano, confirme «avoir été informée en avril 2016 qu’elle sera l’objet d’un examen par la FINMA en rapport avec ce qui est appelé l’affaire Petrobras». RBS Coutts reconnaissait en avril déjà faire l’objet d’une enquête dans le cadre du scandale 1MDB. Deux autres établissements sont mentionnés dans les comptes rendus des médias: la banque Edmond de Rotschild à Genève et la Falcon Private Bank à Zurich. La première est actuellement sous le coup d’une procédure au Luxembourg, alors que les informations filtrent au compte-goutte sur la deuxième. Les noms de la cinquième et sixième banque échappent pour l’heure aux radars.

À ce jour, seule BSI écope d’une punition immédiate et sans appel. En Suisse, mais aussi à Singapour où la foudre s’est également abattue sur ses activités. Annonçant, toujours le 24 mai, une amende de 9 millions de dollars, la justice de la cité-État qualifie le comportement de BSI de «pire cas de malversations grossières auxquelles les autorités financières du pays ont pu assister à ce jour». Précédemment, les autorités financières singapouriennens avaient annulé une seule fois la licence d’une banque d’affaires. C’était en 1984, date à laquelle la succursale de la banque d’investissements basée à Hong Kong Jardine Fleming avait été fermée pour «manquements graves».

 
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