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POUSSIN, LE MÉMORIALISTE DES MARAIS D’AMNÉSIE

Son dernier album vient de sortir. Téléportation quantique vers les animaux d’avant l’apparition de la vie. Avec des préfaces de Siné, Sorj Chalandon et Zep.

Son dernier album vient de sortir. Téléportation quantique vers les animaux d’avant l’apparition de la vie. Avec des préfaces de Siné, Sorj Chalandon et Zep. [dropcap]G[/dropcap]râce à Poussin, efforcez-vous de devenir enfin intelligent, comme un enfant. Un enfant d’avant l’école, bien sûr. Un enfant dieu, créateur de l’éternel présent. Un enfant vieux, comme le monde.

Le dessinateur universellement carougeois Gérald Poussin sert de guide, indispensable agent pour mieux vous perdre. Car il faut toujours se méfier des guides qui vous mènent quelque part. Avec eux, la vérité n’est qu’un mensonge parmi d’autres. Préférons le guide qui ne sait pas où aller mais qui s’y rend avec autant de confiance que de détermination. Poussin est une bonne étoile.

Suivons-la, jusqu’à cet album qui vient de sortir aux «Cahiers dessinés». Préfacé par Siné, Sorj Chalandon et Zep, Le catalogue des animaux disparus dans les Marais d’Amnésie dévoile la création d’avant la Création. La création minuscule qui n’avait pas encore fait pousser une majuscule à son C censée hausser son sens.

Le mémorialiste amnésique avertit d’emblée (de crainte, sans doute, qu’il n’oublie cet exorde): La plupart des animaux de ce catalogue sont nés avant qu’il y ait de la vie sur terre. Notez-le, il précise bien, «la plupart», mais non la totalité des animaux. Il en est donc, dans cet opus, qui sont nés APRES l’apparition de la vie sur terre. Et qui donc? Eh bien, c’est vous, gros malin de lecteur!

Vous apprendrez ainsi qu’une masse de pigments de couleurs sur l’étang donnera naissance, au bout de la chaîne évolutive, aux Beatles que Poussin écoute en dessinant. Remarquez son éclectisme, outre les scarabées de Liverpool, il fait courir son crayon avec Debussy, Ravel, les musiques indiennes, Bashung, Manset.

Vous allez devenir familiers de personnages tellement étonnants qu’ils poussent le vice jusqu’à vous ressembler… Si, si! Nous avons tous quelque chose du Bûroûbû, des Hyponponcondriaks qui ont peur d’avoir un zabubon ou une mycoluque à la nuque, de l’inventeur des salles d’attente, des Faignouzares, tellement crevés qu’ils ne peuvent même plus jouer à la bête à deux dos, des moules à bascule (à ne pas confondre avec les moules à gaufre, apanages exclusifs du capitaine Haddock), de Furluflu et Flatatoune, des Knuflus, ces personnages tellement laids que même la vase refusait de communiquer avec eux (il paraît que des spécimens se seraient emparés de la Corée du Nord). Et que dire des Souffreteux qui, vivant les pieds dans l’eau, imploraient leur chaman de faire advenir l’ère du béton? Du Rututu, fuyant devant ses responsabilités paternelles?

Des éponges qui, à l’époque, servaient d’églises? Et mille grâces soient rendues aux Nurfluluches et autres bactéries créatrices! Par elles, nous disposons de ce fleuve épais et nourricier qui a pour nom, pétrole, dispensateur des biens si précieux que sont les bouchons sur l’autoroute les dimanches de ski, les votations multiples sur la traversée de la Rade et la jolie ronde des sacs en plastique au milieu des océans.

Ce Catalogue des animaux disparus dans les Marais d’Amnésie est d’autant plus un événement que cela faisait depuis 2006 et sa Prise de bec que Poussin ne nous avait plus régalé d’un album.

Il faut dire qu’entretemps, l’artiste n’est pas resté à paresser dans les paradis fiscaux plein de glands apportés par un oiseau esclave. Il a créé des peintures murales, notamment à Carouge, à la Gare du Flon, à l’hôpital de Sion, et même au Service des passeports à Onex. Si un porteur de casquette vous cherche des crosses à la frontière, présentez-lui un dessin de Poussin, au lieu de vous tirer des flûtes. C’est magique pour être propulsé aux Violons.

Surtout, il poursuit son oeuvre picturale. Gérald Poussin se trouve actuellement au mitan d’une série inspirée par les sentiers de l’Inde et les rivières du Tessin. A moins que ce ne soit l’inverse. Avec lui, on ne sait jamais... Mais on apprend toujours.

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L’art aux prises avec l’impossible mémoire ex-yougoslave

Milica Tomic et Aleksandra Domanovic témoignent de façon fort différente l’une de l’autre, de la complexité «monumentale» à représenter le passé, même récent.

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Milica Tomic et Aleksandra Domanovic témoignent de façon fort différente l’une de l’autre, de la complexité «monumentale» à représenter le passé, même récent. [dropcap]M[/dropcap]aints artistes se sont confrontés aux conséquences des guerres en Yougoslavie, notamment Milica Tomic et Aleksandra Domanovic. Une génération les sépare; leur expérience singulière du conflit contribue à façonner des points de vues différents sur les questions mémorielles. Milica Tomic, née en 1960 à Belgrade (actuellement en Serbie) est ébranlée dans sa pratique de la sculpture par la violence du conflit.

Elle commence son oeuvre par un travail de performance et de vidéo sur la construction de l’identité. En 2002, la municipalité de Belgrade lance un concours pour ériger un «monument dédié aux guerres sur le territoire de l’ex-Yougoslavie». L’artiste participe alors à un groupe de discussion. La succession de concours lancés sans succès et la difficulté à nommer le projet alimente les controverses au sein du groupe et témoigne de l’impossibilité de l’opération. Les débats conflictuels finissent par diviser l’entité.

De cet écueil émerge un nouveau collectif qui choisit de prolonger le dialogue par une série de débats publics et d’actions participatives. Grupa Spomenik (Groupe Monument) réunit aussi bien des artistes que des théoriciens et s’entoure d’étudiants, de philosophes, d’anthropologues, de psychanalystes et de théoriciens en sciences politiques. À l’occasion de divers projets, le groupe investit le lieu d’exposition pour le transformer en forum de discussion, en centre de documentation et, depuis 2008, en lieu d’édition d’un journal que les membres définissent comme un «monument distributif», favorisant la prise de parole autour du génocide en Bosnie-Herzégovine.

En 2009, Milica Tomic initie un deuxième groupe de travail intitulé Four Faces of Omarska (Les quatre visages d’Omarska), à nouveau composé d’un grand éventail de chercheurs en sciences sociales et humaines. Le groupe se propose de comprendre et de contribuer à transformer les expériences des personnes dont les vies ont été bouleversées par ce qui s’est passé à Omarska.

Cette ville, actuellement située non loin de Prijedor, dans la Republika Srpska, entité serbe de Bosnie-Herzégovine, fut le lieu d’implantation d’un camp de concentration où furent principalement détenues des populations bosniaques et croates, à partir de 1992. Situé actuellement sur un site minier appartenant à ArcelorMittal, le lieu du camp est pratiquement inaccessible aux familles des victimes et aux commémorations. Four Faces of Omarska a lancé des actions afin de susciter une prise de conscience quant à l’absence de reconnaissance des crimes commis dans le camp auprès des autorités locales et des propriétaires de la mine. Le groupe est allé jusqu’à revendiquer la tour ArcelorMittal du parc olympique de Londres, dessinée par l’artiste indien Anish Kapoor, comme un «monument en exil» pour les victimes du camp d’Omarska, d’où provient le métal utilisé pour la tour.

MOMENTS DÉCONNECTÉS DE L’HISTOIRE

Aleksandra Domanovic, née en 1981 à Novi Sad (actuellement en Serbie) s’intéresse, elle, aux périodes connexes aux conflits, une manière pour elle de commenter les conséquences des guerres et de refléter une certaine histoire de l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie. Sa pratique artistique explore la circulation et la réception des images, en particulier quand ces dernières changent de sens selon les contextes et les circonstances historiques.

D’abord basée sur l’observation des nouveaux médias, en révélant, notamment, le sens géopolitique des noms de domaines, elle développe depuis quelques années une analyse des images et des discours de l’avant et de l’après-guerre, avec des incursions semi-autobiographiques. Elle révèle par exemple l’obsolescence du nom de domaine de la Yougoslavie, .yu, en l’utilisant pour sa valeur homophonique dans le titre anglais d’une exposition à la Kunsthalle de Bâle en 2012 From yu to me. Dans un essai vidéo, elle étudie l’émergence dans les républiques d’ex-Yougoslavie d’une typologie de sculpture publique issue de la culture populaire occidentale et intitule le phénomène Turbo Sculpture, titre également de la vidéo. En empruntant le suffixe turbo, utilisé dans Turbo-folk pour définir le style hybride de musique balkanique, Aleksandra Domanovic observe les monuments déconnectés de l’histoire récente et traumatique du lieu et représentant des personnages de fiction comme Rocky Balboa ou des acteurs comme Johnny Depp ou Bruce Lee.

Son intérêt porte également sur les monuments du régime socialiste endommagés par les guerres et abandonnés par les nouveaux pouvoirs publics. Elle réalise des répliques de certaines formes issues des mémoriaux de l’un des architectes incontournables de la Yougoslavie, Bogdan Bogdanovic. Son style singulier entre art décoratif et modernité représente l’indépendance de la Yougoslavie de Tito face au vocabulaire architectural des deux blocs antagonistes de la Guerre froide, l’est et l’ouest. Afin de réfléchir à la position de cette alternative yougoslave, Aleksandra Domanovic réalise ces répliques en tadelakt, un enduit typique du Maghreb, rappelant ainsi le lien oublié entre le Maroc et la république socialiste au sein du mouvement des pays non-alignés

SENTIMENTS AMBIVALENTS DE NOSTALGIE

Le portrait du général Tito, omniprésent dans l’enfance de l’artiste, est détourné selon la ressemblance qu’Aleksandra Domanovic lui trouvait avec sa maîtresse d’école. Apparaissant ainsi sous des traits féminins, le portrait semble osciller entre figure autoritaire et maternelle, reflétant ainsi la complexité du rapport des ex-yougoslaves à cette figure historique prépondérante. Chacune des oeuvres de l’artiste intervient comme un symbole de l’ambivalence du sentiment de nostalgie de la période précédant les violences. Elles évoquent également le vide, dans l’époque contemporaine, d’initiatives valables des pouvoirs en place.

Bien que très diverses, les approches de ces deux artistes apportent un regard critique sur l’utilisation, voire l’instrumentalisation de l’art public par le politique, en particulier dans son rapport problématique à la complexité des mémoires, qu’elles soient personnelles ou collectives. Chacune à sa manière, Milica Tomic et Aleksandra Domanovic contribue au débat, à la création de discours et de savoir, en évitant soigneusement le jeu de la commande publique et de l’éventuelle récupération par le pouvoir politique.

[su_service title="DENIS PERNET" icon="icon: keyboard-o"]Commissaire d’exposition, chercheur associé PIMPA[/su_service]


Cet article est publié en collaboration avec le projet PIMPA sur la construction de monuments et sur des initiatives mémorielles dans des régions en conflit ou en situation de post-conflit.

Soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), ce projet est réalisé au Programme master de recherche Critical Curatorial Cybermedia à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève.

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Srebenica, lieu de mémoire et d’oubli

Dix-neuf ans se sont écoulés depuis le massacre de Srebrenica, qualifié de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 2004.

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Dix-neuf ans se sont écoulés depuis le massacre de Srebrenica, qualifié de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 2004. Environ 8000 hommes et adolescents ainsi que quelques femmes ont été tués par l’armée de la République serbe de Bosnie, menée par le général Ratko Mladic, dans l’enclave musulmane de Srebrenica protégée en théorie par les Nations Unies. Alors que Mladic a commencé sa défense au TPIY à La Haye en mai dernier, quelques notes sur des lieux où il reste encore à faire mémoire. [dropcap]O[/dropcap]n roule. Depuis plusieurs heures déjà. Secoués par les cahots des routes de graviers et de terre rouge. On est passé devant des maisons et des fermes isolées avant de s’enfoncer dans des forêts où l’on croise des panneaux avertissant du danger des mines toujours présentes. Ces routes de montagne font office de routes principales dans cette région reculée. Que cherche-t-on vraiment? La route de terre se sépare en deux, on bifurque dans un nuage de poussière sur la droite. «Là! Ici... ça te dit rien? On dirait la scierie où il y a eu les exécutions.» «Tu es sûr?» «Oui, je crois. Regarde, tu ne reconnais pas les bâtiments, ceux qu’on peut voir dans le documentaire?» «Je ne sais pas. On s’arrête et on va voir.» On est devant une scierie qui semble abandonnée mais qui se révèle encore en activité, au milieu de nulle part: Zeleni Jadar.

Zeleni Jadar, Bosnie-Herzégovine. © Cécile Boss / septembre 2013

À gauche, une poignée d’hommes travaillent au loin. À droite, on longe une série de petits bâtiments, aux toits écroulés par endroits et aux murs criblés d’impacts de balles. Il n’y a plus de fenêtres, que des ouvertures béantes sur des pièces vides sur lesquelles la nature a repris ses droits: de jeunes arbres poussent à l’intérieur. Encore quelques pas et apparaît un hangar, vide lui aussi. On se dirige vers ses portes en tôle ondulée qui ne ferment plus. Personne n’ose entrer. Ce lieu dégage quelque chose d’indescriptible.

Depuis le seuil, on se dit tous en silence que c’est peut-être là que des centaines, voire des milliers d’hommes ont été emmenés et forcés de rester des jours durant avant d’être exécutés, loin de la ville, à l’abri des témoins. C’est comme si l’on ravivait la mémoire par notre présence. Il ne reste que la coque, l’enveloppe du souvenir de ces évènements. Le souvenir est-il une projection? C’est en tout cas une reconstruction des faits. C’est une mémoire extérieure aux évènements, un récit que l’on a intégré et dont on investit maintenant l’espace. L’imagination permet de se projeter dans l’histoire d’un tel lieu — qu’il ait été réellement le témoin d’exécutions ou non.

On reste longtemps à observer le hangar et les bâtiments vides, puis on rebrousse chemin. On remonte en voiture, toujours en silence, pour partir de nouveau dans la forêt. Par ces mêmes forêts environnantes, des habitants musulmans de Srebrenica ont fui en juillet 1995 en direction de Tuzla pour sauver leur vie.

Une fois les estomacs dénoués, les langues se délient. On partage impressions, avis et questions: pourquoi n’y a-t-il pas une seule plaque, un seul signe de ce qui a pu se passer en ce lieu? Où est la mémoire officielle d’un tel endroit? On est habitué à être pris par la main, à être accompagné, par un guide ou des panneaux, dans tous les musées et mémoriaux qui sont apparus depuis plusieurs décennies sur des territoires qui ont connu des conflits.

Tombes des victimes du génocide de 1995 à Srebrenica, Bosnie-Herzégovine. © Cécile Boss / septembre 2013

Les lieux sont généralement délimités, nettoyés, aménagés, conservés pour permettre aux touristes de visiter, aux familles des victimes de se recueillir et aux autorités d’instaurer un discours. Des cartels, des notes explicatives, de longs extraits de journaux, carnets de notes, correspondances et lettres officielles sont exposés pour faire état des micro-histoires qui ont été balayées par les guerres et les crimes de masse. Quasiment vingt ans après les évènements, il reste encore tout à faire dans un lieu comme celui que nous venons de voir.

LE MÉMORIAL DE SREBRENICA ET LE BARAQUEMENT DU DUTCHBAT

À notre arrivée au cimetière et mémorial de Srebrenica-Potocari, il n’y a pas non plus de long narratif: un petit mur d’enceinte avec un portail, à la droite duquel une plaque annonce sobrement: «mémorial et cimetière pour les victimes du génocide de 1995». Passé le portail, un impressionnant ruban de pierre en arc-de-cercle gravé de milliers de noms, des rosiers et quelques pierres aux textes brefs. Plus loin — aussi loin que porte le regard — des milliers de tombes musulmanes en marbre blanc et d’autres en bois peint en vert. Celles-ci sont les plus récentes: chaque année, de nouvelles dépouilles sont enterrées au cimetière-mémorial après avoir été identifiées. De l’autre côté du mur d’enceinte, une route où passe de temps en temps une voiture. Seul bruit qui vient perturber l’unité sonore, le silence du recueillement.

En traversant la route, on tombe, un peu par hasard, sur un deuxième mémorial, nullement indiqué. C’est un ancien baraquement où était stationné le bataillon hollandais des casques bleus des Nations Unies dépêchés sur les lieux pour défendre l’enclave de Srebrenica. Il a été transformé en «Srebrenica Memorial Room». Il n’y a personne. Pas un bruit, seuls nos pas résonnent. Le hangar paraît vide, il a presque l’air abandonné. Stratégie du négatif: ici, on exploite les traces.

Le long de deux murs d’enceinte, des photos défraîchies de la région prises en vue aérienne. Là où la terre semble avoir été récemment retournée, on devine les fosses communes qui ont été déplacées. Plus loin, quelques artéfacts et courts textes explicatifs sur du papier jauni exposés dans des vitrines peu éclairées. Au milieu de l’espace, un cube noir dans lequel est habituellement projeté un film. Il n’est pas en marche. En sortant du bâtiment, nous remarquons, gravées dans le bitume, les traces des chenilles des véhicules de guerre qui ont fait leurs manoeuvres, ici, durant le conflit.

Ancien baraquement du Dutchbat actuellement transformé en mémorial. Srebrenica, Bosnie-Herzégovine. © Cécile Boss / septembre 2013

La mémoire demande à être activée ou réactivée dans ces trois lieux différents. Ces territoires que nous avons sillonnés pendant quelques jours renferment encore les traces des conflits passés: mines enfouies (il y aurait plus de 550 victimes de mines depuis la fin de la guerre), fosses communes qu’il reste encore à découvrir, corps et ossements qu’il reste à exhumer et à identifier. Les traces et la mémoire du conflit sont mouvantes, au propre comme au figuré: récemment, les flots des inondations qui ont frappé la région ont déplacé les mines enterrées.

Au retour du voyage, je regarde deux films sur le massacre de Srebrenica. Le premier, un docu-fiction intitulé Résolution 819, sorti en 2008, retrace l’enquête menée par un policier français chargé par le TPIY de faire lumière sur les évènements de juillet 1995. Le second, A Cry from the Grave, est un documentaire réalisé en 1999 retraçant heure par heure, grâce à des images d’archives, la chronologie du massacre. Je regarde attentivement, je scrute, je reviens en arrière, je regarde de nouveau, mais ni dans l’un, ni dans l’autre, je ne retrouve le hangar abandonné de la scierie.

[su_service title="MÉLANIE BORÈS" icon="icon: keyboard-o"]Chercheuse doctorante associée à la HEAD, Genève.[/su_service]


Cet article est publié en collaboration avec le projet PIMPA sur la construction de monuments et sur des initiatives mémorielles dans des régions en conflit ou en situation de post-conflit.

Soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), ce projet est réalisé au Programme master de recherche Critical Curatorial Cybermedia à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève.

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Lieux délaissés, magies humaines

Une fascination pour les lieux imprégnés d’histoires a conduit l’artiste genevoise Sarah Hildebrand dans des demeures aux pièces extraordinaires à la quête d’une atmosphère.

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Une fascination pour les lieux imprégnés d’histoires a conduit l’artiste genevoise Sarah Hildebrand dans des demeures aux pièces extraordinaires à la quête d’une atmosphère.

Mis en ligne le 23 septembre 2014 à 10h02

[dropcap]L[/dropcap]e travail artistique de la Genevoise Sarah Hildebrand tourne fréquemment autour des notions de l’habitat et de l’intimité. Durant dix ans, elle a choisi de visiter et de photographier différents logements momentanément ou à jamais désertés par leurs occupants et qui conservent pourtant encore les traces de leur présence. Lieux délaissés *, c’est le titre donné à cette recherche qui s’apparente à une promenade intérieure, sensuelle et poétique dans des demeures singulières. Les photographies dégagent une intense atmosphère, on entendrait presque les voix des résidents et le parquet craquer. Les plans sont souvent rapprochés et permettent de capter des fragments d’habitations figées dans le quotidien.

Désormais inoccupées, les pièces attirent l’attention du spectateur par des détails qui, à première vue, sembleraient insignifiants: un étui à lunettes sur une table, des plateaux de service déposés entre deux armoires de cuisine, un jouet laissé dans une chambre d’enfant, des traces de doigts dans la poussière, les coussins élimés, le lit défait qui porte encore la marque de celui ou celle qui s’y est reposé, détails qui remplissent ces lieux du souvenir de l’absent et laissent deviner qui les a occupés.

«CHERCHEUSE-COLLECTIONNEUSE»

Au-delà de ses observations de photographe, le spectateur est confronté à des interrogations liées à la vie, à l’absence, à l’histoire d’un pays, peut-être, et sûrement à l’histoire des êtres qui ont habité les pièces photographiées. Où sont les habitants de ces lieux délaissés? Pourquoi ontils quitté leur appartement? Quelles histoires cachent-ils et que révèlent ces chambres vides? Née en 1978, Sarah Hildebrand été formée à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève, et à la Hochschule für bildene Künste (HfbK) de Hambourg, où elle vit et travaille depuis sept ans.

Dans son travail, elle affirme s’être «toujours intéressée aux notions d’identité ». À travers des photographies, des dessins ou des textes, «je cherche à dévoiler dans mes projets les faits, visibles ou dissimulés, qui définissent une personne, la rendent unique et l’inscrivent dans un groupe. Je me définis souvent comme une chercheuse-collectionneuse et décris mon travail artistique non pas à travers une technique, mais par ma propre expérience et mon regard sur le monde».

Lieux délaissés, Verlassene Orte (français/ allemand), Sarah Hildebrand © 2013

Lieux délaissés, Verlassene Orte (français/ allemand), Sarah Hildebrand © 2013

Lieux délaissés, Verlassene Orte (français/ allemand), Sarah Hildebrand © 2013

Lieux délaissés, Verlassene Orte (français/ allemand), Sarah Hildebrand © 2013

[su_service title="CHARLOTTE JULIE" icon="icon: keyboard-o"][/su_service]


* Sarah Hildebrand, Lieux délaissés Verlassene Orte (français / allemand), Kehrer Verlag, 2013. www.sarah-hildebrand.com

 

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BOSNIE-HERZÉGOVINE: LA MÉMOIRE À L’ABANDON

22 septembre 2014

À Mostar et Sarajevo, les parcs commémoratifs des partisans morts lors de la Seconde Guerre mondiale sont laissés en friche, malgré la «yougonostalgie». Un symbole de la difficile reconstruction politique.
 

Construits en 1981, les Cénotaphes de Bogdan Bogdanovic dans le parc mémoriel Garavice à Bihac (bosnie-herzégovine) commémorent les victimes des oustachis, alliés de l’Allemagne nationale-socialiste. © Alberto Campi, 28 mai 2014

Construits en 1981, les Cénotaphes de Bogdan Bogdanovic dans le parc mémoriel Garavice à Bihac (bosnie-herzégovine) commémorent les victimes des oustachis, alliés de l’Allemagne nationale-socialiste. © Alberto Campi, 28 mai 2014

 

À Mostar et Sarajevo, les parcs commémoratifs des partisans morts lors de la Seconde Guerre mondiale sont laissés en friche, malgré la «yougonostalgie». Un symbole de la difficile reconstruction politique.

 

Sylvie Ramel
Politologue, chercheuse associée
HEAD, Genève

22 septembre 2014 — Monumentaux mais invisibles. À Mostar et Sarajevo, les parcs célébrant le souvenir des partisans yougoslaves de la Seconde guerre mondiale ont ce caractère imposant propre à la période socialiste. Mais les habitants semblent avoir oublié l’itinéraire qu’il faut prendre pour visiter tant le «Parc mémoriel de Vraca» (Sarajevo) que le «Cimetière mémoriel des Partisans» (Mostar). Auraient-ils disparu de la mémoire des habitants de Bosnie-Herzégovine?

Les raisons de ce relatif abandon sont multiples: échec sanglant de la Yougoslavie socialiste au début des années 1990, localisation décentrée de ces lieux de mémoire, négligence par les politiques des espaces publics participant au bien commun. Ce dernier point est criant à Sarajevo, où la plupart des institutions nationales de promotion culturelle ont, un moment donné, fermé leurs portes, faute de financement, à l’image de la Galerie nationale, ou du Musée historique. Une situation aggravée par la fragmentation du champ politique et ses logiques communautaires sous-jacentes.

 

NOSTALGIE ET SYMBOLES

La situation est similaire à Mostar, où les mêmes antagonismes ethniques et communautaristes paralysent la plus grande part des politiques publiques, même les plus élémentaires. Ainsi des établissements scolaires continuant à abriter des programmes scolaires parallèles sous le même toit; élèves croates d’un côté, bosniaques de l’autre. Au coeur d’un tel marasme politique, subsistant près de vingt ans après la fin des conflits armés, prendre soin des lieux de mémoire de l’époque socialistes a peu de chance d’être une priorité, malgré la vague de «yougonostalgie» déferlant depuis quelques années dans les différentes républiques postyougoslaves.

Une nostalgie qui s’exprime, par exemple, autour de symboles tels que les vestiges des Jeux Olympiques de 1984 ou de leur mascotte, le loup Vučko. Une nostalgie pour l’époque de Tito qui s’érige par moments en remparts contre la relative violence économique induite par la transition post-socialiste, ses processus de privatisation et ses transformations vers une économie néo-libérale. Une nostalgie qui se réfère, parfois plus profondément, à la figure de Tito en tant que leader de la résistance durant la Deuxième Guerre mondiale.

 
Inauguré en 1981, le mausolée pour les combattants de Bogdan Bogdanovic à Popina près de Trstenik (Serbie) rappelle l’une des premières batailles des partisans contre les Allemands en octobre 1941. © Alberto Campi, 14 avril 2014.

Inauguré en 1981, le mausolée pour les combattants de Bogdan Bogdanovic à Popina près de Trstenik (Serbie) rappelle l’une des premières batailles des partisans contre les Allemands en octobre 1941. © Alberto Campi, 14 avril 2014.

 

Pourtant, c’est le manque de soin qu’évoquent en priorité, et avec un certain désarroi, les rares interlocuteurs rencontrés sur place. Comme ce jeune père de famille, connaisseur du Parc mémoriel de Vraca, qui nous recommande de marcher avec prudence entre les bris de verre et les décombres, et qui souligne la honte qu’il ressent que les politiques ne fassent pas plus pour un tel lieu. Un lieu autrefois marquant de la mémoire socialiste, honorant la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale, morts du côté des partisans. Un lieu dont le potentiel est aussi celui d’un simple lieu public, d’une chambre verte avec vue, à deux pas du centre-ville.

À l’entrée, une vue panoramique sur la plaine et la ville de Sarajevo qui s’étend en contre-bas. Puis une longue série d’escaliers, jusque vers les vestiges d’une sorte de temple sans trop de dieux, ni même vraiment de maîtres. S’en suit une promenade au creux des pins, qui s’étire jusqu’à une imposante statue du camarade Tito.

 
Monument aux soldats serbes et albanais tombés au combat. © Alberto Campi / Pristina, 5 mai 2014

Monument aux soldats serbes et albanais tombés au combat. © Alberto Campi / Pristina, 5 mai 2014

 

Un état d’abandon qui caractérise également le Cimetière mémoriel des Partisans, à Mostar. Le lieu fut autrefois conçu par l’architecte Bogdan Bogdanović, l’un des auteurs majeurs et parmi les plus prolifiques de lieux de commémoration à travers tout l’espace post-yougoslave. Le parc s’organise en une série de terrasses, auxquelles l’on accède par un petit chemin serpentant la colline, surplombé par une cascade artificielle. Le haut du parc mémoriel se déploie en cheminements et portiques, ponctués, au sol, de pierres mémorielles retranscrivant les noms, date de naissance et de mort des partisans tombés lors des combats.

En réalité, ce décalage entre les dynamiques «yougonostalgiques» et la négligence des pouvoirs publics face à la décrépitude de ces lieux culturels et historiques en dit cependant long sur l’état des politiques bosniennes contemporaines. De fait, ce relatif abandon des espaces publics marquant le souvenir du passé socialiste et yougoslave implique, dans une certaine mesure, une entrée de plain-pied dans ce que Bogdan Bogdanović a qualifié d’«urbicide». Ce néologisme, introduit au début des années 1990, tente de rendre compte de ce qui aura été l’un des aspects centraux des guerres de succession en ex- Yougoslavie: la destruction de l’urbain et de tout ce qu’il pouvait représenter en termes de «vivre-ensemble», de diversité et de pluralisme.

 

À LA RECHERCHE D’UN ESPACE
POLITIQUE PARTAGÉ

Bien sûr, ni le Parc mémoriel de Vraca à Sarajevo, ni le Cimetière des Partisans à Mostar n’ont été détruits. Ni durant la guerre, ni dans l’après-guerre. Tout au plus souffrent-ils de négligence et d’indifférence. Pourtant, laisser ces deux parcs mémoriels à l’état de quasi-ruine participe clairement, si ce n’est d’une logique de rejet clairement exprimé, du moins de l’oblitération d’une mémoire partagée récente.

 
Mémorial pour les partisans serbes et albanais tombés durant la guerre (1941-1945) érigé à Mitrovica (Kosovo) par Bogdan Bogdanovic en 1973 © Alberto Campi, 6 mai 2014

Mémorial pour les partisans serbes et albanais tombés durant la guerre (1941-1945) érigé à Mitrovica (Kosovo) par Bogdan Bogdanovic en 1973 © Alberto Campi, 6 mai 2014

 

Un tel abandon met ainsi en lumière une problématique désormais centrale de l’après-guerre: près de vingt ans de pacification n’ont pas permis de reconstruire un véritable espace politique partagé. Mais plus encore, la transition démocratique n’a pas permis d’ouvrir le champ politique à des dynamiques d’engagement et de mobilisation, que celles-ci soient politiques ou citoyennes. Un constat que sont néanmoins venues contredire les récentes mobilisations politiques, venue en particulier s’articuler autour des plenums, assemblées citoyennes offrant un espace public entièrement ouvert aux revendications de l’ensemble des habitants du pays.

 

«RUGISSEMENT DE GENS ENRAGÉS»

Produit d’un mécontentement désormais quasi-généralisé des habitants citoyennes et citoyens de ce petit pays face à l’ensemble du corps politique, ces assemblées se sont inscrites dans la continuité des manifestations de février 2014. Ces espaces de parole, de concertation et de mobilisation, que l’ethnologue belge Stef Jansen qualifie de «rugissement de gens enragés 1», se sont d’abord mis en place dans la ville industrielle de Tuzla, sur la base de revendications aussi fondamentales que celle du versement de près de deux ans d’arriérés de salaires. À travers les manifestations de février et les plenums mis en place à leur suite, beaucoup de citoyens ont pris l’ampleur des enjeux communs qui les concernaient, au-delà de tout clivage ethno-national.

Il restera à voir s’il s’agit là d’une véritable tournant démocratique ou d’un sursaut momentané. En effet, sur le plan politique, ce qui compte reste avant tout de mettre en évidence différences et particularismes, avec parfois une pincée de concurrence victimaire. Du point de vue de l’engagement citoyen, l’heure est avant tout au désenchantement, depuis déjà plusieurs années: taux massif de chômage, blocages politiques et institutionnels, absence de réelles perspectives d’avenir.

 
Monument à la mémoire des partisans de Split, fait exploser après 1990. © Alberto Campi / 28 mai 2014

Monument à la mémoire des partisans de Split, fait exploser après 1990. © Alberto Campi / 28 mai 2014

 

Pourtant, il semble parfois qu’il manquerait peu pour remettre en état le Parc mémoriel de Vraca à Sarajevo. Du côté de Mostar, des initiatives individuelles et anonymes ponctuent l’espace mémorial, tentant d’inscrire une marque, un geste artistique engagé dans ce lieu abandonné, où la nature a presque entièrement repris ses droits. Ainsi de ces mots peints en noir sur un drap blanc, clamant l’immortalité de la citoyenneté: «chacun d’entre nous porte encore en soi la ville immortelle». Plus loin, vers le centre-ville, diverses initiatives voient régulièrement le jour. En particulier au sein du centre culturel Abrasević, dont l’engagement a été fort, depuis 2003, afin de promouvoir et rendre accessibles diverses activités artistiques et culturelles. Notamment, un projet de présentation de photographies et d’archives datant de diverses époques, dont la période yougoslave, a mis en évidence un vif intérêt de la part des habitants de la ville.

 

UN LONG STATU QUO

Il reste à comprendre ce qui freine ces initiatives de réhabilitation ou de commémoration. Fussent-elles ponctuelles, modestes et individuelles. La question du temps nécessaire après la fin des conflits fait-elle entièrement sens, près de vingt ans après la fin des conflits armés? Une hypothèse parfois mise en avant: le conflit aurait été gelé, plutôt que résolu.

En ce sens, et tant qu’un espace politique partagé ne peut véritablement se reconstruire, peut-être est-il alors relativement logique que la situation soit celle d’un statu quo depuis si longtemps. En effet, comment évoquer une histoire partagée, aussi longtemps que les institutions, les modes de socialisation et les affiliations politiques resteront si centralement marquées par la fragmentation, les divergences et les divisions? Un état de fait que les mobilisations politiques récentes tentent justement de démystifier et dépasser.

Ces pages sont publiées en collaboration avec le projet PIMPA sur la construction de monuments et sur des initiatives mémorielles dans des régions en conflit ou en situation de post-conflit. Soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), il est réalisé au Programme master de recherche Critical Curatorial Cybermedia à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève.


1. Interview initialement publiée dans le magazine Slobodna Bosna, N° 902, 20 février 2014.

Les photos d’Alberto Campi sont extraites d’un projet intitulé «+38», en cours de réalisation, un travail iconographique sur l’esthétique et les lieux de la mémoire antifasciste en Ex-Yougoslavie. www.plus38.info

 
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Van Gogh et Artaud, veilleurs au bord de notre folie

Le Musée d’Orsay à Paris expose jusqu’au 6 juillet, une quarantaine de tableaux de Vincent Van Gogh analysés par le poète Antonin Artaud. Parmi bien d’autres d’une nature plus élevée, un point commun relie les deux hommes: ils ont subi l’internement psychiatrique.

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Le Musée d’Orsay à Paris expose jusqu’au 6 juillet, une quarantaine de tableaux de Vincent Van Gogh analysés par le poète Antonin Artaud. Parmi bien d’autres d’une nature plus élevée, un point commun relie les deux hommes: ils ont subi l’internement psychiatrique. Dans les armoires métalliques du prêt-à-penser, Van Gogh et Artaud sont classés comme «artistes aliénés». Quelle folie! Personne n’est plus libre que ces deux générateurs d’éclairs. Mais il est vrai que dans un monde aliéné et aliénant, l’esprit sain fait figure de cinglé.

Mis en ligne le 3 septembre 2014 à 15h05

[dropcap]A[/dropcap]ucun poète n’est allé aussi loin qu’Antonin Artaud dans l’exploration du langage. Il en a fait jaillir des geysers fusant dans toutes les directions. Souffrant de maux de tête depuis son adolescence, usant de drogues pour les atténuer, Artaud «était de nous tous celui qui était le plus en conflit avec la vie», jugeait André Breton, plusieurs années après l’avoir exclu, après tant d’autres, du mouvement surréaliste.

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En fait, Antonin Artaud se trouvait moins en conflit avec la vie qu’avec un réel qui le fuyait malgré toutes ses tentatives pour le saisir comme une truite de torrent. Poésie, théâtre, cinéma, interventions radiophoniques, Artaud a utilisé tous les moyens pour circonvenir ce fuyard. Afin de dégager l’espace nécessaire à cette chasse, le poète a élargi le champ de l’écriture, à perte de vue et de vie. On se prend de nostalgie à imaginer les provocations créatrices qu’Artaud aurait pu diffuser s’il avait vécu à l’heure d’internet et du numérique.

LE DÉMON DE VAN GOGH

Après avoir été interné pendant neuf ans dans des asiles de fous (la novlangue n’avait pas encore inventé l’«hôpital psychiatrique »), Antonin Artaud est approché en janvier 1947 par le galeriste Pierre Loeb qui lui propose d’écrire un texte sur Vincent Van Gogh, autre habitué des camisoles de force. «Qui mieux qu’un dingue peut comprendre un autre dingue?» se dit peut-être le galeriste. Ce texte est destiné à lancer la rétrospective que le Musée de l’Orangerie à Paris consacre à Van Gogh. Le poète est prêt à refuser l’offre. Mais la sortie d’un ouvrage met le feu à la poudrière Artaud. Il s’agit du Démon de Van Gogh dans lequel un psychiatre, le docteur François-Joachim Beer, explique l’oeuvre du peintre sous l’angle médical et en fonction de la maladie psychiatrique supposée de Van Gogh.

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Furieux de voir le peintre réduit à l’état de tableau clinique, Artaud s’enfonce dans l’oeuvre de l’artiste et en tire Le suicidé de la société qui paraît chez Gallimard, un an avant la mort du poète en 1948. Pour lui, ce n’est pas la folie qui a poussé Vincent au suicide 1 mais la société. Une société malade de ses délires de domination et qui ne supporte pas l’humain libre et fugitif. Qui est aliéné? Celui qui supporte sa cage ou celui qui s’en évade? Antonin Artaud plaide et requiert: «Non, Van Gogh n’était pas fou mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie Second Empire (...) Un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre. Et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités.»

Antonin Artaud évoque d’emblée sa propre folie, en guise de clin d’oeil narquois à ces psychiatres qu’il fustige: «La peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps (...).» La rencontre avec l’oeuvre de Van Gogh a changé cette folle donne: «L’artiste peint, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions.» Tout le travail du peintre est traversé par cet oxymore: la convulsion inerte. Il est impossible de l’expliquer avec les pauvres mots, tant usés, tant abusés, du discours rationnel. Quelques lignes tirées de son Ombilic des limbes permettent d’approcher ce qu’Artaud cherche à nous faire comprendre 2: «C’est le parapet du moi qui regarde, sur lequel un poisson d’ocre rouge est resté, un poisson fait d’air sec, d’une coagulation d’eau retirée. Mais quelque chose s’est produit tout à coup.»

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Ce fossile a donc fait naître «quelque chose», l’avènement d’un événement. De l’incréé émane le créé. Comme du cadavre grouille une autre vie nourricière. Il s’agit pour le peintre de dépasser «l’acte inerte de représenter la nature pour, dans cette représentation exclusive de la nature, faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein coeur (...) L’orageuse lumière de la peinture de Van Gogh commence ses récitations à l’heure même où on a cessé de la voir».

VOIR AVEC LE NEZ ET LES OREILLES

Après avoir averti qu’il ne décrirait pas un tableau de Van Gogh, Artaud s’empresse d’en faire, sinon la description, du moins la narration. Celui de la chambre à coucher du peintre (voir le reproduction en page 28) en Arles, par exemple: «(...) Si adorablement paysanne et semée comme d’une odeur à confire les blés qu’on voit frémir dans le paysage, au loin, derrière la fenêtre qui les cacherait.»

Artaud aperçoit donc des blés qui ne figurent pas sur ce tableau. Et comment les a-t-il débusqués? Par l’odorat. D’autres sens sont mis sens dessus dessous, comme l’ouïe: «Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait par le fait même, un formidable musicien.» Van Gogh ne cherche pas à évoquer un parfum ou un son, à poser au mystique ou au faiseur de symboles. Il se borne à labourer son terrain de peintre; mais à le labourer entièrement, à fond, jusqu’au bout. Et il sort de ses labours des pépites qu’il n’a nullement cherchées mais que le poète, lui, s’empresse de s’emparer pour les mettre au jour. Le chemin du poète croise celui du peintre en des lieux qui surprend toujours le passant prosaïque. L’un et l’autre s’entendent comme larrons en feu.

Rien ne leur est plus étranger que l’anecdote en art ou les imitations de délires commises par ces insupportables cabotins qui posent à l’«artiste maudit» pour des magazines sur papier gluant: «Il n’y a pas de fantôme dans les tableaux de Van Gogh, pas de visions, pas d’hallucinations. C’est la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi. Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé. Sans cauchemar et sans effet. Mais la souffrance du pré-natal y est.»

QUAND LE RÉEL DÉLIRE

Antonin Artaud nous met en garde, surtout lorsque règne un calme apparent: «Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques, convulsés et pacifiés. C’est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer. C’est la fièvre entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé. Un jour, la peinture de Van Gogh armée, et de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son coeur ne pouvait plus supporter.»

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Par ses va-et-vient entre la folie de Van Gogh, la sienne, la nôtre, Artaud instruit le procès du réel. Le réel tissé d’illusions, de mensonges, de ruses, de délire sous les masques de la raison. Après tout, la physique quantique n’est-elle pas délirante? Quoi de plus folle qu’une onde qui se prend pour une particule? À qui se fier? À quel saint démoniaque se vouer? Seul le langage poétique permet de dire cet indicible, de rendre intelligible ce qui échappe au discours. Et de réunir ce qui est épars comme le suggère ce poème d’Artaud tiré de Pour en finir avec le jugement de Dieu:

vous verrez mon corps actuel

voler en éclats

et se ramasser

sous dix mille aspects

notoires un corps neuf

où vous ne pourrez

plus jamais m’oublier.

Alors, oui! Antonin Artaud et Vincent Van Gogh sont fous dans la mesure où, jadis, le fou était le seul être sensé à dire ses vérités au Roi. Durant la première moitié du XXe siècle, les délires prophétiques d’Artaud ont annoncé la folie qui est la nôtre aujourd’hui. Une folie bien ordinaire qui sombre dans la vitesse pour empêcher la pensée de se développer. Une folie bien vulgaire qui fonce vers son mur en klaxonnant, après avoir écrasé la poésie du monde. Par leurs cris, leurs gesticulations et les feux d’artifice de leurs délires, ils s’efforcent, ces fous, d’attirer l’attention du troupeau humain en lui désignant les précipices à éviter. Une ou deux mufles se lèvent pour redescendre aussitôt brouter la pâture, à perdre haleine, tout en continuant à se diriger vers le grand vide. Dans cette histoire, qui est fou?

 


Légendes:

  • Vincent Van Gogh «La chambre de Van Gogh» à Arles, Saint-Rémyde- Provence, septembre 1889, huile sur toile, 57,3 x 73,5 cm. © Musée d’Orsay, dist. rmn-grand palais, Patrice Schmidt.
  • Vincent Van Gogh «Fritillaires couronne impériale dans un vase de cuivre», Paris, vers avril-mai 1887, huile sur toile, 73,5 x 60,5 cm. Paris, Musée d’Orsay, Legs du comte Isaac De Camondo. © Musée d’Orsay, dist. rmn-grand palais, Patrice Schmidt.
  • Vincent Van Gogh «Portrait de l’artiste», Paris, automne 1887, huile sur toile, 44 x 35,5 cm. Paris, Musée d’Orsay, don de Jacques Laroche. © Rmn-grand palais (Musée d’Orsay), Gérard Blot.
  • Photo d’Antonin Artaud prise par Man Ray en 1926, épreuve gélatino- argentique contrecollée sur papier © Centre Pompidou, mnam-cci, dist. rmn-grand palais / Jacques Faujour © Man Ray trust / Adagp, Paris 2014.
  • Dessin d’Antonin Artaud pour «Le théâtre de la cruauté», vers mars 1946. Mine graphite et craie de couleurs grasse sur papier, 62,5 x 47,5 cm. Legs de madame Paule Thévenin, 1994. © Centre Pompidou, mnam-cci, dist. rmn-grand palais / Jacques Faujour. © Adagp, Paris 2014.

1. Une hypothèse, avancée par les biographes Steven Naifeh et Gregory White Smith, conteste la version du suicide. Le peintre aurait été atteint accidentellement par deux adolescents; avant de mourir après deux jours d’agonie, Van Gogh aurait affirmé avoir voulu attenter à ses jours; par cet aveu, il aurait évité aux deux garçons de subir les foudres de la justice. 2. Artaud a écrit ce texte sous l’inspiration d’un autre peintre, le surréaliste André Masson.

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«Femmes-univers» et catholicisme social dans le Valais d’hier

«Temps mort», le dernier roman de Jérôme Meizoz, montre l’intensité du contrôle social exercé par la religion dans l’éducation des jeunes filles valaisannes au sein de la Jeunesse Agricole Catholique.

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[dropcap]J[/dropcap]érôme Meizoz vient de publier Temps mort aux Éditions d’en-bas. Ce récit passionnant, préfacé par Annie Ernaux, place l’auteur en arpenteur du militantisme de sa tante Laurette V. au sein de la JACF ( Jeunesse Agricole Catholique Féminine) de 1937 à 1945. En suivant, dans un grenier, une «propagandiste », l’auteur questionne avec pudeur l’imaginaire et le vécu des jeunes filles dans le Valais des années quarante. Grâce à des papiers abandonnés, tout un pan de la mémoire familiale surgit, avec ses clivages religieux et politiques, une morale sexuelle très normée et le consentement à l’ordre durant la Deuxième Guerre mondiale. En s’appuyant sur des traces aussi explicites que lacunaires, ce parcours interpelle le désenchantement contemporain sur le besoin d’engagement, le sens de la solidarité et l’abnégation de soi au sein d’un mouvement étroitement surveillé par l’Église. Interview.

Dans Jours rouges, (Éditions d’en-bas, 2003) l’engagement socialiste de votre grand-père Paul Meizoz s’éclairait en profondeur grâce au legs de sa bibliothèque. La soeur de votre mère, Laurette V., a laissé des traces plus modestes mais aussi plus personnalisées, ses procès- verbaux de séances, des prières, des mots d’ordre calligraphiés dans deux cahiers durant ses activités de présidente de la JACF du Cercle de Vernayaz. Dans les deux cas, le déclencheur a été l’imprimé et l’écriture, des signes éloignés du flou des souvenirs, non? Temps mort constitue l’autre versant de Jours rouges, un coup de sonde dans ma famille maternelle, presque dépourvue d’archives. Il y a des êtres, des milieux, qui ne laissent aucune trace écrite hormis à l’État civil. Eux étaient de petits paysans ruinés par la maladie du chef de famille: dans les années 1940, l’unique fils est entré à l’usine, et la fille aînée dans un magasin. J’ai retrouvé cette liasse d’archives par hasard en 2010, dans la maison, dix ans après le décès de Laurette. Elle avait manifestement souhaité la conserver. Pourtant, elle ne parlait presque jamais de l’époque où elle a été «propagandiste »... C’était comme découvrir une partie de sa vie active entre 18 et 25 ans, ses croyances, ses idéaux, son mode de vie. Ce geste d’exhumer, comme un archéologue, les traces méconnues des vivants — d’autant plus quand on les a connus et aimés — relève d’une sorte de magie, et peut-être de la transgression. Je l’ai fait dans l’ambivalence la plus complète: entre la curiosité émue et le dégoût d’avoir à remuer cette poussière. Évidemment, c’est aussi une leçon de ténèbres, sur la brièveté extrême des vies et de leurs traces.

Les premières pages s’ouvrent sur une démarche aussi mentale que physique, l’approche du grenier de la vieille maison, gardée par deux soeurs, qui abrite le trésor dans une malle. Un premier chapitre que vous avez écrit de façon très littéraire sous la plume d’un «vieux gamin ». Belle formule! Quand je monte au grenier pour fouiller ces liasses, je suis à nouveau le gamin qui aimait y explorer tous les objets laissés par les générations précédentes, chemises de lin brodées, cages à poules, outils agricoles, cloches de vaches... «Vieux gamin», oui, homme en âge, ayant gardé cette fascination enfantine pour le passé perdu, la profondeur du temps. Mais elle peut être morbide, cette obsession du passé, si elle ne s’accompagne pas d’une gourmandise envers le futur, là où se joue notre seule partie! Avec Temps mort, je crois avoir achevé un cycle, ce long rituel de sépulture que plusieurs de mes livres accomplissent.

Si les vies de vos parents au sens large sont restées modestes, ouvriers-paysans, cheminots, employée de commerce pour Laurette, «tous ces hommes et ces femmes» n’en sont pas moins des univers. Les ethnologues appellent «hommes-univers» ces personnes, hommes ou femmes, qui portent une culture en voie de déclin. Ils incarnent un monde de savoirs, gestes, croyances dont la pertinence s’amenuise, remplacés par d’autres modes de vie. Ils sont dépositaires provisoires, puisque mortels, d’une culture entière, comme nous tous le sommes de la nôtre... Les faire parler, les voir agir, c’est un instant d’histoire vivante. Gramsci disait que chacun constitue un «site archéologique vivant». C’est extraordinaire, non?, si l’on est un peu curieux ou attentif! Comme j’ai perdu très tôt de proches parents, ma conscience de toutes ces choses a été aiguisée.

Prise de conscience qui rend lucide sur sa filiation mais peut attrister et même «enchaîner» à son appartenance, comme vos précédents livres, je songe à Fantômes et Séismes, le suggèrent. Ce sentiment de la perte a sans doute un versant sombre dont on peut rester captif. Fantômes fait une station prolongée dans les zones du chant funèbre. Quand le mort saisit le vif, comme dit l’adage juridique définissant l’héritage, il y a danger que le «temps mort» l’emporte... Mais dans Séismes, les forces telluriques s’imposent et avec elles le désordre vital (celui du désir, de la rébellion, de l’ailleurs). Les récits se font satiriques, une joie cruelle, libératrice, s’exprime. Temps mort se termine sur un propos de l’écrivain Pierre Bergounioux. Selon lui, la connaissance de l’histoire qui nous précède est le prérequis pour s’en libérer et agir véritablement par soi-même. Je partage cet espoir...

Autre temps, autres moeurs. Se préparer à devenir de bonnes épouses, des catholiques en croisade contre le «dévergondage » moderne situe la JAC dans un esprit réactionnaire mais ce mouvement issu de la doctrine sociale du Vatican, lancé par le pape Léon XIII dans son encyclique «Rerum Novarum» en 1891, ne se voulait-il pas aussi émancipateur? Je ne nie pas sa part émancipatrice, voulue par l’encyclique, ou par exemple les effets de solidarité, d’entraide. Mon but n’était pas de dénoncer ce mouvement, mais de rappeler quelle a été l’éducation de nos mères. Les archives que j’avais à disposition insistent sur le contrôle du comportement des jeunes filles, pour les faire entrer dans un rôle de mère ou, à défaut, de «vieilles filles», entièrement codifié.

Saisie par l’Histoire, l’Église a voulu contenir la séduction communiste auprès des ouvriers. Était-ce également sensible dans le Valais du début du XXe siècle? Clairement, c’est l’un des grands thèmes des documents que j’ai consultés. Les prières pour les «petits enfants russes», la peur de «Moscou » contre laquelle «Rome» serait le seul rempart, des propos contre les grèves et les luttes ouvrières menaçantes pour la paix du pays, etc. Et là on rejoint, par l’autre bout, le tableau de Jours rouges: la difficile implantation du monde ouvrier dans le Valais en mutation de l’entre deux-guerres; la hantise des conservateurs que la population paysanne bascule vers une identité ouvrière déchristianisée, moins soumise...

Quelle est la part de l’engagement personnel de Laurette dans son travail de «zélatrice» auprès de ses camarades? Difficile de le savoir. Laurette a repris la présidence de la JAC locale à la mort prématurée de la propagandiste précédente, lors de ses premières couches. Histoire tragique, presque romanesque: cette jeune femme qui a milité pour le mariage, la famille nombreuse et la morale sexuelle restrictive, s’en trouve la victime collatérale, comme toutes les femmes mortes en couches. L’homme, ensuite, se remariait et fondait une seconde famille. Au fond, sous le rôle sacré que lui donnait la religion, la femme en restait au statut d’objet dans des stratégies matrimoniales et reproductives.

Le revers de la respectabilité, c’était aussi, pour les meilleures jacistes, le destin de «vieille fille» au point de s’interroger sur un tel engagement. Laurette ne s’est jamais mariée, elle a dû prendre en charge financièrement sa mère et sa fratrie, assumer un rôle masculin, ramener son salaire à la maison. Personne n’aurait voulu épouser une fille de paysan ruiné, peut-être. Elle a donc dû vivre le destin de «vieille fille» dont parle l’un des chants jacistes. C’est d’une cruauté étrange. Elle en a sans doute souffert mais dans les années 1970, elle a fini par le réinterpréter en termes féministes: une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette! Les femmes pouvaient très bien se débrouiller seules, elles étaient majeures, actives, libres. Elle en a conçu, tardivement, une certaine fierté.

Le «vieux gamin» finit par monologuer sur sa tante après lui avoir prêté des pensées sur sa militance de jeune femme. Dialogue entre la morte et le vivant? Le «monologue du vieux gamin», qui termine le récit, ramène au présent qui est le mien. À la volonté d’échapper au poids du passé, à la «mémoire obèse» de toute maison de famille. Il y a tout à coup une joie à échapper à ses racines. Surtout dans la période actuelle où l’«identité» sert de prétexte à la xénophobie. Je me moque de cette identité de carton-pâte. Les racines, c’est bon pour les arbres. Nous avons le bonheur d’avoir des pieds. J’ai voulu conjurer les risques mortifères d’une loyauté excessive aux idéaux des ancêtres.

Tout un chapitre présente les archives de la JACF en fac-similé. Un choix «ethnographique »? Un choix documentaire, historique, afin de rendre sensible la matérialité de l’archive, sa concrétude: l’écriture manuelle, très régulière, scolaire, celle de toute une génération; mais aussi des documents émouvants comme le «chant des vieilles filles», dont je ne sais pas l’origine; enfin, un aperçu de l’imprimé jaciste, très abondant: revues, ouvrages, journaux. Cette véritable constellation éditoriale, comparable à celle de son rival, le Parti communiste, a disparu dans les années 1960.

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Bibliographie: Jérôme Meizoz aux Éditions d’en-bas: Jours rouges (2003), Père et passe (2008), Fantômes (2010), Temps mort (2014); aux Éditions Zoé: Morts ou vif (1999), Destinations païennes (2001), Les Désemparés (2005), Le Rapport Amar (2006), Séismes (2013).

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Le rock est éternel. Même en Suisse

Bête et méchant! Voilà deux mots utilisés parfois pour qualifier le «rock’ n’ roll». Culture autant que musique, il est né dans les années 1950 et a hérissé le poil de maints mélomanes. «La Cité» dresse l’état des lieux des scènes rockeuses, de part et d’autre de la Sarine.

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Bête et méchant! Voilà deux mots utilisés parfois pour qualifier le «rock’ n’ roll». Culture autant que musique, il est né dans les années 1950 et a hérissé le poil de maints mélomanes. La Cité dresse l’état des lieux des scènes rockeuses, de part et d’autre de la Sarine. par ALEXANDRE WÄLTI / www.lemurduson.ch

Le rock est plus qu’un genre musical. C’est une culture basée sur la sainte trinité: guitare électrique-basse-batterie portée par l’énergie sauvage. C’est Jimi Hendrix faisant l’amour à sa guitare avant de la brûler lors du Monterey Festival 1967. C’est Phil Spector, producteur talentueux mais controversé, qui menace les Ramones avec une arme à feu. C’est le groupe Oasis, dont l’orageux talent de composition était traversé par les éclairs conflictuels entre les deux frères Gallagher. Ils ne peuvent toujours pas se supporter aujourd’hui. D’ailleurs, le groupe n’existe plus officiellement.

Ces anecdotes ne sont que modestes riffs de guitare au milieu des décharges électriques du rock. D’où vient cette musique? Elle a pour origine le blues dont Chuck Berry s’est inspiré pour composer un titre important de l’histoire rockeuse: Johnny B. Goode. Toutefois, il s’est donné le rôle de premier ministre du rock’n’roll tout en laissant le trône de Roi à Elvis Presley. Les déhanchements du «King» ont scandalisé autant le public qu’ils l’ont conquis durant les années 1950. Pour surveiller ce qui se tramait dans ses sulfureux concerts, la police n’hésitait pas à les filmer.

Il s’agissait de vérifier si «Elvis the Pelvis» n’outrepassait pas les bornes, fortes étroites, d’une Amérique ultra-conservatrice. Notons en passant que le style du «King» appartenait au rockabilly. Ce genre musical trouve ses racines dans le blues, comme le jazz, et se compose traditionnellement d’un trio: guitare électrique-batterie-contrebasse. En Grande-Bretagne, les radios libres ont tenu un rôle moteur dans la promotion du rock en Europe. Elles ont programmé cette musique que les radios «légales» n’osaient pas diffuser, créant ainsi une demande à laquelle ces stations pirates s’empressaient ensuite de répondre. L’exemple le plus célèbre: Radio Caroline, qui a émis dès 1964 d’un bateau ancré dans les eaux internationales.

Le rock semait ses chansons d’allusions sexuelles, d’où la censure exercée par les chaînes d’état. Cette débauche de liberté chamboulait la Couronne et défrisait le gouvernement britannique qui a tenté de museler ces programmes immoraux en interdisant les radios pirates en 1967. Néanmoins, Radio Caroline a continué d’émettre en toute illégalité pendant un an avant de tomber en faillite. Mais l’amour du rock a fait renaître la station pirate dès 1972.

Ce navire des ondes a subi d’autres tempêtes dévastatrices, incitant le directeur à acquérir un nouveau bateau: le Ross Revenge. Lequel a été mis hors service en 1989, à la suite d’un assaut donné par des fusiliers britanniques et néerlandais. Radio Caroline diffuse toujours ses émissions, mais désormais sur internet. Ses aventures ont inspiré Good Morning England, l’excellent film de Richard Curtis avec le regretté Philip Seymour Hoffman.

TERRE DE ROCS ET DE ROCK

Si le rock est né du blues et du jazz, il doit sa croissance et sa popularité aux passionnés de la guitare. Woodstock a illustré tout particulièrement ce phénomène. Le mythique festival s’est déroulé en 1969, alors que la guerre du Vietnam faisait rage, ce qui a donné à ce genre musical sa dimension protestataire expliquant, au moins en partie, le miracle de sa pérennité. Le rock, c’est le droit de dire non. C’est une attitude hors normes qui se perpétue.

Ce tsunami culturel et musical a aussi battu les flancs des montagnes suisses. Quel est l’état des lieux du rock de part et d’autre de la Sarine? Deux disquaires nous aident à le dresser. Commençons par Mauro Bozzi de Stigmate Records à Yverdon. Son magasin est sis dans une cave où les vinyles de tous genres tapissent les murs. Le disquaire yverdonnois évoque, d’emblée, le Spot Bar de Neuchâtel: «Le propriétaire de cet établissement avait pris contact avec un organisateur de tournée bâlois qui proposait aux groupes de se produire à différents endroits de Suisse.» Des musiciens mythiques tels Pink Floyd, John Lee Hoocker ou les Bee Gees ont foulé la scène du bar neuchâtelois entre 1959 et 1971.

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Mauro Bozzi ajoute: «Je ne pense pas que les groupes suisses ont leur place auprès des légendes du rock, mais rétrospectivement on redécouvre de bonnes formations tel que Toad.» Ce groupe bâlois a été produit, notamment, par Martin Birtsch qui a travaillé avec Deep Purple et Iron Maiden. Le disquaire nous conseille ensuite d’écouter les Genevois de Gentlemen qui ont gratté des accords dès 1966. Il cite encore l’album Forget Your Dream, et surtout le morceau Thick Fog, du groupe de rock progressif des années septante Pacific Sound.

N’oublions pas la place éminente que les Fribourgeois du groupe The Young Gods occupent dans le paysage du rock mondial. «Ils ont notamment influencé des artistes tels que David Bowie, U2 et les Nine Inch Nails», précise le disquaire. Ce trio, quatuor aujourd’hui, a introduit entre autres l’art du sample dans le rock. «Il était là juste au bon endroit et au bon moment», conclut Mauro Bozzi.

ZURICH, CENTRE NÉVRALGIQUE

Comment le rock sonne-t-il en schwiitzerdütsch? Nous l’avons demandé à Sam Urben de Rockaway Beach à Berne. Le disquaire bernois a commencé par vendre de la musique punk et travaille depuis bientôt trente ans dans ce milieu. D’après lui, le punk – un dérivé du rock – se révèle plutôt prolifique en Suisse alémanique: «À Berne, nous avons l’inclassable Révérend Beat-Man qui domine à peu près tout et fait bouger la scène underground en touchant toujours plus de monde.» Cela dit, ajoute aussitôt le disquaire, le centre névralgique de la scène rock outre-Sarine est situé à Zurich, plus précisément au centre culturel Mascotte. Jadis, un certain Louis Armstrong s’y était produit.

Sam Urben est donc avant tout un amateur de punk. Par quels groupes a-t-il été marqué? Il cite en tête de liste les Zurichois de Nasal Boys, «le premier groupe punk célèbre de Suisse». Le disquaire évoque aussi le groupe féminin Kleenex devenu par la suite LiliPUT. En 1978, ces Zurichoises scandalisèrent les téléspectateurs de l’émission Karusell de la télévision suisse alémanique. La production les avait obligées à chanter en playback, provoquant la légitime colère de la chanteuse Klaudia Schiff. Le groupe a par la suite obtenu un certain succès international et une prestigieuse signature auprès du célèbre label londonien Rough Trade. Voilà pour l’histoire suisse du rock.

Qu’en est-il aujourd’hui? Lorsqu’on demande au Dr. Wheels, du groupe Rambling Wheels, ce qu’est le rock, il répond: «C’est Michael J. Fox qui fait son solo de guitare à genou dans Retour vers le futur.» Ces rockeurs neuchâtelois ont sorti leur troisième album en mars dernier, The Thirteen Women of Ill Repute, avec une musique plus mélodieuse et acoustique que par le passé, zébrée toutefois par les décharges électriques des guitares. Les Rambling Wheels ne sont pas les seuls en Romandie comme en témoigne l’excellent cru 2013 des Genevois The Animen. Ils ont écumé les festivals suisses et enflammé les radios avec leur premier album Hi! Ce condensé de rock à l’ancienne, extrêmement nerveux, a séduit le public très sélect de l’Eurosonic 2014. Cette manifestation, qui réunit maints spécialistes de la musique, permet surtout aux programmateurs des plus grands festivals européens de recruter leurs futurs talents.

Citons encore, dans un autre genre, Mama Rosin qui distille un rock cajun de belle facture, évoquant des vieux bars sales de Louisiane. C’est à renfort de fuzz, une pédale à effets de saturation, et d’accordéon, de groove, et de blues que le trio hyperactif de Genève produit un son «garage» qui n’a rien à envier aux plus grands. Leur dernier album apparaît par ailleurs sur le crapuleux label Voodoo Rythm Records du Révérend Beat-Man. Les punks de Atomic Shelters et Hateful Monday méritent également une écoute attentive. Et enfin, des secrets bien gardés surgissent peu à peu au grand jour comme Lune Palmer, le frère romand de Radiohead, le trio funk-rock Deep Kick ou le quatuor magique Juan Blanco.

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Quant à la Fribourgeoise Kassette, elle se distingue par des rythmiques brutales et efficaces, sans pour autant perdre le sens des mélodies aériennes et simples. Emilie Zoé mérite aussi une place dans cette liste tant son jeu de guitare limpide et puissant tient en haleine. C’est en concert qu’elle prend toute son envergure, comme elle l’a démontré au Pully For Noise de l’année passé. Ce festival satisfait, d’ailleurs, tous les amateurs de rock. Ce qui vaut également pour la programmation de deux salles importantes: le Romandie de Lausanne et le Bad Bonn de Guin près de Fribourg.

De l’autre côté de la Sarine, la scène bouge. Ce n’est pas Tizian Von Arx, la voix de 7 Dollar Taxi, qui dira le contraire: «Le rock ne met pas en avant la perfection musicale ni les arrangements pointus. Il y est plus question de l’énergie que l’on vit en concert plutôt que sur un disque. Si l’on quitte la scène sans avoir sué, c’est que l’on a fait quelque chose de faux.» Ces Lucernois ont sorti un nouvel album début 2014: Anything Anything. Ils sont les dignes héritiers des ballades entrainantes des Beatles et de la fureur de jouer des Who, rien que ça!

Les Bâlois The Bianca Story ne laissent pas indifférent. Le groupe a lancé son dernier album, Digger, après une initiative réussie de financement direct par le public. Autres figures de marque du rock d’outre-Sarine: Sophie Hunger et Anna Aaron. Fiona Dan-iel, elle, se veut plus calme mais sait faire grincer sa guitare. Dans la même veine, le Bernois Patrick Bishop compose des mélodies oniriques.

Il existe aussi le mundart, l’art de chanter en dialecte alémanique, qui possède son lot de rockeurs comme Züri West, Adrian Stern ou Stiler Has. Admiral James T. convainc avec un son franc et direct. La Zurichoise Evelinn Trouble produit un son exigeant qui va en tous sens. Dans les mélodies plus planantes et expérimentales, le groupe My Heart Belongs To Cecilia Winter donne aussi une belle leçon de maîtrise de guitare électrique, comme les nouveaux arrivants de Asleep.

Le plus brillant symbole du rock suisse reste le Bernois Stephan Eicher qui chante tant en français qu’en dialecte alémanique. Dès l’âge de 17 ans, il a créé un groupe de punk-disco avec son frère cadet à la fin des années septante: Grauzone. En 1981, ils ont vendu quelque 500 000 disques du titre Eisbär. Devenu moins turbulent, Stephan Eicher a connu la consécration avec son cinquième album Engelberg, vendu à près de deux millions d’exemplaires grâce à deux succès: Hemmige, une reprise du chansonnier bernois Mani Matter, et le fameux Déjeuner en paix. L’amitié qu’il entretient avec l’écrivain français Philippe Djian est à la source de nombreuses compositions plus poétiques comme l’excellent Eldorado. Sur l’album du même nom, Stephan Eicher collabore aussi avec l’écrivain alémanique Martin Suter pour les paroles de Weiss Nid Was Es Isch.

ATOUTS HELVÉTIQUES

Le trio guitare électrique-basse-batterie a encore de beaux jours devant lui. Les Jimi Hendrix, The Who, The Rolling Stones, Led Zeppelin, Pink Floyd ou encore Metallica possèdent donc de dignes héritiers en Suisse. Peut-on parler d’une scène de rock helvétique? Les nombreuses productions des dernières années et le dynamisme de labels indépendants tels que Two Gentlemen ou Saïko Records sont là pour le démontrer.

La Suisse n’est pas orpheline de salles de concert ni de festivals d’excellente qualité; elle reste une place importante sur le plan musical en général. C’est ainsi que les plus grands jazzmen ont joué dans notre pays. Tous ces facteurs favorisent le développement de la créativité musicale et l’émergence de nouveaux groupes.

Laissons la conclusion à Franz Treichler, chanteur des Young Gods: «Le rock est une énergie positive qui pousse en avant. Elle sert à réveiller les gens, à leur faire prendre conscience qu’il existe autre chose que la voie toute tracée du conservatisme, à les faire agir plutôt que gémir. En plus simple: ça aide à se botter les fesses!»

 

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«Dans ’Chasseurs de crimes’, le défi était de tourner avec des procédures judiciaires en cours»

Nicolas Wadimoff et Juan José Lozano signent un documentaire sur la chasse aux criminels que poursuit l’organisation TRIAL en Suisse, présenté en première mondiale au Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH) à Genève.

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Nicolas Wadimoff et Juan José Lozano signent un documentaire sur la chasse aux criminels que poursuit l’organisation TRIAL en Suisse, présenté en première mondiale au Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH) à Genève.

Mis en ligne le 23 avril 2014 à 11h46

[dropcap]P[/dropcap]oursuivre les criminels sans frontière. Combattre l’impunité des bourreaux. Vaste programme. Rude mission. Les réalisateurs Nicolas Wadimoff et Juan José Lozano ont suivi celles et ceux qui s’y sont attelés. Ils ont présenté leur film Chasseurs de crimes, en première mondiale, lors du récent Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH) à Genève. Les deux cinéastes ont suivi les limiers de TRIAL (Track Impunity Always), une organisation non gouvernementale basée à Genève qui œuvre pour débusquer d’anciens criminels réfugiés en Suisse. Du Rwanda au Guatemala, en passant par la Colombie, ce documentaire pose de nombreuses questions: faut-il condamner les «seconds couteaux» pour remonter la chaîne de commandement jusqu’au plus haut niveau? Que peut faire la justice internationale face à la passivité de certaines justices nationales? Entretien croisé.

Votre documentaire met en lumière trois dossiers qui évoquent le Rwanda, la Colombie et le Guatemala. Pourquoi? Nicolas Wadimoff: L’affaire rwandaise mentionnée dans notre film débouche sur une sorte de non-lieu narratif, parce que la personne dont il est question n’a pas commis les crimes qui lui étaient imputés. Cela aurait pu être l’histoire d’un homme vivant en Suisse et qui, du jour au lendemain, est recherché, traqué et éventuellement débusqué. Une personne dont l’histoire aurait pu croiser la grande Histoire des crimes contre l’humanité, puisqu’en l’occurrence il est question du génocide au Rwanda en 1994. Juan José Lozano: Dans le cas du Colombien que nous évoquons également dans le film, l’une des interrogations est l’utilité ou non de poursuivre les «seconds couteaux» ou les petites gens qui participent à la machine du crime. Poursuivre ou non une personne secondaire pour remonter la chaîne de commandement jusqu’au plus haut niveau. Taper quelque part ou ne pas taper du tout, telles sont les questions. Le troisième dossier, celui qui touche le Guatemala, évoque les personnes lâchées par leurs pairs, qui servent de fusibles et sont données en pâture à la justice internationale. Ces arrestations permettent de détourner l’attention, au profit des véritables commanditaires dont la plupart se trouvent encore en poste. Ces points ont guidé nos choix.

Qu’est-ce qui a vous a motivé à unir vos forces pour la réalisation de ce film? NW: Cela s’est fait de manière naturelle et complémentaire. Nous avions l’un et l’autre une expérience du documentaire. Nous avons beaucoup discuté en amont et au retour de chaque tournage. JJL: Je précise que n’avons jamais été sur les tournages ensemble. Nous tournions séparément. NW: L’objectif était de nous partager le travail, car nous n’aurions jamais réussi à être disponibles au même moment pour ce film. Celui qui était libre partait. JJL: Je précise également que c’est Nicolas qui a eu l’idée de suivre le travail des enquêteurs de TRIAL sur le terrain. NW: Pour que l’histoire de nos motivations soit complète, il faut dire que ce sont nos compagnes qui nous ont présentés. Ana Costa, la femme de Juan, qui est monteuse, travaillait avec ma compagne, Ufuk Emiroglu, qui est réalisatrice, sur le film Mon père, la révolution et moi. J’avais entendu parler du travail de Juan. Nous nous sommes rencontrés au moment où je commençais à m’intéresser aux enquêtes de TRIAL. Tourner le film que je souhaitais faire me semblait difficile à accomplir, car le tournage n’allait pas dépendre de moi, mais d’impondérables non maîtrisables concernant la présence d’éventuels criminels de guerre sur le territoire suisse. Il fallait être très disponible et, compte tenu de ma vie professionnelle chargée, je ne pouvais pas être à la disposition de TRIAL à temps plein. En outre, les questions liées à l’impunité étaient complexes. Juan était sur un autre projet et nous avons décidé d’unir nos forces avec l’avantage d’une double disponibilité pour faire face aux aléas des enquêtes de TRIAL. Nous pensions que certaines enquêtes se dérouleraient en Amérique centrale et en Amérique latine. Compte tenu de la vaste connaissance que Juan a de ces régions et du fait qu’il avait réalisé deux films liés à ces questions, nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons décidé que la ligne éditoriale serait plus importante que le regard personnel, nous savions que nous n’allions pas convoquer la poésie, le symbolisme ou la métaphore pour ce documentaire. Nous étions conscients que nous allions nous plonger dans un dossier extrêmement compliqué, avec la nécessité du recul nécessaire pour nous atteler à une tâche aussi délicate. Nous nous sommes dits que, à deux, nous pouvions avoir ce recul indispensable. JJL: Et cette hypothèse s’est finalement avérée sur le terrain!

Comment avez-vous choisi les dossiers et les personnages à suivre? JJL: Nous avons fait une évaluation avec TRIAL des personnages intéressants à suivre et visualisé la façon dont chaque investigation pouvait concrètement être menée. NW: La faisabilité ou non d’un tournage a dicté nos choix, ainsi que les possibilités d’enquêter pour TRIAL. Nous avons voulu suivre une histoire, avec des personnages et une dramaturgie propre à un dossier, afin d’offrir un récit capable de susciter émotion et réflexion et d’ouvrir le débat. JJL: Nous nous sommes beaucoup retrouvés, Nicolas et moi, autour de la table de montage, à chercher la dramaturgie du film et les moments de tension de l’histoire. Nous avons pris le relai à tour de rôle. NW: à la base du projet, nous savions que TRIAL enquêtait sur des criminels potentiels résidant en Suisse ou ailleurs en Europe. Cela a permis d’ancrer le film et de le financer. Il était important de montrer que TRIAL suivait des personnes que l’on peut croiser en allant à la poste ou au magasin d’alimentation, des gens près de chez nous.

À la fin de votre film, vous semblez tendre la perche aux journalistes d’investigation pour qu’ils continuent les enquêtes que TRIAL et vous avez amorcées, comme dans l’affaire  Sperisen ¹, par exemple. Était-ce votre intention ou votre documentaire aura-t-il une suite? JJL: Ce n’était pas un objectif en soi, mais la tâche n’est pas terminée, en effet. Dans le cas colombien, le travail de TRIAL s’est achevé alors que j’aurais aimé qu’il continue. L’enquête est close, mais beaucoup d’autres éléments pourraient faire l’objet d’un thriller! Le  cas colombien offre des éléments que nous n’avons pas pu développer dans notre documentaire, car cela aurait été un autre film...Pour ce cas colombien, nous avons beaucoup d’autres éléments et je suis intéressé à transmettre les éléments dont nous disposons pour que l’enquête puisse avancer.

Est-ce pareil pour l’affaire Sperisen? Souhaitez-vous passez le témoin à des confrères ou à des consœurs journalistes pour que l’enquête continue? NW: La particularité de Chasseurs de crimes était d’arriver à circonscrire notre champ d’action filmique. Deux affaires sur les trois que nous avons mentionnées sont passionnantes en termes de dramaturgie et d’enjeux politiques, à la fois nationaux et internationaux puisqu’elles touchent la Suisse, la Colombie et le Guatemala. Ces affaires sont d’autant plus passionnantes si l’on pense à d’éventuelles résolutions et aux débats qu’elles suscitent. Chacune des affaires évoquées dans le documentaire pourrait faire l’objet d’un film complet... ou pas! Puisqu’elles se situent dans le champ de la justice, milieu dans lequel œuvrent TRIAL et les avocats que nous avons suivis sur le terrain. Le défi était aussi de tourner avec des procédures judiciaires en cours. Le corollaire pour Juan et moi était que nous étions tenus à la confidentialité, ce qui est le paradoxe de ce projet. Plus nous obtenions la confiance des témoins que nous rencontrions, plus nous nous engagions, pour obtenir cette confiance, à ne pas divulguer ce que nous allions apprendre. Aucun autre film n’aurait pu être tourné tant que les affaires que nous évoquons dans Chasseurs de crimes n’auront pas trouvé leur résolution. Nous étions dans cette contradiction permanente: effleurer des histoires passionnantes sans trop en dire sous peine de procès.

Ce documentaire était-il pour vous, Juan, la suite de votre précédent film Impunity? JLL: Non, après Impunity, je ne voulais plus rien savoir de la Colombie! Je me suis concentré sur d’autres projets. Avec Chasseurs de crimes, je voyais l’opportunité de participer à la réalisation d’un film éloigné de la Colombie, même si nous avons fini par suivre un dossier colombien. J’ai dû faire appel à d’autres ressources, moins viscérales, pour tourner ce film. Votre documentaire est allé jusqu’au bout de ce que vous étiez autorisés à divulguer, place maintenant à des films où la fiction permettrait de dire ce que vous avez dû taire? JJL: Inspiré par ce que nous avons vécu, je suis déjà mis au travail! Cela fait quelques mois que j’habite en Colombie, où je développe une série de fictions pour la chaîne publique Canal Capital de Bogotà, qui touche une audience de 25 millions de spectateurs environ. Cette chaîne, qui est devenue une référence en Colombie et dans le reste de l’Amérique latine, traite de cas liés à la défense des droits humains. Dans cette série télévisée, notre héros est un avocat qui travaille sur des crimes de guerre récents commis en Colombie et des enquêtes dont aucune n’a abouti. NW: Je n’ai pas le recul nécessaire pour envisager une suite aux cas que l’on voit dans le film, à travers un autre type de narration, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire. Je travaille sur d’autres projets qui me laissent peu de temps, mais je n’exclus pas, une fois que les choses se seront décantées, que cela puisse ré-émerger dans mon esprit sous forme de fiction, car il y a là matière à des récits forts. Nous avons la chance inouïe d’avoir un ancrage local et national, qui parle de là-bas et qui évoque des valeurs universelles. Nous avons eu le privilège d’assister au moment où la petite histoire d’une association d’avocats et d’enquêteurs pugnaces a rejoint la grande Histoire.


¹ Erwin Johann Sperisen Vernon (44 ans) est de nationalité suisse et guatémaltèque. Le 1er août 2004, il est nommé chef de la Police nationale civile, Il démissionne de ce poste après l’assassinat de parlementaires salvadoriens par des membres des forces de l’ordre et part pour Genève le même mois. Il est arrêté le 31 août 2012 par les autorités genevoises. Son procès s’ouvrira à Genève avant l’été 2014. Accusé par le procureur général de l’assassinat de dix détenus. Sperisen conteste cette accusation et plaidera l’acquittement.

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«Le vent se lève», séance de rattrapage

Au-delà des polémiques, le dernier film du maître japonais Hayako Miyazaki est une poétique du rêve et un testament artistique.

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Au-delà des polémiques, le dernier film du maître japonais Hayako Miyazaki est une poétique du rêve et un testament artistique.

Mis en ligne le 16 avril à 14h30

[dropcap]L[/dropcap]orsque le réalisateur japonais Hayao Miyazaki, souvent qualifié de «maitre de l’animation japonaise», a annoncé que Le vent se lève serait son dernier film, il a laissé bien des admirateurs inconsolables. Rares sont les concepteurs de dessins animés à jouir du prestige international de Hayo Miyazaki. Pourtant, au moment de sa sortie en salle, au Japon, puis en Europe, les discussions autour du film ont parfois pris un caractère polémique.

Sommairement résumé, Le vent se lève suit l’itinéraire de Jiro Horikoshi, ingénieur aéronautique concepteur du «Zero», avion de chasse monoplace japonais, de son enfance à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela peut sembler loin des univers oniriques et fabuleux qui avaient fait la renommée du maitre, mais il s’agit d’une lecture trop réductrice, manichéenne, d’une œuvre qui ne l’est pas. Avec ce dernier film, Hayao Miyazaki démontre une fois encore son art de l’animation et signe une œuvre crépusculaire sur la création artistique et la puissance des rêves.

RÉFÉRENCES LITTÉRAIRES

Le projet du réalisateur tient tout entier dans le vers du Cimetière marin de Paul Valéry qui sert de leitmotiv au film: «Le vent se lève!... Il faut tenter de vivre!» Les films de Hayao Miyazaki nous parlent souvent de mondes disparus ou sur le point d’être engloutis. Ce n’est pas par hasard qu’il place son testament cinématographique sous le signe d’un poème composé pendant la Première Guerre mondiale, et que l’autre référence littéraire européenne du film, La Montagne magique de Thomas Mann, s’achève aussi dans le fracas de cette guerre. Miyazaki sait que les civilisations sont mortelles. Leur chute ou leur salut se trouvent au cœur de plusieurs de ses films.

Dans certains cas, il les sauve du désastre par le truchement d’une héroïne (Nausicaä ou Sophie); dans d’autres, ses conclusions sont plus incertaines (Princesse Mononoke ou Ponyo sur la falaise). Dans Le vent se lève, la destruction a bien lieu. Les rêves d’enfants ne sauvent pas le monde et peuvent même contribuer à l’anéantir. Toutefois, le héros-démiurge reste en vie, malgré le vent et la tempête. Pour Hayao Miyazaki, le créateur témoigne aussi de son temps, des siens et son interprétation, effroyable ou grandiose, doit être prise comme telle, plutôt que comme un manifeste ou pamphlet politique.

On a reproché au réalisateur la passivité de son héros face aux signes avant-coureurs de la catastrophe. Jiro traverse les ans et les soubresauts du Japon de l’Entre-deux-Guerres sans en être affecté, tendu vers un seul but: dessiner des avions. Mais est-ce vraiment si simple? Le ton est donné dès la séquence d’ouverture: le jeune Jiro monte sur le toit de la demeure familiale, s’installe aux commandes d’un avion artisanal, survole sa ville natale avant que d’étranges machines volantes ne l’abattent... et se réveille en sursaut.

mizayaki_bobineTout au long du film, la frontière entre le rêve et le cauchemar est floue. Jiro rêve de construire de beaux avions, il est obsédé par la courbure des arrêtes de maquereaux, par les dernières découvertes aéronautiques. Il parvient à ses fins, mais l’aboutissement de son rêve entraine la mort et la destruction. Miyazaki semble se demander — nous demander — quel est le prix à payer pour réaliser ses rêves. Il trace un parallèle évident entre la vocation de l’ingénieur aéronautique et celle de l’artiste: même solitude, même radicalité, voire même décalage par rapport au réel. Lorsque ce dernier se rappelle à l’artiste, il le fait brutalement: une chasse à l’homme en Allemagne, la femme aimée qui se meurt.

La monstruosité, ici, n’est pas incarnée par des esprits ou des démons, mais elle se manifeste partout. Les moments de grâce sont brusquement interrompus par une catastrophe. Il en est ainsi de la rencontre amoureuse de Jiro et Nahoko dans un train: à l’éblouissement succède le désastre. Le vent se lève.

ARCHITECTE GÉNIAL

Pourtant, rien ne saurait distraire le personnage central de sa quête. Plus que la figure d’Icare, c’est celle de Dédale qu’évoque Jiro: l’architecte génial qui, croyant maitriser le Minotaure, conçoit le labyrinthe où il sera à son tour enfermé. En cela, il se rapproche d’autres personnages masculins de Miyazaki, tout aussi ambigus.

Dans Le Voyage de Chihiro par exemple, la figure de Haku oscille entre compromission avec la sorcière et protection de Chihiro, même chose pour un autre magicien, Hauru, dans Le Château ambulant. Dans tous les cas, les héros sont en quête de savoir et d’identité; ils sont surtout détenteurs d’une puissance destructrice qui les dépassent. Si les deux magiciens sont révélés à eux-mêmes par l’amour d’un personnage féminin, ce n’est pas le cas de Jiro.

Outre le récit initiatique, on retrouve, dans ce film, bien des thèmes chers à l’auteur. Le plus saillant est sa fascination pour les machines volantes. De l’aile de Nausicaä de la Vallée des vents, à l’avion à pédales de Kiki la petite sorcière, sans oublier Porco Rosso et le Château dans le ciel, Hayao Miyazaki éprouve un plaisir évident à inventer des avions. Cette gourmandise à dessiner les machines se retrouve aussi dans les trains. Une fois parvenu à l’âge adulte, les traits de Jiro n’évoluent plus. En revanche, le spectateur prend conscience du temps qui passe en observant les différents modèles de locomotives qui traversent l’écran.

DÉBALLAGE D'ARCHIVES INTIMES

La violence sous-jacente dans Le vent se lève, n’est pas non plus une nouveauté. L’œuvre de Miyazaki regorge de conflits et de catastrophes plus ou moins naturelles. Cependant, le feu ici ne purifie pas, contrairement au tsunami de Ponyo sur la falaise. Après l’incendie qui ravage Tokyo, deux personnages remarquent — et semblent le regretter — que tout a été reconstruit très vite et à l’identique.

Il y aurait encore beaucoup à dire pour rendre compte de la beauté plastique de ce film et des nombreuses trouvailles cinématographiques de son auteur: la délicatesse d’une déclaration amoureuse par le truchement d’un planeur en papier et d’un chapeau, le destin qui surgit sous les traits d’un personnage aux yeux gris, dissident allemand, prophète de la destruction du Japon, l’intimité entre Jiro et Nahoko...

Lorsque le film se referme, aux portes de l’enfer, le spectateur a l’impression d’avoir assisté au déballage des archives intimes de Hayao Miyazaki. Ce film, qui renvoie à tous les précédents, sans les répéter, prouve, malgré son pessimisme, que la vie vaut la peine d’être rêvée.


 

Le vent se lève, Hayao Miyazaki, Japon, 2013.

 

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Anna Aaron, la rockeuse en peau de poète

La musique de Anna Aaron mélange douceur et violence. D’un côté, sa voix pure, de l’autre le son grave du piano. C’est près du Marktplatz de Bâle que nous l’avons rencontrée, dans l’ambiance des percolateurs et du brouhaha des conversations. Son troisième album, Neuro, est sorti fin février en Suisse. Portrait d’une musicienne à la fois timide et séduisante.

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La musique de Anna Aaron mélange douceur et violence. D’un côté, sa voix pure, de l’autre le son grave du piano. C’est près du Marktplatz de Bâle que nous l’avons rencontrée, dans l’ambiance des percolateurs et du brouhaha des conversations. Son troisième album, Neuro, est sorti fin février en Suisse. Portrait d’une musicienne à la fois timide et séduisante.

Mis en ligne le 1 mars 2014

[dropcap]A[/dropcap]nna Aaron a grandi en naviguant entre plusieurs mondes: Angleterre, Asie et Nouvelle-Zélande. À 12 ans, elle commence à suivre des cours de piano classique. Jusqu’au moment où, deux ans plus tard, son professeur qualifie le rock n’roll de «musique de Satan». Elle abandonne aussitôt son prof à ses imprécations hors d’âge. Car ces sonorités nées des amours contrariées du blues et de la country lui serviront de sources d’inspiration. Même si, aujourd’hui, son identité musicale ne saurait être catégorisée de façon péremptoire. Son style est avant tout personnel et s’exprime entre lyrisme et mélodies hantées.

«La musique est spontanée; elle ne se planifie pas», affirme- t-elle avec conviction, sa timidité se dissipant au fil de la conversation. Sa verve s’allume même, lorsqu’elle évoque sa rencontre déterminante avec un professeur de musique à l’École de jazz de Bâle qui lui a enseigné les rudiments de la composition: «Il m’a vraiment donné beaucoup d’éléments qui m’ont servi pour composer mes chansons.» Sa carrière professionnelle débute lorsqu’avec le batteur Giacun Schmid, elle autoproduit son premier disque I’ll dry your tears little murderer entre 2007 et 2008. Un premier essai qui lui permet de commencer à capter l’attention du public et de la presse spécialisée. En effet, si ces sept titres — qu’Anna Aaron et Giancun Schmid enregistrent avec des amis musiciens — respirent la naïveté, ils évoquent surtout un univers musical ténébreux, éclairé par une voix limpide.

«Au coeur du processus créatif, il y a toujours le travail que j’accomplis à la maison, sur mon ordinateur», précise-t-elle en ajoutant que ces compositions lui viennent généralement sous forme d’«une mélodie entière». Elle décide ensuite «si le morceau doit être produit ou si c’est une idée qu’il faut jeter». Quant à la nécessité de composer, elle en rigole doucement: «Les gens s’en font une idée un peu romantique.»

Le deuxième album d’Anna Aaron est sorti en 2011: Dogs In Spirit, produit par le bassiste Marcello Giuliani. Celui-ci joue dans le quartet du trompettiste français Erik Truffaz. Tous trois ont partagé la scène lors d’une tournée en 2013. Cette expérience a-t-elle remis en question la musique d’Anna Aaron? «Non, mais ce n’était pas le but», s’empresse-t-elle de préciser. Les trois musiciens partagent le même label lausannois: Two Gentlemen. Ce qui a évidemment facilité leur rencontre.

Anna Aaron vue par © Sabine Burger / 2013

Craignait-elle de jouer avec un quartet de jazz? «Je n’avais pas peur parce que je n’ai pas réfléchi. Je ne me suis pas dit que c’est un objectif très exigeant. Je l’ai fait. J’étais assez naïve et cela m’a aidée», conclue-t-elle. L’ancienne étudiante de littérature et de philosophie aime changer d’univers d’un disque à l’autre. «Chaque album a son monde», assure-t-elle vivement. Les lectures et les films «font partie du processus de création». Elle nous parle aussi de son admiration pour Ludwig Wittgenstein, avec des gestes amples et vifs. «Il a eu le génie de trouver une analogie pour expliquer la frontière entre la raison et la compréhension», raconte-t-elle en citant encore l’écrivain Joseph Campbell, car «il parle des mythologies qui sont toujours les mêmes histoires et réapparaissent sous la même forme dans toutes les cultures». Cet autre intérêt pour l’universalité mythologique n’est pas étranger aux personnages qui apparaissent ici et là dans les textes d’Anna Aaron et au caractère poétique de ses compositions.

Cette énergie qu’elle voue à repenser sans cesse l’univers musical de ses créations passe également par un travail important sur l’image qu’elle effectue pour chacun de ses projets artistiques. Elle affirme que l’impact visuel «peut aussi transmettre des idées». Ce qui est notamment illustré par le clip du morceau Linda dans lequel la danseuse Oriana Cereghetti et Anna Aaron se fondent peu à peu dans un fourmillement numérique. D’où l’ambiance plus électronique et presque robotique de Neuro. Toutefois, la Bâloise y conserve la limpidité de son toucher pianistique, la profondeur de sa voix et y ajoute quelque chose de plus magique, plus aérien.

Le fait marquant la sortie de l’album Neuro est encore une fois un changement de producteur. Anna Aaron voulait effectivement travailler avec David Keaton qu’elle apprécie pour le «son magique et lumineux» qu’il produit. «C’était très irréaliste au départ, c’est un grand nom et on n’est jamais sûr qu’il vous réponde», affirme-t-elle, ravie par la réponse positive du Britannique. Qui a notamment produit Bat For Lashes dont l’album The Haunted Man a terminé dans les cinq meilleurs de Grande-Bretagne en 2012. Une bonne surprise ne vient jamais seule. C’est ainsi que Jason Cooper, le batteur de The Cure, s’est joint par hasard à l’enregistrement de l’album, à la suite d’un coup de téléphone échangé avec son ami David Keaton. «J’adore The Cure. C’était la folie quand je l’ai su!», s’émerveillet- elle. Ces hasards ont fait naître un album puissant, profond. Et loin de Satan.

6 mars: Nouveau Monde de Fribourg; 7 mars: Kaserne de Bâle; 8 mars: Pont Rouge de Monthey; 13 mars: Bogen F de Zurich; 14 mars: Dampfzentrale de Berne; 15 mars: Le Romandie de Lausanne www.annaaaron.com

www.lemurduson.ch

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Un institut des cultures arabes voit le jour à Genève

14 janvier 2014

C’est une première. L’Institut des cultures arabes et méditerranéennes (ICAM) ouvre ses portes à Genève. Le 14 janvier 2014, les fondateurs, Alain Bittar et Patrice Mugny, ont inauguré ce nouveau centre culturel dans les locaux de la librairie arabe L’Olivier, qui héberge le siège de l’ICAM. Le choix des lieux va de soi, puisque la cheville ouvrière et le concepteur de l’institut, Alain Bittar, n’est autre que le titulaire de L’Olivier.

Alain Bittar vu par © Charlotte Julie / Genève, 14 janvier 2014

Alain Bittar vu par © Charlotte Julie / Genève, 14 janvier 2014

 

 

Charlotte Julie
14 janvier 2014

C’est une première. L’Institut des cultures arabes et méditerranéennes (ICAM) ouvre ses portes à Genève. Le 14 janvier 2014, les fondateurs, Alain Bittar et Patrice Mugny, ont inauguré ce nouveau centre culturel dans les locaux de la librairie arabe L’Olivier, qui héberge le siège de l’ICAM. Le choix des lieux va de soi, puisque la cheville ouvrière et le concepteur de l’institut, Alain Bittar, n’est autre que le titulaire de L’Olivier.

Il assumera dorénavant également la fonction de directeur de l’ICAM, avec une vision claire du rôle que jouera son institut: «Au vu des événements en cours dans le monde arabe, l’ICAM a pour but de continuer de développer à Genève un lieu favorisant les rencontres et les échanges ainsi que des événements qui reflètent la diversité des cultures concernées. Cette démarche jette par ailleurs des passerelles entre les communautés et contribue au rayonnement de la Genève internationale

Alain Bittar œuvrera en tandem avec Patrice Mugny, ancien maire et conseiller administratif de la Ville de Genève chargé de la culture, nommé à la présidence de l’ICAM. «Cet institut entend poursuivre et développer les activités culturelles et de médiation initiées par Alain Bittar depuis plus de trente ans. Des animations qui se développent et rencontrent un important succès», a-t-il souligné.

«Je salue la création de l’Institut des cultures arabes et méditerranéennes qui va dans le sens de l’enrichissement des activités associatives, ainsi que du renforcement de la diversité culturelle à Genève», a affirmé pour sa part Pierre Maudet, conseiller d’État genevois en charge du Département de la sécurité et de l’économie, ouvrant ainsi symboliquement le bras de la république genevoise à cette initiative. «La diversité de ses habitants et le mélange des cultures sont des atouts pour Genève. Ce nouvel institut valorisera les cultures avec lesquelles nous avons des liens forts ici et là-bas. Nous nous réjouissons de son ouverture qui permettra de valoriser la diversité culturelle», ont affirmé dans une déclaration conjointe la maire de Genève, Sandrine Salerno, et le conseiller administratif chargé de la culture, Sami Kanaan.

L’institut bénéficie du soutien de la Ville de Genève, du Bureau de l’intégration des étrangers de l’Etat de Genève ainsi que d’autres sponsors publics et privés. Il doit encore réunir plus de 120 000 francs pour boucler son budget annuel.

 
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Les vies gâchées de la postmodernité

27 septembre 2013

Zygmunt Bauman demeure à 87 ans l’un des penseurs les plus féconds de notre temps. De la shoah aux conditions d’un renouveau du politique, des mécanismes de l’exclusion sociale aux effets de la culture médiatique, le sociologue polonais se veut l’interprète exigeant de la postmodernité. Un essai, premier du genre en français, en éclaire les enjeux.

«Le potentiel de la modernité demeure inexploité et la promesse de la modernité reste à tenir.» © Keystone EPA / Toni Albir / 11 mars 2013

«Le potentiel de la modernité demeure inexploité et la promesse de la modernité reste à tenir.» © Keystone EPA / Toni Albir / 11 mars 2013

 

Zygmunt Bauman demeure à 87 ans l’un des penseurs les plus féconds de notre temps. De la shoah aux conditions d’un renouveau du politique, des mécanismes de l’exclusion sociale aux effets de la culture médiatique, le sociologue polonais se veut l’interprète exigeant de la postmodernité. Un essai, premier du genre en français, en éclaire les enjeux.

 

Christian Ciocca
27 septembre 2013

Ce qui intéresse avant tout Zygmunt Bauman relève d’une interprétation sociologique pour «enrichir la réflexion sur ce que signifie être un humain dans le monde», analyse Keith Tester, professeur de sociologie de l’Université de Hull, au Royaume-Uni, cité en introduction de l’ouvrage que le philosophe français Pierre-Antoine Chardel consacre à Zygmunt Baumann. Les Illusions perdues de la modernité propose en deux cents pages un dialogue avec l’œuvre du penseur polonais, dont la diversité ne doit pas masquer l’unité¹.

L’ouvrage de Chardel enthousiasme par sa capacité à discuter les points de vue de Zygmunt Bauman en miroir de ses lectures multiples. Une telle démarche témoigne une attention constante aux exclus, une vive inquiétude face aux vies gâchées par les orientations économiques des dernières décennies. On estimera que de telles préoccupations collent à notre seul contemporain en oubliant l’apport décisif de Marx revisité par Gramsci, apport auquel Bauman est resté fidèle: «Un certain dégoût pour toutes les formes d’injustice sociale et la volonté de dénoncer les mensonges sous lesquels la responsabilité de la misère humaine est travestie et cachée à la vue de ceux qui souffrent», précisera-t-il dans un entretien en mars 2010.

Né en 1925 dans une famille juive de Poznan, Zygmunt Bauman a acquis une solide formation universitaire en sciences humaines et sociales en Union soviétique où sa famille s’était réfugiée après le partage de la Pologne entre l’Allemagne et l’URSS. Lieutenant dans l’Armée rouge, il participa à la libération de Berlin. Membre du parti communiste, apparemment bien intégré dans la Pologne en reconstruction, le jeune intellectuel fut néanmoins exclu de l’armée en 1953 suite à la campagne antisémite dans les pays de l’Est connue sous le nom du «complot des blouses blanches [médecins juifs]» soi-disant ligués contre Staline.

À la même époque, contre l’orthodoxie marxiste qui se gargarisait de «sociologie» dans tous les domaines, Zygmunt Bauman prit ses distances et se défia de toute théorie face à l’évaluation des phénomènes sociaux tout en poursuivant sa carrière à l’Université de Varsovie. En janvier 1968, il rompit de manière retentissante avec le Parti communiste polonais et fut contraint à l’exil. Il enseigna quelque temps à Tel-Aviv et aux États-Unis avant de s’installer en Grande-Bretagne en occupant une chaire de sociologie à l’Université de Leeds dès 1971.

Nomade malgré lui, l’exilé a médité l’inanité de toute ligne dogmatique et s’est davantage appuyé sur sa grande curiosité intellectuelle que sur des certitudes théoriques. Son compagnonnage avec Marx, Weber, Durkheim, Husserl, Gramsci, Arendt, Adorno, Lévinas, Simmel, Jonas, Élias, Castoriadis, Camus, Musil, Foucault, Baudrillard, Virilio, Løgstrup, Derrida, Gadamer, Bourdieu et Kundera... plaide en soi pour les remises en question.

La société liquide

Depuis le milieu du XIXe siècle, nous nous sommes habitués à fréquenter des spectres: celui du communisme pour tétaniser la bourgeoisie et éveiller le prolétariat, celui du totalitarisme pour accentuer la démocratie libérale, celui du spectacle pour piéger nos simulacres. Or, dans notre époque hantée par le nouveau spectre de la transparence, il est bien moins question d’esprits que de liquidités de toutes sortes. Bauman a progressivement perçu les évolutions des sociétés occidentales sous le signe des flux mais aussi de la liquidation. Au lieu de se heurter à la résistance des matériaux, faudrait-il désormais se noyer dans La Vie liquide, selon le titre de l’un de ses ouvrages?

La radicalité de son approche de la postmodernité marque une visée éthique et, de façon troublante, frappe par son évidence: «Dans une société moderne liquide, les réalisations individuelles ne peuvent se figer en biens durables car, en un instant, les atouts se changent en handicaps et les aptitudes en infirmités.» Avec ironie, Zygmunt Bauman a réinterprété les préceptes de sagesse de Lao-Tseu qui recommandait de se déplacer rapidement, sans jamais se battre contre le courant ni s’arrêter assez longtemps pour stagner... coulant comme de l’eau!

Cet éloge postmoderne de l’apathie soft, avoisinerait-il les analyses de Bauman sur l’holocauste (Modernité et holocauste, 2002)? Le premier grand chapitre détaille ses positions sur la shoah en discutant la vision hégelienne de l’histoire. Si le destin temporel de l’humanité devait culminer à l’âge moderne par le règne de la raison, Bauman ne suit pas Horkheimer et Adorno qui voyaient dans les mécanismes «rationnels» qui ont conduit à l’extermination des juifs un renversement négatif du rationalisme philosophique. L’élan émancipateur des Lumières se serait perverti en issue mortelle. Cette conception surplombante accrédite l’idée d’une inexorable marche tragique de l’histoire. Là encore, Zygmunt Bauman s’interroge sur cette «banalité du mal», selon la formule ressassée de la philosophe allemande Hannah Arendt, sans l’accepter. Dans la perspective d’une soi-disant «banalité», la shoah aurait-elle été commise «avec insouciance, comme par étourderie?»

Dans ce questionnement vertigineux, il a cherché à appréhender cet «événement sinistre et terrifiant, rédigé selon son propre code», en brisant ce code avant de le rendre compréhensible. à ce titre, proche d’Arendt et de l’École de Francfort, Zygmunt Bauman a pensé la shoah «comme un symptôme retentissant des sociétés industrielles et de leur mode d’organisation», en précisant qu’il lui importe de ne jamais perdre de vue les témoignages des hommes et des femmes frappés par l’horreur. Ainsi, il se montre un interprète soucieux de recueillir au plus près la parole soulevée par l’expérience, hier comme aujourd’hui.

C’est plutôt l’«exténuation de toute sensibilité morale», par soumission au totalitarisme technocratique et bureaucratique, qui doit nous alerter, alerte que Zygmunt Bauman réactive dans notre contemporain. Il insiste sur l’efficacité technique et administrative du génocide par l’usage généralisé de «somnifères moraux», nécessaires aux bourreaux pour leur rendre invisibles les conséquences des décisions criminelles. En se gardant de tout amalgame réducteur, comment ne pas s’étonner du règne d’Hypnos dans nos sociétés dont la géométrie éthique fluctue en «variables» accommodantes en proportion de l’effacement du souci d’altérité. «[...] le fait que je sois attaché à l’Autre par des moyens émotionnels signifie que je suis responsable de lui, et par-dessus tout de ce que mon action ou mon inaction peut lui faire», souligne-t-il dans La Vie en miettes (2003).

Le réfugié ineffable

Le socle trinitaire de l’État-nation reposant sur le territoire, la souveraineté étatique et l’unité nationale, modèle planétaire du siècle dernier, cède la place à des distorsions significatives. «Les États dans leur dimension libérale semblent aujourd’hui devenir de moins en moins intégrateurs et à même d’endiguer les pressions du capitalisme actionnarial. Ils s’avèrent majoritairement impuissants à dresser le bilan au sein de leurs propres frontières, à imposer des critères de protection et de régulation, à garantir un minimum de principes éthiques et de modèles de justice qui atténueraient l’insécurité sociale et apaiseraient l’incertitude qui fragilise en profondeur la confiance en soi des individus», observe Zygmunt Bauman dans La Société assiégée (2005). Or, le souci d’éthique qui passe chez lui par un véritable engagement subjectif en reconnaissance de l’Autre se répand aujourd’hui dans l’économie mondialisée.

Pour être respectueuse de l’environnement, attentive aux conditions de travail dans les pays émergents ou sourcilleuse quant à l’application des droits de l’homme, «l’éthique des affaires» n’en contamine pas moins toute la sphère économique et guide les gestes communicateurs des politiciens. Cette honnêteté contractuelle, pour souhaitable qu’elle puisse paraître, se révèle pourtant formaliste et très instable. Elle s’exporte avec succès mais peine à s’ancrer solidement dans les sociétés occidentales à l’heure de l’exclusion au nom des intérêts sécuritaires des citoyens.

Ce paradoxe n’est pas fortuit, il dessine les contours des politiques de ségrégation qui remplacent, selon Zygmunt Bauman, les normes de contrôle social encore actives hier. Face aux potentialités apparemment infinies d’épanouissement par la consommation, il s’agit aujourd’hui de définir quels individus ont accès aux marchés et aux crédits. L’enjeu est tel que Bauman le qualifie, dans La Société assiégée, d’une «guerre dont les désirs sont les principales armes. On a soin d’éviter que les habitudes, même celles qui sont promues le plus énergiquement, se figent en traditions. Les changements de désirs, soutenus par une attention fluctuante, constituent le plus efficace des remèdes préventifs». Les conséquences en sont terrifiantes: «C’est bien l’exclusion, et non l’exploitation, comme le suggérait Marx il y a 150 ans, qui est aujourd’hui à l’origine des cas les plus flagrants de polarisation sociale, d’inégalité croissante et d’augmentation massive de la pauvreté, de la misère et de l’humiliation» (Vies perdues, la Modernité et ses exclus, 2006).

Restaurer la société hétérogène

Victimes de l’indifférence morale tout aussi dévastatrice que l’exploitation à outrance, les réfugiés incarnent le destin des «déchets humains» vivant une souffrance indicible, cernés dans un no man’s land, mais assignés à résidence, interdits d’avenir et de lieux chargés de sens et de socialisation. En cela, ils reflètent a contrario l’immobilisme économique en proie à sa propre dévoration.

Pour Antoine Chardel, Zygmunt Bauman se veut l’interprète et non le législateur de notre temps, mais n’en prône pas pour autant la seule distanciation critique. à l’impuissance des intellectuels et des politiques face au désordre des dérégulations, le sociologue réplique: «Le potentiel de la modernité demeure inexploité, et la promesse de la modernité reste à tenir.» Autrement dit, il s’agirait pour chacun d’entre nous de s’atteler à restaurer les valeurs d’autonomie et d’accomplissement individuel orientées vers la personne pour construire une société rationnelle et garante de son hétérogénéité. La tâche, on le voit, s’avère immense, non seulement réparatrice, mais au-devant de nous.

Gageons qu’elle s’imposera à nos consciences fatiguées par deux décennies de démoralisation pour peu que nous puissions détourner nos regards des sollicitations accélérées par écrans interposés... où l’autre se virtualise si bien mais se ressent si mal.

 

Paru dans La Cité du 27 septembre 2013

1. Pierre-Antoine Chardel, Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la modernité, CNRS Éditions, 2013.

2. La plupart des traductions de Bauman sont publiées aux Éditions Le Rouergue/Jacqueline Chambon.

 
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Jean Mohr, l’œil et le cœur

L’un des plus grands photographes vivants expose au Palais des Nations les images réalisées, pendant un demi-siècle, pour des organisations internationales dont le CICR. Rencontre avec un humaniste de l’objectif.

Image A du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

Image A du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

L’un des plus grands photographes vivants expose au Palais des Nations les images réalisées, pendant un demi-siècle, pour des organisations internationales dont le CICR. Rencontre avec un humaniste de l’objectif.

Mis en ligne le 10 juillet 2013 à 11h33

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est né en même temps que la photographie, rappelle sa vice-présidente Christine Beerli. L’histoire d’une organisation forte de ses cent cinquante ans de sollicitude en faveur des victimes de guerre croise depuis son origine celle d’un art considéré aujourd’hui comme majeur.

Durant un demi-siècle, Jean Mohr aura été le point de jonction entre l’action du CICR et le témoignage photographique dans les zones de conflit, notamment en Afrique, à Chypre et au Moyen-Orient. Un espace international symbolique rend hommage à son engagement professionnel et artistique: le Palais des Nations à Genève.

Cette exposition intitulée Avec les victimes de guerre — Photographies de Jean Mohr*, a été initiée par Présence Suisse, en collaboration avec le Musée de l’Elysée à Lausanne et le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE). Elle permet au photographe genevois d’entrer au Panthéon de l’engagement humanitaire mondial. Après Genève, elle voyagera dans une quarantaine de lieux différents, dont Vienne, Nairobi, New York et le Canada.

L’histoire de Jean Mohr commence à Genève, en 1925, où il nait de parents allemands, hostiles au nazisme, qui, suite à leur départ d’Allemagne, obtiendront la nationalité suisse. Après sa scolarité dans la Cité de Calvin, le garçon devenu grand photographe n’oubliera pas l’insulte de «Boche» proférée à son encontre dans les cours de récréation de son enfance, pour cause de regard azur, de cheveux clairs et de patronyme à consonance germanique. Son respect de l’Autre naitra de ses souvenirs de jeunesse, nous avait-il confié, lors d’une rencontre dans son bureau-atelier. Tout comme son engagement à offrir une reconnaissance par l’image à la douleur des victimes de guerre.

Après une licence en sciences commerciales, Jean Mohr sera délégué du CICR au Moyen-Orient, de 1949 à 1950. Son choix pour la photographie passe par un entracte de deux ans consacré à la peinture à l’Académie Julian à Paris, en 1951.

Dès 1952, il se familiarise avec le maniement de l’objectif pour faire de sa passion une profession, trois ans plus tard. Il mettra dès lors son art et son savoir au service du Bureau international du travail (BIT), du CICR, du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) et du Joint Distribution Committee (JDC).

Image B du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

Image B du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

Parallèlement, une complicité professionnelle s’installe avec des écrivains. Elle aboutira à la parution de A Fortunate Man, avec John Berger, histoire d’un médecin de campagne en Angleterre, et d’Une autre façon de raconter (les textes de la première partie du livre sont de Jean Mohr).

Autre collaboration importante avec l’écrivain Edward Saïd pour After the last sky. Puis viendra le livre de photos intitulé Le Manifeste. Mouvement pour une paix juste et durable au Proche-Orient, avec la contribution de plusieurs auteurs.

Plus de quatre-vingt expositions dédiées à Jean Mohr se succèderont en Suisse et dans le monde et notamment: L’autre mémoire (en 1985, au Musée Rath de Genève), une rétrospective de ses œuvres en 1992 au Musée de l’Elysée (à Lausanne) et Côte à côte ou face à face (en 2003), cinquante ans de photographies de Jean Mohr en Israël et en Palestine. Débutée au Musée de la Croix-Rouge, elle sera exposée dans divers lieux tels que l’American Colony à Jérusalem, puis à Ramallah, Gaza, Kiev, Moscou, Luxembourg et Londres.

Jean Mohr peut se targuer d’être prophète en son pays et hors de sa patrie. En 1978, à la Photokina de Cologne, il a obtenu le prix du photographe ayant le plus œuvré pour la cause des droits de l’Homme, avec l’exposition Travail et loisirs. En 1988, la Ville de Genève lui décernera son prix pour les Arts plastiques, attribué pour la première fois à un photographe.

Image C du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

Image C du triptyque réalisé par Georges Cabrera / Théâtre de la Parfumerie, Genève, 22 novembre 2012

L’œuvre de Jean Mohr est de celles que l’œil et le cœur n’oublient pas. Ses photographies rendent compte de la dureté du quotidien, au détour d’une rue, dans un intérieur vétuste ou dans un camp où des victimes de guerre ont trouvé refuge.

Elles illustrent la force de résistance et de résilience de femmes et d’hommes subissant les conséquences de la grande Histoire qui a bouleversé leur histoire intime. Mais les images de Jean Mohr savent aussi capter la beauté de la vie et ses fulgurances de poésie.

CONTRE LE CLICHÉ DU PHOTOGRAPHE DE GUERRE

Le photographe genevois est passé maître dans l’art de magnifier l’émotion, l’échange de regards entre des victimes de conflits oubliés et un reporter qui ne se revendique pas photographe de guerre.

Car qui dit photographe de guerre pense «prise de risque» et «photos choc», ajoute-t-il. «Je ne pourrais pas photographier un enfant qui se noie, je lui tendrais la main ou un bout de bois pour qu’il puisse s’y agripper», explique l’artiste qui sait montrer l’enfance tout en nuances. «Là où il y a des rires d’enfants il y a de l’espoir», résume-t-il sobrement.

Jean Mohr, photographe de l’universel, sait sensibiliser tout en pudeur. Ses portraits en noir-blanc sont un hommage à la dignité des victimes. «Je ne photographie pas les personnes en position de faiblesse. Je ne montre rien d’elles qui puisse les blesser», certifie-t-il. Le gros plan d’une femme rencontrée un jour à Chypre en témoigne. «Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait ni ce qui arrivait à son pays. En la photographiant, j’ai voulu témoigner de sa douleur, mais aussi d’une certaine lueur d’espoir dans son regard. L’espoir d’une vie meilleure, plus tard.»

Le passage du temps n’a pas eu raison de l’attachement de Jean Mohr pour la photographie d’auteur. Son métier a changé. Il l’accepte, mais ne se résigne pas. Les médias sociaux permettent certes de prendre des clichés avec un téléphone portable et de les poster en temps réel sur internet, mais l’âge d’or de la photo de qualité graphique et esthétique n’est pas révolu. Jean Mohr est là pour le prouver. «Je reste ouvert et sensible à ce qui se passe autour de moi. Si mes images peuvent être utiles à d’autres conflits et à d’autres personnes je serai content.»

JETER DES PONTS ENTRE ISRAÉLIENS ET PALESTINIENS

Si Jean Mohr a sillonné la planète, l’appareil en bandoulière, le Moyen-Orient continue de retenir son attention. «Quand j’ouvre la télévision, je suis branché sur les nouvelles de cette région. Je passe par des phases d’optimisme et de pessimisme. Il est très difficile de jeter des ponts entre les communautés israélienne et palestinienne», reconnaît-il, sans occulter les difficultés qu’il a rencontrées en Israël pour montrer son exposition Côte à côte ou face-à-face.

A un confrère qui lui demande si l’exposition qui lui est dédiée à l’ONU et le dépôt de son fonds photographique au Musée de l’Elysée ne constituent pas un enterrement de première classe, Jean Mohr répond simplement: «L’idée d’un enterrement de première classe m’est aussi venue. Mais j’ai été heureux de la donation de mes archives par la Fondation Hans Wilsdorf au Musée de l’Elysée. Lors de ma précédente exposition à Lausanne, j’ai pu juger de l’efficacité de son équipe. Le fait de voir mes archives déposées dans ce musée me ravit.»

Les photos de Jean Mohr sont désormais conservées dans les meilleures conditions et disponibles au regard des générations futures.


*Exposition de photographies à l’occasion du 150e anniversaire du CICR–ONUG/Confédération suisse, au Palais des Nations, mezzanine, bâtiment E, 2e étage.

Entrée: portail de Pregny. Accès: porte 40, Avenue de la Paix 14, 1202 Genève.
Jusqu’au 30 août. Se munir d’un document d’identité.

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Quand les gazouillis deviennent littérature

22 février 2013 — Dernier rejeton de l’écriture littéraire, la twittérature compte de plus en plus d’adeptes. Au Québec, un institut a même été créé pour défendre cette nouvelle forme d’expression, issue d’une longue tradition de l’art du bref.

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Dernier rejeton de l’écriture littéraire, la twittérature compte de plus en plus d’adeptes. Au Québec, un institut a même été créé pour défendre cette nouvelle forme d’expression, issue d’une longue tradition de l’art du bref.

Publié le 22 février 2013


Par Lucie Geoffroy

Au commencement, il n’y avait ni de «i» ni de «e». Parce qu’il fallait que le message soit le plus court possible, le premier tweet de l’histoire fit l’économie de quelques voyelles. Le 21 mars 2006, Jack Dorsey, l’inventeur de Twitter, se fendit d’un laconique «just setting up my twttr» (J’installe mon twttr). Cinq petits mots qui allaient en engendrer des milliards d’autres. Entre temps, le site de micro-blogging a bien sûr retrouvé son «e» et son «i». Il regroupe aujourd’hui des millions de followers qui envoient chaque jour gratuitement sur internet de brefs messages, les tweets ou gazouillis. Seule et unique contrainte: qu’ils n’excèdent pas les 140 caractères, espaces compris. En 2012, Twitter a franchi la barre des 350 millions de tweets émis quotidiennement.

Dans ce gigantesque bruissement cacophonique, quelques voix se sont vite distinguées par leur goût prononcé pour le jeu de mots (au sens propre). Détournant Twitter de l’usage qui lui avait été initialement assigné — celui d’un réseau social sur le modèle de Facebook, certains utilisateurs ont commencé à poster des poèmes, des proverbes, des aphorismes, de très brefs récits d’une ou deux phrases et même des sortes de feuilletons composés de plusieurs tweets. Au fil des ans, en Europe et ailleurs, une communauté d’écrivains et de poètes sur Twitter ou twittérateurs/trices s’est formée.

PREMIER FESTIVAL INTERNATIONAL

Quand le réseau n’était encore qu’à ses balbutiements, Thierry Crouzet (@Crouzet) fut parmi les premiers à commettre des tweets littéraires. Entre décembre 2008 et avril 2010, il publia carrément un twiller (un thriller sur Twitter) intitulé Croisades et composé de 5200 tweets. Jean-Michel Le Blanc, journaliste localier à Bordeaux, appartient lui aussi à cette communauté virtuelle mais bien réelle de twittérateurs. Depuis bientôt trois ans, sous le pseudonyme @Centquarante, il poste au moins un tweet littéraire par jour. Exemple: «La poésie était toute sa vie. Tout devait rimer, selon son avis. Elle l’invita ingénue à une soirée-champagne, il s’y pointa nu, sans pagne.» (3 février)

Non content d’évoluer dans la contrainte, déjà ô combien difficile, de faire tenir une micro histoire en quelques mots, Jean-Michel Leblanc pousse le vice jusqu’à s’imposer de rédiger ses tweets en 140 caractères tout rond, ni plus, ni moins. Le tweet parfait en somme. Dans le langage twitter, on appelle ça un twoosh. L’équivalent du strike au bowling... C’est en tombant sur les twoosh de Jean-Michel Leblanc, que, de l’autre côté de l’Atlantique, Jean-Yves Fréchette, enseignant au Québec et twittérateur notoire, eut l’idée de créer un organisme capable de promouvoir et de fédérer toutes ces initiatives éparpillées dans le maelstrom cybernétique.

«Découvrir Leblanc, ça a été comme m’apercevoir qu’un phare twittéraire s’était allumé à Bordeaux, raconte Jean-Yves Fréchette, alias @pierrepaulpleau. Et comme Québec et Bordeaux sont des villes jumelées, je me suis dit qu’il fallait absolument organiser un événement de twittérature comparée.» Les deux hommes entrent en contact et cofondent, en août 2010, l’Institut de twittérature comparée (ITC). Dotée d’un manifeste et de deux antennes, à Québec et à Bordeaux, l’ITC organise son premier festival international de twittérature le 16 octobre 2012, pour fêter les 50 ans du jumelage entre les deux villes.

S’inscrivant dans l’héritage de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature pontentielle) dont les membres se définissaient eux-mêmes comme des «rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir», l’ITC assume le caractère ludique de son entreprise. «On ne se prend pas au sérieux, explique Jean-Michel Le Blanc, ce qui nous plait c’est de jouer avec la contrainte.» Car avant d’être un courant littéraire ou même un mouvement, la twittérature est d’abord un exercice de style. Tout comme l’était au départ le projet d’Alexander Aciman et d’Emmett Rensin, ces deux étudiants de Chicago qui passent pour être les inventeurs du terme twittérature.

Leur livre, Les chefs-d’œuvre de la littérature revue par la génération Twitter ou 70 chefs-d’œuvre de la littérature mondiale résumés en 140 caractères, sorti en 2009 aux états-Unis, s’est vendu comme des petits pains. Paradoxe: il ne s’agit pas de twittérature au sens propre puisque les textes n’ont jamais été postés sur le réseau social. Mais l’esprit y est.

GÉNÉALOGIE PRESTIGIEUSE

Le fait de s’imposer un cadre «pour faire surgir un imaginaire que l’on n’aurait pas pu libérer autrement», comme le rappelle Jean-Yves Fréchette, existe depuis que la littérature existe. Que sont les haïkus sinon de courts fragments littéraires qui se suffisent à eux-mêmes? Outre la poésie japonaise, les expériences littéraires de l’Oulipo et même les cadavres exquis des surréalistes, la tradition du roman-feuilleton au XIXe siècle est clairement revendiquée par les twittérateurs. On pense à Félix Fénéon et ses Nouvelles en trois lignes publiées à partir de 1905 dans le journal Le Matin: «Elle tomba, il plongea. Disparus.» (1906)

Archétype de l’esthétique du bref, le mouvement de la Very very short story dont Ernest Hemingway serait l’instigateur entre aussi dans cette généalogie prestigieuse. Dans les années 1920, l’écrivain américain aurait été l’auteur d’une micro-nouvelle de six mots, For sale: baby shoes, never sworn. Pour l’écrivain Stéphane Bataillon, twittératurophile* averti, cette nouvelle littérature accompagne en tout cas «le mouvement de retour actuel des formes brèves en littérature, dans le sillon d’auteurs comme Eric Chevillard et son autofictif, ou de manifestation comme le Prix Pépin». Depuis 2005, le prix Pépin récompense une nouvelle de science-fiction de 300 signes.

En 2012, c’est un certain Ludovic Recourchines qui l’emporta avec ces trois phrases: «L’ambassadeur de Mars 3 avait bien étudié les coutumes politiques terriennes. Il promit donc de ne pas entrer en guerre avant deux cent ans, quoi qu’il arrive. Bien conscient que cela ne l’engageait en rien.» Depuis plusieurs années, les tentatives de faire émerger de nouveaux objets littéraires sur twitter se multiplient. En France, Laurent Zavack, auteur du premier roman publié sur le réseau social, Kamuks (2009), s’est essayé à la twittérature érotique avec On l’appelait Sodomy, un roman composé uniquement de SMS échangés entre les deux personnages du récit.

Dans le domaine de la poésie, Jean-Michel Leblanc a mis au point une nouvelle forme, le «twittérain»: 14 tweets de 140 caractères. Des combats fraternels de tweets, à la manière des duels de tchatche des Fabulous Trobadors s’improvisent sur la Toile. L’édition se formalise également. En France, la maison d’édition Twitteroman, créée par Zavack, édite et promeut tous les auteurs qui utilisent Twitter pour faire de la littérature — qu’il s’agisse de romans, de poésie, de nouvelles ou de journaux intimes. Si le phénomène est en perpétuelle évolution, il reste toutefois relativement marginal.

Combien de twittérateurs sur les plus de 500 millions d’utilisateurs que compte Twitter? Difficile à évaluer. Peut être entre cent ou trois cents dans l’aire francophone. Quant aux auteurs de twoosh, selon Jean-Michel Le Blanc, ils se comptent sur les doigts de la main. Et combien de lecteurs de twittérature dans le monde? Là aussi difficile de le savoir précisément. Des auteurs comme Fréchette ou Leblanc drainent respectivement jusqu’à 1800 et 2600 abonnés. Mais en moyenne, les twittérateurs ont rarement plus de 500 abonnés.

Effet de mode ou tendance de fond, là n’est pas la question. Et pour Jean-Michel Fréchette, il ne fait aucun doute que la twittérature a de beaux jours devant elle. «En 1918, on aurait été devin de penser que le groupe d’hurluberlus réunis autour de Tristan Tzara allaient être à l’origine du bouleversement de la peinture moderne», s’enflamme-t-il. Certes Twitter n’est pas le dadaïsme, mais on peut légitimement penser que dans une société occidentale qui privilégie toujours plus la concision, la rapidité et l’instantanéité, toute forme de micro-littérature séduit même si elle ne remplacera jamais la littérature traditionnelle — elle n’y a pas vocation.

Signe des temps, Robert Silvers, le célèbre rédacteur en chef de la New York Review of Books a récemment apporté une reconnaissance inespérée à ce genre tenu pour mineur. «Twitter, c’est 140 caractères. Ça limite les possibilités même si cela peut aussi susciter des aphorismes inattendus», a-t-il dit dans une interview accordée au Monde des Livres, le 7 février 2013. En quelques mots, les potentialités de la twittérature résumées par le gardien du bon goût et de la grande littérature. Que rêver de mieux?

* mot forgé par l’auteure de l’article.


SEPT TWITTERATEUR A SUIVRE

Jean-Yves Fréchette, président de l’Institut de twittérature comparée, présente et conseille aux lecteurs de La Cité sept twittérateurs/trices à suivre:

@crouzet pour sa stature de précurseur et pour l’ardeur à sortir si tard du guet-apens;

@fbon, ses conversations avec Johnny Hallyday et ses relations jet set;

@Chlorophylienne, excessive dans le minuscule désir d’ouvrir le jour à la nuit;

@szabadnap pour l’impertinence du sexe dans les mots et les siens particulièrement, mais aussi pour le dialogue des tweets combats;

@strofka pour «ze twitter project», projet pharaonesque, s’il en est un, et pour l’ensemble de son œuvre dissimulée à travers de multiples avatars;

@140car qui est peut-être l’œil ouvert du tweet en 140 caractères pile poil;

@nanonouvelles pour le souvenir ému de Félix Fénéon.

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