Utopie(s)

 

 

Fabio Lo Verso
11 octobre 2013

S'il est des concepts qui font du bien à l’âme, l’utopie est de ceux-là. Particulièrement en temps de crise. Quel meilleur remède anti-morosité que d’exprimer une aspiration large à régénérer nos modes de vie? Depuis son apparition, en 1516, forgé par Thomas More, le mot utopie a longtemps été synonyme de «société idéale», un monde imaginaire où les femmes et les hommes vivraient dans le bonheur, l’harmonie et la prospérité. Puis sa signification a lentement dérivé vers la négativité, désignant ce qui est à proprement parler «irréalisable», parfois le mot s’est même retrouvé accolé à des expériences de réfondation sectaire de la société, tragiquement conclues par des suicides collectifs.

Péjoré et dénaturé, le concept d’utopie subit aussi le tort d’être politiquement connoté. Il serait l’expression de la candeur idéaliste du gauchiste éruptif qui dénonce la mosaïque de solitudes et d’individualismes de la société du tout-à-l’argent, appelle à résister à la société de consommation et aspire à des solidarités de proximité mais surtout internationales.

On ne peut que déplorer le fait que l’utopie soit au fil des siècles devenue un «fourre-tout conceptuel», selon l’éditeur Marc Atallah*, directeur de la Maison d’Ailleurs. Et se réjouir de l’initiative du festival genevois de la Fureur de lire, qui place son édition du 8 au 13 octobre sous ce curieux mystère qu’est l’art subtil de créer des sociétés imaginaires.

Cela tombe à point nommé pour qui s’interroge sur l’actualité d’un concept qui est loin d’être inopérant, et qui mériterait d’être revisité au moment où les «promesses» d’internet — lieu virtuel d’une société sans barrières sociales, rapprochant les individus et dématérialisant les frontières (un monde idéal?) — sont «détournées», selon les puristes, vers des buts plus prosaïques: les entrées en bourse des géants du web, le marketing publicitaire, les blogs communautaires ou la vanité du m’as-tu-vu qui déferle dans les réseaux sociaux.

Que vaut aujourd’hui cette faculté éminemment humaine de penser des utopies, si celles-ci sont pour la plupart perçues négativement? C’est là que le débat est nécessaire pour redresser des torts et restituer à l’utopie son pouvoir de «dépasser les clivages et l’accomodation», selon Dominique Berlie, chef de projet à la Fureur de lire. «L’utopie se transmet par les textes, elle est un remède contre la résistance à la diffusion des idées, contre le reflux de la pensée et le confort intellectuel.»

Il faut revenir aux sources littéraires, plaide Marc Atallah. Thomas More était un écrivain qui a imaginé une société heureuse, et l’a racontée. Nous sommes encore beaucoup trop sensibles à une signification sociétale de l’utopie que narrative. L’utopie est par nature un «dispositif fictionnel qui n’a pas vocation à être appliqué au réel», assure Marc Atallah. «C’est un modèle qui nous aide à penser la réalité, non à la façonner, à renforcer l’esprit critique et à imaginer des issues.»

C’est pourquoi la science-fiction est l’un des champs les plus fertiles pour les créations utopiques. Johan Heliot*, auteur français prolifique du genre, met l’accent sur l’autre face de la médaille, la dystopie, par «son rôle d’anticipation sociale et de mise en garde sur les dérives du futur». Une forme littéraire popularisée par Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George Orwell, ou La Planète des singes de Pierre Boulle.

Mais «l’utopie ne se conjugue pas uniquement avec la vision d’une nouvelle société», analyse Thierry Paquot *. «Elle a aussi pour but de renforcer l’autonomie du sujet.» Le philosophe français s’inspire de La Société festive d’Henry Desroche, datant de 1975, où l’on déploie une «alternative joyeuse donnant un sens à l’action de l’individu qui veut s’émanciper et forger de nouveaux modèles d’expérience».

L’utopie, création humaine et désir naissant de l’imagination des individus, est «toujours en cours, elle ne s’arrête jamais», ajoute Thierry Paquot. Elle génère des expériences, littéraires ou sociétales, qui peuvent déplacer ou décentrer les systèmes et modifier les équilibres. Et chaque expérience — par la recherche de nouveaux modèles pour fertiliser des systèmes moribonds — «est un jalon vers une nouvelle expérience, qui s’enrichira de la précédente.

Sous l’angle de l’utopie, il n’y a pas d’échec. Que des réussites».  Voilà qui fait entrer de l’air frais dans la maison des utopistes.


* Marc Atallah, Johan Heliot et Thierry Paquot ont débattu, les 10 et 11 octobre 2013 à Genève, autour du thème de l’utopie dans le cadre du festival de la Fureur de lire. Ugo Bellagamba, auteur de science-fiction, a complété le panel des intervenants des deux soirées. Informations: www.fureurdelire.ch

 

 

 
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