Les envoûtantes saisons à Venise de Matthias Zschokke

 

 

 

Venise. Trois saisons et un auteur. Que la beauté de la Cité des Doges trouble au point de l’empêcher de poursuivre l’écriture du roman ébauché à Berlin, ville où il réside.

 

Luisa Ballin
5 mars 2017

Été. Une chaleur étouffante sévit dans la lagune. L’écrivain suisse Matthias Zschokke cherche l’inspiration et un ventilateur Dyson. Avant que n’arrive l’automne, il s’active à la préparation d’un concert dans l’appartement qu’une fondation culturelle a mis à sa disposition pour six mois. Résidence d’artiste offerte à un artisan des mots, sise dans le plus fascinant des lieux y compris en hiver, lorsque vient la cérémonie des adieux et le deuil d’un lieu à peine apprivoisé.

La tentation de Venise… Qui n’en a rêvé? Matthias Zschokke y a succombé, après qu’Alain Juppé l’eut évoquée dans un ouvrage écrit en 1993, lors d’une traversée du désert, avant de rebondir au ministère des Affaires étrangère de la France.

«Pourquoi la rumeur continue-t-elle à se répandre qu’un bonheur quelconque serait caché dans l’écriture?», écrit Mathias Zschokke à l’ami de Cologne, l’un des destinataires des courriels qu’il enverra tout au long de sa résidence d’écrivain à Venise. Assis devant son ordinateur, dans l’appartement «beau, spacieux, lumineux», gracieusement mis à sa disposition pour le plaisir des yeux et la beauté du geste de créer. « Venise est une drogue dure qui vous rend très vite dépendant », constate l’homme de lettres en préambule de ses Trois saisons à Venise.

«Ce qui est surprenant, c’est qu’on peut sortir du train à la gare Santa Lucia, se mettre en chemin, et ne plus rien faire que s’émerveiller», constate-t-il. Alors il flâne, dans cette ville faite île. Mystérieuse et décadente. Qui apprivoise l’homme introverti, par petites touches, tantôt griffe, tantôt souffle, tantôt caresse. De la place Saint-Marc au Lido, où il file en vaporetto se baigner chaque matin, après avoir pris son ristretto et son cornetto au bar du sestiere, quartier en vénitien, où il a ses habitudes. «Puis retour à mon piano nobile où je me poserai sur le siège de l’écrivain et piquerai du nez

Dans cet ouvrage inclassable, Matthias Zschokke ne fait pas le récit de la vie à Venise et des somptueux palazzi. Il parle de sa vie à Venise, où, avec sa compagne, il découvre des lieux curieux ou mythiques, au hasard de ses ballades. Comme l’atelier de tissage Bevilacqua qui lui a donné le vertige, écrit-il, «tellement c’était beau».

Si l’énigmatique Sérénissime séduit l’auteur suisse, lui ne fait pas mystère des vicissitudes de son quotidien d’écrivain, à Venise, à Berlin ou lors de ses tournés de conférenciers. Sans oublier les mille et un problèmes qu’il doit régler, ne fût-ce que d’apprendre à marcher bottes hautes les jours où l’acqua alta envahit la ville. Petits tracas décrits méticuleusement à son frère, à une lectrice, une cantatrice, son éditrice, une tante qui vit à Rome ou à l’intendante de cet antre de créativité qui a émoussé la sienne.

Car pendant que l’écrivain se confie par courriel, son roman n’avance guère. L’écriture se dérobe dans ce cadre qui le subjugue. «Hier, un bateau-taxi avec un éclairage intérieur rouge a longé notre vaporetto, comme un bordel oriental flottant, et ce n’était pas kitsch du tout, mais seulement à vous couper le souffle.»

Le souffle inspirant de Venise se refuse à l’auteur, mais pas complètement. Avec «le souffle de cette ville de conte de fées, on ne peut s’empêcher de rêver de soirées dans un salon», note Matthias Zschokke. Dépité pour cause de panne d’inspiration littéraire, il se lance le défi d’organiser un concert éphémère dans le salon de son confortable écrin vénitien.

Et il écrit à la chanteuse d’opéra: «En ouvrant le mail, j’ai espéré y lire que tu t’annonçais pour la fête. Avec tous vos titres honorifiques en annexe, pour qu’à votre entrée mon gondolier puisse frapper trois fois le sol avec sa rame et annoncer: Madame X, cantatrice à la cour, accompagnée du Conseiller Y, chevalier d’honneur, titulaire de la couronne de fer Goethe. Et à la fin du concert, tu te serais levée et, à la surprise générale, tu aurais chanté un air de Vivaldi (ou de Cimarosa, d’Albinoni ou d’un autre de ces Vénitiens), un air de bravoure, que tu aurais bien sûr répété en secret avec le pianiste berlinois

De ce concert unique, point de clichés, selon la consigne de l’écrivain reconverti pour une nuit dans l’événementiel. Une sonate et quelques mets et nectars raffinés. Trois saisons et puis s’en vont. À l’heure de se déprendre des sortilèges de l’insaisissable Venise et de s’en retourner au froid hivernal de Berlin, ultime message électronique à l’ami de Cologne: «Depuis hier, le soleil luit à nouveau. Quand les façades sont éclairées de biais, vers le soir, avec l’ombre, le jaune et rouge si chaud – comment peut-on se soustraire à ce spectacle?»

Et Matthias Zschokke, mi nostalgique, mi ironique, de conclure: «Aujourd’hui, un petit cratère s’est ouvert inopinément dans le sol devant la place Saint-Marc (vers San Zaccaria). La ville est prompte à s’effrayer. On a cru tout de suite que la dernière heure avait sonné, qu’il ne s’agissait de rien moins que de la disparition de Venise.».


Trois saisons à Venise, de Matthias Zschokke. Éditions Zoé, Carouge-Genève, 2016

Titre original: Die strengen Frauen von Rosa Salva. Wallstein Verlag, Göttingen 2014.

Traduit de l’allemand par Isabelle Rüf.

 

 
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