Pourquoi les femmes qui ont réussi barrent-elles la route à la relève féminine?

 
 

Un obstacle incongru se pose en travers des femmes qui veulent avancer dans leur carrière. Il est dressé par d’autres femmes qui occupent des postes à responsabilité. Contre toute attente, elles empêchent leurs consœurs et renforcent ainsi les inégalités de genre. Une étude récente analyse les ressorts de ce comportement étonnant connu sous le nom de Queen Bee ou «Reine des abeilles».

 

Rebecca Thorstein Mai 2017

«J’ai toujours pris des risques. Je me suis battue pour avoir ce que j’ai. Les jeunes femmes qui débarquent maintenant, elles veulent tout avoir en se tournant les pouces.» Dans les propos renversants de cette femme dirigeante, il y a la racine d’un phénomène encore peu connu, le Queen Bee, ou la Reine des abeilles. Une étude universitaire, parue en avril dernier, plonge dans les ressorts les plus marquants de ce comportement, souvent indétectable, posant un obstacle sur le chemin vers la parité professionnelle. «L’image n’est guère flatteuse», concède Klea Faniko, co-auteure de l’étude¹. «La Reine des abeilles», précise-t-elle, «désigne un individu de sexe féminin qui règne sur une collectivité également féminine tout en maintenant ses congénères femmes dans une condition inférieure». Concrètement, dans une entreprise, lorsqu’une Queen Bee occupe un poste de direction ou «elle est bien placée dans la hiérarchie décisionnelle», elle ne soutient pas l’avancement de jeunes femmes, favorisant, paradoxalement, les hommes...

Complexe, le phénomène Queen Bee ne se résume pas à cet aspect. Apparu pour la première fois dans la littérature scientifique en 1974, et qualifié de «syndrome», c’est seulement depuis une quinzaine d’années qu’il est dévoilé sous ses plus étonnantes facettes. En 1993, la psychologue néerlandaise Naomi Ellemers relevait, aux Pays-Bas, que les femmes professeures avaient une «image masculine» d’elles-mêmes², s’attribuant les traits de leurs collègues hommes, tels que la domination et l’autorité. Mais il a fallu attendre 2004 pour qu’une étude dirigée par la même Naomi Ellemers, à cheval entre les Pays-Bas et l’Italie, atteste ce constat³. Elle compare les deux «pôles» européens en matière de représentation de femmes professeures dans les universités: le taux le plus bas se situant aux Pays-Bas (5%), alors que l’Italie figure parmi les pays avec le taux le plus élevé en Europe (11%). Par son degré de scientificité et sa méthodologie, cette étude est considérée comme «pionnière».

Belle Derks, psychologue et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Belle Derks, psychologue
et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

 Cette tendance des femmes à se décrire avec des traits masculins (dans les secteurs professionnels dominés par les hommes) est à nouveau confirmée en 2011. Quatre psychologues de l’Université de Leyde, à une vingtaine de kilomètres de La Haye, Belle Derks, Naomi Ellemers, Colette Van Laar et Kim de Groot, effectuent une plongée dans le monde des femmes policières néerlandaises. La police est «incontestablement l’organisation la plus fortement masculine, dans laquelle les femmes sont davantage sous-représentées qu’ailleurs», souligne d’emblée, à La Cité, la professeure Belle Derks, aujourd’hui titulaire d’une chaire à l’Université d’Utrecht.
Les quatre chercheuses se focalisent sur les policières «senior». «Notre but était d’évaluer si le sexisme et les biais de genre que ces femmes ont recontrés dans la police les avait conduites vers des réponses de type Queen Bee» explique-t-elle. «Nous avons alors demandé à la moitié d’entre elles de réfléchir à leur expérience du sexisme, tandis que l’autre moitié était invitée à réfléchir à des expériences positives lors de leur carrière. Nous avons constaté que les femmes qui avaient été confrontées au sexisme adoptaient plus tard des comportements de Reine des abeilles. Elles montraient que leur style de direction était très masculin, soit dominant et autoritaire, et qu’elles étaient plus investies et ambitieuses que les autres femmes, mais également qu’elles étaient moins enclines à soutenir et à améliorer les opportunités de carrière qui s’offraient à leurs consœurs plus jeunes», poursuit-elle. «En revanche, les femmes qui ont réfléchi à des expériences positives de carrière n’ont pas manifesté les mêmes réactions.» Et de conclure que «les comportements de type Queen Bee ne sont pas uniquement l’expression de femmes qui ont réussi dans leur vie professionnelle mais aussi une stratégie de survie qui surgit dans des environnements de travail masculins où elles sont confrontées au sexisme». Dans les entreprises néerlandaises passées au crible, dans la même étude, par les quatre psychologues, les résultats sont les mêmes. Lorsqu’elles évoluent dans un cadre de travail où les hommes sont surreprésentés, les femmes haut placées se décrivent sous des traits masculins et se jugent plus aptes à monter au sommet que les autres femmes... parce qu’elles se perçoivent comme étant «dominantes».

Un phénomène observé également en Suisse et en Albanie par l’universitaire genevoise Klea Faniko. L’étude qu’elle vient de publier⁴ apporte un nouvel éclairage: plus les femmes ont le sentiment d’avoir «sacrifié» — un sacrifice «perçu», précise-t-elle — leur vie familiale et de couple pour leur carrière professionnelle, plus elles se considèrent différentes des autres femmes et s’opposent à l’introduction de quotas de genre qui visent à aider les jeunes femmes qui démarrent leur carrière... Au cours de ses recherches, Klea Faniko a récolté des témoignages révélateurs de l’attitude de la Reine des abeilles. «Ah moi, quand j’étais jeune, je travaillais 24 heures sur 24» ou «les petites jeunes ne sont pas prêtes à faire des efforts». Les femmes Queen Bee sont persuadées «qu’elles font tout pour leur carrière alors que les jeunes seraient, selon elles, moins engagées», relève l’universitaire genevoise. Si quelqu’un vous fait part de ce genre d’argument, il y a des chances que vous vous trouviez face à une Reine des abeilles, poursuit-elle. «C’est un indicateur, comme le fait de s’attribuer des traits masculins et de s’assimiler au groupe des hommes
Avant de dévoiler d’autres indicateurs permettant d’identifier un comportement de Queen Bee, Klea Faniko tient à souligner qu’aucune observation empirique ne fait état d’une différence d’engagement de femmes en début de carrière. Bien au contraire, «l’investissement est tout aussi élevé que celui des femmes ayant atteint des postes de direction». Autre indicateur: «Les Queen Bee pensent que les jeunes hommes sont davantage impliqués dans leur carrière que les jeunes femmes.» Là encore, les études démentent cette disparité de perception. «Nos recherches montrent qu’il n’existe aucune différence en termes d’engagement entre les femmes et les hommes en début de carrière.» Et lorsque vous entendez une femme cadre affirmer «pour mon jeune assistant, la carrière, c’est tout, pour ma jeune assistante, c’est la famille», étaie Klea Faniko, «vous disposez aussi d’un indicateur de la vision déformée que peut induire le phénomène Queen Bee». Pour appuyer ses découvertes, Klea Faniko renvoie aux études des «pionnières», dont Naomi Ellemers, qui déclare à La Cité: «Lorsqu’il y a une quinzaine d’années, nous avons commencé à examiner s’il y avait des différences en termes d’ambition et d’engagement dans le milieu universitaire, nous n’avons pas été surpris de constater que les doctorants et les doctorantes étaient également engagés et partageaient la même ambition, montrant des performances académiques similaires

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

La professeure néerlandaise ajoute que son équipe de recherche «s’attendait à ce que les professeurs hommes puissent émettre des considérations sur le fait que les jeunes femmes étaient, selon eux, moins ambitieuses que les jeunes étudiants». Surprise: «Nous avons en revanche été très étonnés d’observer que c’étaient plutôt les femmes professeures qui exprimaient un stéréotype négatif envers les jeunes étudiantes, considérées moins engagées que leurs homologues masculins...» Naomi Ellemers et son équipe ont alors tenté d’en saisir les causes, mais, explique cette dernière, «à l’époque, le nombre de femmes professeures n’était pas suffisamment grand pour tirer des conclusions». Au fil des ans, poursuit-elle, «nous avons récolté de nouvelles données dans d’autres universités et dans des secteurs professionnels dominés par les hommes, nous indiquant que nos observations initiales étaient solides et persistantes».
La professeure tient à souligner l’influence que le milieu professionnel exerce sur le comportement des Reines des abeilles. Pour elle, les attitudes de type Queen Bee ne sont pas des caractéristiques innées de femmes: «Comme nous l’avions expliqué lors de notre première recherche en 2004, la tendance à être extrêmement critique envers les femmes plus jeunes n’est pas le révélateur d’un défaut caractériel typique des femmes qui ont réussi. En revanche, cela émane de leur propres expériences, en particulier des efforts qu’elles ont dû produire pour réussir au sein d’organisations où la confiance dans les capacités des femmes est minime⁵.»
Les Reines des abeilles se reconnaissent aussi «par leur déni de la réalité du sexisme et de la discrimination sexuelle», ajoute Klea Faniko. «Car elles se sentent différentes de leur groupe d’appartenance.» Autant de traits psychologiques que l’universitaire identifie comme un obstacle majeur: «Ces femmes se dressent contre les mesures aidant les autres femmes.» Dans certains cas, raconte-t-elle, «elles vont jusqu’à dénoncer d’autres femmes d’utiliser le sexisme comme alibi de leur échec professionnel». Quant à la solution d’imposer des quotas de genre, elles la rejettent le plus souvent, sous toutes ses formes.

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

En 2015, Klea Faniko relevait que les femmes avec un niveau d’études supérieur étaient étonnamment moins disposées que les femmes avec un niveau d’éducation inférieur à soutenir des politiques en faveur de leur groupe d’appartenance⁶. Il s’ensuit que «le fait d’avoir plus de femmes à la tête des entreprises ne favorise pas forcément les carrières des autres femmes...» Toujours en 2015, une étude italo-étasunienne montrait que, dans une commission de nomination des professeurs universitaires, les femmes tenaient un positionnement défavorable aux candidatures féminines⁷.
Chez les hommes, en revanche, ces traits négatifs n’apparaissent pas. «Ceux qui ont eu à faire de lourds sacrifices ou des choix difficiles pour leur carrière ne manifestent pas un comportement d’obstruction envers des collègues plus jeunes», commente Klea Faniko. L’universitaire mentionne à cet effet le phénomène du Old Boys Club, désignant cette solidarité masculine qui se forge autour d’une bière après le travail ou dans les vestiaires des clubs sportifs. «Il est plus facile de voir des dirigeants jouer par exemple au tennis avec leurs jeunes assistants que des femmes dirigeantes en faire de même avec leurs jeunes assistantes.» En dehors du travail, une femme qui a des enfants pense à rentrer chez elle, ce qui lui empêche d’entretenir des contacts avec ses collègues. à ce stade, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. «La façon avec laquelle notre société structure les obligations familiales, qui sont souvent épargnées aux hommes, a une incidence sur le choix des femmes», analyse Klea Faniko.Rendant parfois impossible celui de cultiver une solidarité féminine dans le lieu du travail.

Comment déjouer ce mécanisme qui empêche à la relève féminine de monter au sommet? L’universitaire genevoise plaide pour la mise en place de «programmes spécifiques». Une solution consiste à «montrer que les femmes jeunes aussi ont eu à faire des choix difficiles et qu’elles sont malgré tout prêtes à aider d’autres femmes», explique-t-elle. D’autres pistes peuvent et «doivent», dit-elle, être explorées. Klea Faniko en appelle aux employeurs: «Ils devraient en priorité soutenir les femmes en début de carrière dans leurs efforts pour combiner vie professionnelle et vie privée. C’est sans doute le levier qui permettrait de rompre ce cercle vicieux
En attendant que la politique prenne enfin la question à bras-le-corps.


1. En anglais: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it, par Klea Faniko (Université de Genève et d’Utrecht), Naomi Ellemers (Université d’Utrecht), Belle Derks (Université d’Utrecht) et Fabio Lorenzi-Cioldi (Université de Genève).

2. Naomi Ellemers, «Sociale identiteit en sekse: Het dilemma van successvolle vrouwen» (Social identity and gender: The dilemma of successful women), Tijdschrift voor Vrouwenstudies, 1993.

3. En anglais: The underrepresentation of women in science: Differential commitment or the queen bee syndrome?, par Naomi Ellemers, Henriette van der Heuvel (Université de Leyden), Dick de Gilder (Free University Amsterdam), Anne Maas (Université de Padoue) et Alessandra Bonvini (Université de Padoue).

4. Op. cit: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it.

5. Belle Derks, Colette Van Laar, Naomi Ellemers: The Queen Bee Phenomenon: Why Women Leaders Distance Themselves from Junior Women. Leadership Quarterly, 2016.

6. Klea Faniko, Genre d’accord, mérite d’abord? Une analyse des opinions envers les mesures de discrimination positive, Peter Lang, Berne.

7. En anglais: Does the Gender Composition of Scientific Committees Matter?,par Manuel Bagues (Aalto University et Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit, Bonn), Mauro Sylos-Labini (Université de Pise), Natalia Zinovyeva (Aalto University).