Reportage Fabio Lo Verso Reportage Fabio Lo Verso

La Turquie s’efforce d’ajuster sa ceinture kurde

Aux prises avec ses difficultés internes, en première ligne de la guerre civile en Syrie, Ankara joue une partie très subtile entre les Kurdistan syrien, irakien et turc. Une partie vitale pour son avenir et celui de la région. Reportage.

© Keystone / EPA / Stringe / Archives

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Aux prises avec ses difficultés internes, en première ligne de la guerre civile en Syrie, Ankara joue une partie très subtile entre les Kurdistan syrien, irakien et turc. Une partie vitale pour son avenir et celui de la région. Reportage.

Allan Kaval mars 2014

Février 2014, un calme absolu règne dans le village chrétien de Pesh Kabour, sur la rive irakienne du Tigre, là où le fleuve marque la frontière avec la Syrie avant de s’écouler vers Mossoul, Bagdad et le Golfe persique. Moins de 800 familles chrétiennes chaldéennes rapatriées de la capitale irakienne en 2007 se sont établies ici sous la protection des peshmergas, les militaires du Parti démocratique du Kurdistan d’Irak (PDK). La reconstruction de leur village, détruit par le régime Saddam Hussein dans les années 1980 a été financée par le gouvernement régional kurde qui, établi au nord du pays, bénéficie d’une forte autonomie vis-à-vis de l’état irakien. Vert pomme, roses vif ou bleues, les nouvelles maisons en blocs de ciment jouxtent les ruines de pierre de l’ancien village.

Le silence de cette bourgade — engourdie par l’insuffisance de travail, la nostalgie de la capitale perdue et le désir opiniâtre d’émigrer vers l’Europe ou l’Amérique du Nord — n’est que rarement troublé par le cri d’un oiseau traversant la frontière entre les deux pays les plus instables de la région. Au pied de l’église Sainte-Marie récemment reconstruite sur une éminence qui domine le fleuve, la Syrie n’est qu’à une centaine de mètres. On aperçoit sur la rive d’en face les maisons de terre de Khanik, un autre village chrétien qui paraîtrait désert si l’on ne distinguait pas par moment la silhouette d’un vieillard occupé à réparer un tracteur hors d’âge. Les montagnes enneigées qui se découpent vers le nord sur le fond bleu céleste se trouvent en territoire turc. C’est là que les traditions syriaques, arméniennes, juives et islamiques placent le mont Djoudi, sommet mythique où l’arche de Noé s’est échouée après le déluge.

La léthargie dans laquelle semble plongée ce triangle frontalier situé en plein pays kurde est trompeuse. à quelques centaines de mètres, la route qui longe le fleuve est bloquée par des peshmergas en uniforme irakien. Ils interdisent l’accès au pont qui relie depuis quelques mois les deux rives du Tigre. D’autres combattants kurdes tiennent le bord opposé. Ils appartiennent aux Yekiti Parastina Gel (YPG) ou «Unités de Protection du Peuple», la branche armée du Parti de l’unité démocratique (PYD) au Kurdistan de Syrie. Considéré comme la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – en trêve avec l’état turc depuis 2013 après trente années de guérilla–, le PYD a pris le contrôle des zones kurdes de Syrie et déclaré unilatéralement leur autonomie grâce à un arrangement équivoque avec le régime de Damas.

Pesh Khabour est le nouveau point de passage entre les deux Kurdistan autonomes qui se partagent désormais la frontière méridionale de la Turquie. «La route est tantôt ouverte tantôt fermée, sans qu’on comprenne bien pourquoi. Les YPG et les peshmergas s’observent de loin et ne se coordonnent pas», raconte Sabri, un habitant du village dont les fenêtres donnent sur la Syrie. Ce poste frontière entre deux semi-États qui n’apparaissent pas sur la carte politique de la région est en fait tributaire des relations extrêmement tendues qu’entretiennent le PKK et le PDK, dominant au Kurdistan d’Irak. C’est cependant en traversant cette portion du Tigre que des centaines de milliers de Kurdes de Syrie ont trouvé refuge sur le territoire du gouvernement régional kurde d’Irak. Un camp destiné à accueillir les nouveaux arrivants, avant qu’ils ne soient répartis entre ses différentes provinces, est d’ailleurs en construction à quelques kilomètres du fleuve.

La route qui longe ses grilles est empruntée par une caravane sans fin de camions citernes qui montent vers la frontière, chargés de pétrole brut extrait du sous-sol du Kurdistan irakien. Leur mouvement de va-et-vient dans cette zone constitue le principal point de contention entre le gouvernement autonome kurde, Ankara et Bagdad. à la recherche d’indépendance financière, les Kurdes d’Irak exportent maintenant leur propre pétrole avec la bénédiction de leur grand voisin turc et ce, sans l’aval des autorités irakiennes qui les accusent de contrebande. Sur le chemin de la frontière, ces camions passent devant les installations qui marquent le point de départ du nouvel oléoduc kurde. Sa mise en service au début de l’année est le dernier épisode en date de cette crise chronique et illustre l’aggravation constante des relations que l’entité kurde entretient avec l’État central. Utilisé à pleine capacité et éventuellement doublé, cet oléoduc permettra aux Kurdes d’accéder directement aux marchés internationaux et dégagera des revenus virtuellement suffisants pour que la région puisse se passer du budget qui lui est alloué par Bagdad, encore vital pour son développement économique.

Sur quelques kilomètres carrés, la région de Pesh Khabour symbolise les changements radicaux qui affectent la question kurde depuis plus de deux ans et les bouleversements qu’ils impliquent pour une Turquie en crise. Affaiblie économiquement, fragilisée politiquement par les rivalités qui secouent son élite conservatrice, décrédibilisée sur le plan international par l’échec complet de sa politique proche-orientale, la Turquie est aujourd’hui confrontée à ce qu’elle a toujours refusé depuis la fondation même de sa République: la construction de régions autonome kurdes dans son environnement immédiat, longtemps considérée comme une menace pour la sécurité nationale, du fait des revendications portées par le mouvement kurde en Turquie.

Cette obsession stratégique est aujourd’hui dépassée. Depuis plus de cinq ans, non seulement Ankara accepte l’autonomie du gouvernement régional kurde mais elle en tire parti et contribue largement à son affirmation. Pour Aziz Barzani du laboratoire d’idées Middle East Peace Research Center, basé à Ankara, «la Turquie a tout intérêt à établir une relation forte avec un Kurdistan irakien autonome». En 2013, l’Irak a remplacé l’Allemagne en devenant le premier pays de destination des exportations turques et c’est la région autonome kurde en qui en absorbe l’essentiel. Son marché florissant génère une demande en constante augmentation que sa production intérieure inconsistante ne peut satisfaire.

 
La route qui part de Silopi, dernière ville turque avant la frontière irakienne, est empruntée sur plusieurs kilomètres par une interminable file de camions chargés de brut du sous-sol du kurdistan irakien. © Keystone / EPA / Stringe / 2014

La route qui part de Silopi, dernière ville turque avant la frontière irakienne, est empruntée sur plusieurs kilomètres par une interminable file de camions chargés de brut du sous-sol du kurdistan irakien. © Keystone / EPA / Stringe / 2014

 

La route qui part de Silopi – dernière ville turque avec la frontière irakienne – pour rejoindre le point de passage vers l’Irak de Habur, est doublée sur plusieurs kilomètres par une interminable file de camions chargés de produits agroalimentaires, d’appareils électroménagers, de matériaux de construction. Ahmad – un chauffeur kurde de Turquie qui arrive de la ville anatolienne de Kayseri et doit livrer 20 tonnes d’œufs à Erbil – estime son attente à la frontière à une dizaine d’heures. Les cargaisons non périssables risquent de rester plusieurs jours dans la file d’attente. Marché prometteur pour les exportations turques, le Kurdistan est aussi un territoire producteur d’hydrocarbures avec des réserves estimées à 45 milliards de barils de pétrole. Sa quête de souveraineté, et d’indépendance financière, correspond aux ambitions de la Turquie, qui aspire à se constituer en plateforme énergétique entre les gisements d’Asie centrale et du Moyen-Orient et le marché européen.

Portant sur des milliards de dollars d’exportations, les accords signés entre le gouvernement régional du Kurdistan (Irak) et la Turquie fin 2013 ont scellé ce partenariat stratégique, effectif depuis l’arrivée des principales compagnies pétrolières au Kurdistan, il y a plus de trois ans. Cependant, l’acquisition de pétrole kurde par la Turquie n’est pas l’enjeu fondamental des relations entre Ankara et Erbil. Selon un expert du secteur basé dans la capitale kurde, «la Turquie permet tout simplement aux Kurdes d’exporter leur pétrole pour pouvoir faire main basse sur leur gaz à peu de frais».

Garantissant théoriquement au gouvernement kurde une source de revenus indépendante et donc une souveraineté accrue – quitte à se brouiller durablement avec Bagdad et à mécontenter Washington –, la Turquie pourra attendre du gouvernement régional du Kurdistan (GRK-Irak) des tarifs préférentiels lorsque l’amélioration des infrastructures du Kurdistan irakien permettra l’exploitation et l’exportation de son gaz naturel. Il s’agit cependant d’un pari risqué, car Bagdad dispose de moyens de rétorsion conséquents. Le GRK est encore totalement dépendant du budget fédéral et la suspension du versement des fonds fédéraux à la région kurde pour les mois de janvier et de février ont révélé la faiblesse d’une économie où les fonctionnaires représenteraient plus de 60% de la population.

La relation spéciale qui lie Turquie à Erbil a cependant d’autres implications. Le Kurdistan irakien est aujourd’hui le meilleur, voire le seul allié d’Ankara dans la région et cela ne peut rester sans conséquence sur le règlement de la question kurde en Turquie. En mars 2013, le PKK et l’État turc ont mis fin à une guerre qui, entamée en 1984, a causé la mort de près de 40 000 personnes. à bientôt un an de l’interruption des actions violentes, la trêve n’a pas été mise en cause, bien que les négociations soient au point mort. Anticipant les élections locales de mars 2014, les élections présidentielles du mois d’août et les élections parlementaires de 2015, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan n’a pas voulu prendre de mesures majeures. Les relations entre Ankara et le PKK restent déterminées par un rapport de force dans lequel Massoud Barzani, président du GRK et chef national kurde reconnu au delà des frontières du Kurdistan irakien, peut jouer un rôle certain.

En renforçant la figure de M. Barzani et en la promouvant en Turquie même, le premier ministre Erdogan conteste l’emprise du PKK – ainsi que de sa branche légale et parlementaire, le Parti pour la paix et la démocratie (BDP) –, sur la scène politique kurde de Turquie. C’est tout le sens de la visite, en novembre dernier, du président kurde à Diyarbakir, ville de Turquie que les nationalistes considèrent comme la capitale du Grand Kurdistan, ou plus récemment, celle de son neveu et premier ministre, Nechirvan Barzani à Van. Cependant, depuis qu’a éclaté le conflit entre l’AKP au pouvoir à Ankara et le mouvement de Fethullah Gülen – qui dispose de relais importants au sein des appareils policiers et judiciaires turcs – la donne a quelque peu changé.

«La crise politique a rapproché le gouvernement du mouvement kurde. L’AKP a besoin du soutien du BDP dans cette période critique et ce dernier sait que l’AKP est le seul parti en mesure de mener un processus de résolution de la question kurde dans lequel le PKK sera reconnu comme un interlocuteur légitime», explique Ahmet Insel, journaliste, écrivain et professeur à l’Université de Galatasaray (Istanbul). Pourtant, le rapprochement tactique attesté début mars entre M. Erdogan et les milieux nationalistes turcs, ainsi que l’absence totale de progrès dans le processus de résolution ont sérieusement entamé la patience des chefs du PKK. «Le processus prendra fin si aucune mesure n’est adoptée par le gouvernement après les élections», déclarait, le 17 mars 2014, Murat Karaylan, un des principaux dirigeants du PKK.

C’est cependant le sort des Kurdes de Syrie qui constitue la première préoccupation du mouvement kurde en Turquie. Les régions kurdes de Syrie – que les nationalistes kurdes appellent le Rojava ou Kurdistan occidental – sont au cœur du processus de mutation qu’a engagé le PKK. «Les événements en cours au Rojava et en Turquie sont totalement interconnectés», explique Nazmi Gür, parlementaire BDP de Van et responsable des relations extérieures du parti kurde. Ce constat est flagrant à Nusaybin, petite ville kurde située du côté turc de la frontière avec la Syrie. Séparée de Qamishlo, côté syrien, où flotte le drapeau du PKK, par des clôtures de fil barbelées et quelques centaines de mètres de no man’s land miné, Nusaybin vit à l’heure du Rojava. «Nous ne faisons qu’un avec les Kurdes qui habitent de l’autre côté de la frontière. L’histoire nous a séparés, mais un jour Nusayibin et Qamishlo ne formeront qu’une seule et même ville», souligne Ayse Gökkan, la maire BDP de Nusaybin dans son vaste bureau où tourne en boucle une télévision réglée sur la chaîne illégale en Turquie du PKK.

La guerre contre l’État turc étant terminée, le PKK a besoin de s’inventer un avenir, de trouver des horizons nouveaux pour continuer à exister en tant qu’organisation et qu’acteur régional. La construction d’une base territoriale en Syrie joue à cet égard un rôle important. Le PKK y construit une entité politique autonome composée des trois cantons de Qamishlo, Kobane et Afrin. Mettant en scène une gouvernance conforme à l’idéologie qu’il prône, il conserve ainsi sa légitimité auprès des Kurdes de Turquie, tout en confortant sa position dans le rapport de force qui l’oppose à Ankara. Pour un mouvement comme le PKK, le contrôle d’un territoire implique un changement de statut. Selon le journaliste turc Mehmet Altan, «Ankara devra accepter un jour ou l’autre l’existence d’un Rojava autonome. La Turquie ne peut pas à la fois contribuer à renforcer l’autonomie du Kurdistan d’Irak, chercher à faire la paix avec le PKK et ignorer le Rojava. La scène politique kurde est en cours d’intégration et l’Etat turc ne peut rien y faire».

Cette reconnaissance du statu quo existant dans les régions kurdes de Syrie par la Turquie pourrait avoir déjà commencé. Début février, Ankara recevait la co-présidente du PYD kurde syrien, Asya Mohammed, qui a fait publiquement part de la volonté des cantons autonomes du Rojava de vendre du pétrole à la Turquie, à l’instar de leurs voisins kurdes d’Irak. Cette visite fait suite à plusieurs rencontres officielles entre la direction du parti kurde syrien et les autorités turques. Confrontée aux risques liés à la présence de groupes islamistes – qu’elle a longtemps soutenus, mais dont le contrôle lui échappe –, la Turquie n’a en effet pas intérêt à s’opposer frontalement au PYD qui combat ces islamistes depuis plus d’un an. Cependant, la position de force du PKK et de ses alliés au Rojava est à l’origine de graves tensions entre le mouvement kurde et le PDK de Massoud Barzani, au pouvoir au Kurdistan irakien. Pariant sur une chute rapide du régime au début de la crise syrienne, le président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK-Irak) avait tenté de réunir les partis kurdes de Syrie sous son parrainage, afin de poser les jalons d’une région autonome kurde appelée à voir le jour après le règne de Bachar el-Assad. Cette entreprise, qui devait également consacrer le statut d’acteur régional incontournable du Kurdistan d’Irak, s’est cependant trouvée confrontée à l’opposition farouche du PKK et de ses alliés.

Réactivant des relations anciennes avec le régime de Damas, le mouvement kurde a pris le contrôle du Rojava et a défendu son hégémonie militaire et sa domination politique, quitte à éliminer physiquement certains de ses opposants, liés aux Kurdes d’Irak. Le gouvernement régional kurde ne reconnaît pas les nouvelles institutions autonomes du Rojava, et les relations bilatérales entre les deux Kurdistan sont au point mort. À cet égard, les relations privilégiées de Massoud Barzani avec le premier ministre turc n’arrangent rien. En 2014, un siècle après le déclenchement de la Première Guerre mondiale dont l’issue a fixé les frontières du Proche-Orient contemporain, la Turquie doit donc faire face à un voisinage kurde en pleine transformation. Des entités qui ne sont pas encore des États – et ne le seront probablement jamais au sens où nous l’entendons – assoient leur influence sur les zones grises qui occupent dorénavant ses marges. Comme dans la région si symptomatique de Pesh Khabur, les territoires s’interpénètrent et se confondent sans que les frontières disparaissent pour autant. Cette ceinture kurde – dominée par les deux grandes formations politiques et militaires transnationales que sont le PKK et le PDK – est une source de défi pour Ankara. L’avenir pourrait faire d’elle une zone tampon entre une Turquie en crise et l’Irak et la Syrie, qui ne cessent de s’enfoncer dans le chaos.


 
 

Le Kurdistan,
mode d’emploi

Bien qu’aucune statistique parfaitement fiable ne soit disponible, on estime que la population kurde compte entre 20 et 30 millions de personnes. Peuple de langue indo-européenne, Les Kurdes occupent les confins de quatre états limitrophes: la Turquie, où ils sont le plus nombreux avec 10 à 15 millions de personnes selon les estimations, l’Iran (5 à 7 millions), l’Irak (5 à 6 millions) et la Syrie (1,5 million). Des communautés kurdes sont également présentes dans le Caucase et sur tout le territoire de l’ex-URSS. Les Kurdes comptent par ailleurs une importante diaspora essentiellement originaire de Turquie, concentrée en Europe, notamment en Allemagne et en Suisse, de même qu’en France.

Repères historiques

  • XVIe-XIXe siècle – De multiples principautés kurdes occupent les marges des empires perses et ottomans. Loin des centres impériaux, elles bénéficient d’une certaine autonomie.

  • XIXe siècle – L’entreprise modernisatrice dans laquelle se lancent Constantinople et Téhéran se traduit par des mesures de centralisations qui aboutissent à l’anéantissement des émirats kurdes.

  • 1920 – L’Empire ottoman sort de la Première Guerre mondiale dans le camp des perdants. Le Traité de Sèvres organise son démembrement et prévoit la création d’un état kurde.

  • 1923 – Le Traité de Lausanne annule le Traité de Sèvres, après la victoire du futur Atatürk sur les armées alliées en Anatolie. Les Kurdes sont divisés entre l’Iran, la Turquie, la Syrie et l’Irak.

  • 1925-1938 – Insurrections chroniques au Kurdistan de Turquie.

  • Années 1930 – Révoltes kurdes en Irak

  • 1947 – Premier état kurde de l’histoire, la République de Mahabad est écrasée par le Shah d’Iran après moins d’un an d’existence.

  • 1961-1975 – Révoltes kurdes en Irak. En 1975, un accord entre l’Iran et l’Irak conduit à l’anéantissement du mouvement national kurde.

  • 1984 – Premières opérations de guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie.

  • 1988 – Les campagnes à caractère génocidaire menées contre les Kurdes d’Irak par le régime de Saddam Hussein dans le contexte de la guerre contre l’Iran culminent avec le bombardement chimique de la ville d’Halabja en mars.

  • 1991 – Entrées en insurrection dans le sillage de la Première guerre du Golfe, les régions kurdes d’Irak sont menacées par les troupes de Saddam Hussein. La communauté internationale réagit en imposant une no fly zone qui permet aux Kurdes de jouir d’une autonomie de facto.

  • 2003 – La chute du régime de Saddam Hussein ouvre la voie à la reconnaissance de l’autonomie du Kurdistan au sein de l’Irak.

 
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Reportage Fabio Lo Verso Reportage Fabio Lo Verso

Belgique, le miroir afghan

13 avril 2014

En novembre 2013, un collectif de réfugiés afghans a érigé un camp dans une église au centre de Bruxelles. En multipliant les protestations contre le renvoi de certains des leurs vers Kaboul, capitale meurtrie en proie à des violences quotidiennes, ils font éclater les contradictions de la politique d’asile belge, tiraillée entre deux camps opposés, déstabilisant la coalition au pouvoir à l'approche des élections générales du 25 mai 2014.
 

Des enfants jouent dans l'église bruxelloise du Béguinage occupée depuis quelques semaines par un collectif d’Afghans. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

Des enfants jouent dans l'église bruxelloise du Béguinage occupée depuis quelques semaines par un collectif d’Afghans. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

 

En novembre 2013, un collectif de réfugiés afghans a érigé un camp dans une église au centre de Bruxelles. En multipliant les protestations contre le renvoi de certains des leurs vers Kaboul, capitale meurtrie en proie à des violences quotidiennes, ils font éclater les contradictions de la politique d’asile belge, tiraillée entre deux camps opposés, déstabilisant la coalition au pouvoir à l'approche des élections générales du 25 mai 2014.

 

Luisa Pace à Bruxelles avec Alberto Campi Photos 13 avril 2014

Au cœur de Bruxelles, l’église du Béguinage est, depuis le 16 novembre dernier, le théâtre d’une protestation sans précédent en Belgique. Dans ce lieu de culte bâti en 1657, des familles afghanes ont érigé un «camp de réfugiés», équipé de tentes, matelas, couvertures, ne disposant toutefois que de deux cabinets de toilettes et d’un unique lavabo pour des dizaines de personnes. Elles réclament leur régularisation, au nom du collectif «450 Afghans sans statut!», réunissant les demandeurs d’asile afghans, soutenus par un comité de résidents belges.
Cette mobilisation — née au lendemain de la vague de renvois forcés qui, en été 2013, a reconduit des dizaines d’Afghans dans leur pays — culmine pour l’heure à l’intérieur des murs en style baroque du Béguinage. L’église est devenue l’épicentre d’un mini-séisme qui met le gouvernement en porte-à-faux, à quelques semaines du scrutin du 25 mai prochain, jour où se dérouleront à la fois les élections régionales, fédérales et européennes. «Le sort de quelques centaines de demandeurs d’asile afghans divise la coalition qui a stabilisé le royaume», analyse Le Monde, dans son édition du 30 janvier 2014. C’est sur ce dossier que se joue en partie l’avenir de la recette gouvernementale vantée par Elio Di Rupo.

 
© Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

© Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

 

Le premier ministre craint la montée en puissance de la formation populiste Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA, la Nouvelle alliance flamande), galvanisée par le popularité de son leader Bart De Wever. Né en 2011 des cendres du vieux parti nationaliste Volksunie, bénéficiant de la faveur des sondages après les succès obtenus dans plusieurs grandes villes flamandes en octobre 2012 et l’ascension Bart De Wever à la mairie d’Anvers, le parti N-VA pourrait remporter le scrutin régional et percer au niveau national «au point de se placer en arbitre et peser sur les choix politiques», analyse le politologue Henk de Smaelegi, de l’Université d’Anvers.
À en faire les frais, c’est la politique belge en matière d’asile, marquant un durcissement sous la pression populiste. Un durcissement qui se manifeste dans le traitement du dossier afghan, poursuit le politologue: «On assiste à la récupération d’un conservatisme typique d’une droite nationaliste qui obtient le plus de consensus là où la crise, qu’elle soit économique ou politique, conduit le peuple à considérer l’immigré comme un potentiel concurrent et donc une menace, un danger pour l’emploi et l’économie locale.» En Belgique, la montée de la xénophobie est une réalité qui s’est amplifiée pendant la longue vacance du pouvoir à la tête de l’État, le pays ayant été dix-huit mois sans gouvernement. Les tensions se sont exacerbées entre les régions wallonne et flamande, «le mythe des Flandres rurales, dont l’orientation à droite remonte au XIXe siècle, s’opposant au cosmopolitisme de Bruxelles et de la partie francophone», ajoute Henk de Smaelegi.

Le gouvernement surfe sur le sentiment anti-réfugiés qui gagne la société belge. «C’est la pilule empoisonnée dans la ‘recette belge’ vantée par le premier ministre Elio Di Rupo.» Pour justifier les renvois des requérants afghans dans un pays ravagé par des violences quotidiennes, il a trouvé un escamotage, en divisant l’Afghanistan en zones dangereuses et non dangereuses. «Bien que l’ambassade d’Afghanistan à Bruxelles ne délivre pas de laissez-passer pour le retour de ses ressortissants au pays, ce qui signifie que juridiquement la Belgique ne peut pas les expulser, le gouvernement passe par la méthode du ni vu ni connu et les renvoie directement à Kaboul, où l’aéroport est curieusement entre les mains des Belges et des Allemands», dénonce Alexis Deswaef, président de la section belge de la Ligue des droits de l’Homme. Une fois arrivés dans une «zone non dangereuse», les expulsés «qui n’étaient pas originaires de cette zone se seraient vu conseiller de déménager...», relève encore Le Monde.

Ce n’est pas la seule contradiction frappant l’action gouvernementale, influencée par l’imposante figure de Maggie De Block, du parti des Libéraux et démocrates flamands, secrétaire d’état à l’asile et à la migration, à l’intégration sociale et à la lutte contre la pauvreté, ainsi qu’adjointe à la ministre de la Justice. Elle a officiellement déclaré en 2013: «Kaboul est une ville sûre.» Dirk Van den Bulck, président du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), lui a emboîté le pas, le 15 janvier 2014, dans une tribune libre publiée dans La Libre Belgique: «Le CGRA reconnaît que la situation est problématique dans de très nombreuses régions d’Afghanistan. Dans d’autres régions, dont Kaboul, j’estime que les civils ne courent pas un risque réel d’être victimes d’une violence aveugle

 
Le collectif des Afghans prend soin des enfants présents dans l’église du Béguinage. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

Le collectif des Afghans prend soin des enfants présents dans l’église du Béguinage. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

 

Mal lui en a pris, deux jours plus tard, le 17 janvier, une fusillade faisait vingt-et-unes victimes dans un restaurant du quartier Wazir Akbhar Kham, considéré comme l’un des plus sécurisés de la capitale, fréquenté par des organisations internationales comme la Croix-Rouge, un quartier où, ironie du sort, l’ambassade de Belgique a élu domicile. Ce carnage a mis à mal la crédibilité du gouvernement de coalition, faisant éclater des dissensions internes entre la gauche et la droite, aussi bien au niveau parlementaire. C’est ce que le mouvement des «450 Afghans sans statut!» dénonce depuis ses débuts: la cécité du gouvernement quant à la réalité du pays afghan. Fin septembre 2013, ses militants tiennent une première protestation de rue à Bruxelles, durement réprimée par la police. Dans tout le pays, les réfugiés afghans ont ensuite multiplié les manifestations, dont une marche de soutien de 70 kilomètres en trois jours, de Bruxelles à Gand dans les Flandres.

Après quatre mois de contestation, le 15 décembre 2013, le premier ministre belge Elio Di Rupo s’est résolu à rencontrer une délégation de demandeurs d’asile, en marge d’un hommage public à Nelson Mandela à Bruxelles. Il a assuré qu’il suivait le dossier et a proposé l’intervention de la médiatrice fédérale, Catherine De Bruecker, pour sortir de la crise. Accompagné de Maggie De Block, le chef du gouvernement a insisté pour que tous réintroduisent des demandes d’asile individuelles. En attendant, les arrestations et les renvois se sont poursuivis, et de plus belle. Parfois, le comité de soutien au Collectif des 450 a réussi à faire reporter quelques expulsions. Mais il n’a pu rien faire pour Jawadjon Hasanzade, 20 ans, l’un des Afghans arrêtés pendant la manifestation de fin septembre, renvoyé le 28 janvier dernier. Il est parti vers l’inconnu, puisqu’il a quitté l’Afghanistan à l’âge de 6 ans...

N’envisageant aucun moratoire, Maggie De Block martèle son refrain «De wet is de wet!» («la loi est la loi!») pour expliquer le refus d’accorder l’asile aux réfugiés afghans. Mais alors pourquoi ne pas appliquer la loi de 1980 sur l’accès au territoire, qui permet de délivrer un permis de séjour aux étrangers en situation de danger?, se demandent les représentant du comité de soutien. En 2013, il y a eu trois fois plus d’Afghans expulsés de Belgique qu’en 2012. Et si Kaboul est une «ville sûre», comment Maggie De Block explique-t-elle la triste histoire d’Aref? Ce garçon est arrivé en Belgique en 2009. Il a présenté quatre fois sa demande d’asile, en expliquant sa crainte des talibans. Une crainte sans fondement, selon le CGRA, qui lui a rejeté sa requête prétextant que sa région, dans la province de Kaboul, n’était pas dangereuse. En 2013, Aref a accepté un «retour volontaire». Il est mort sous les balles des talibans à Paghman, comme il le craignait. Il avait 22 ans.

Le danger encouru par les civils en Afghanistan est confirmé par le Consul afghan à Bruxelles, Mohammad Ismail Javid: «Nous ne pouvons pas assurer la sécurité des personnes en Afghanistan.» Depuis plus de trente ans, ce pays détient un triste record: il est en tête des statistiques rédigées chaque année par le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU avec plus de 2,6 millions d’Afghans dans le monde. Ce qui correspond à 25% de la population mondiale des réfugiés. Qualifié d’«illégal et inhumain» par le comité de soutien aux Afghans, le traitement du dossier a motivé Anissa Aliji, Grégory Meurant, Selma Benkhelifa et Clément (qui préfère ne pas décliner son nom de famille), tous citoyens belges, à entreprendre une grève de la faim au sein de l’église du Béguinage. Une méthode de contestation décidée en commun accord avec le collectif des «450 Afghans sans statut!»

 
Aux premières heures d'une matinée très froide, un père nourrit sa fille. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

Aux premières heures d'une matinée très froide, un père nourrit sa fille. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

 

Grégory Meurant, assistant social dans le secteur médical, s’occupe de l’accès aux soins pour les migrants et il est également administrateur d’une ONG médicale. Il retrace l’historique des étapes de son combat et de celui de ses amis. «Nous avons rejoint le collectif pour assurer la coordination médicale, mais notre rôle a petit à petit changé. Les réfugiés s’étaient ressemblés rue du Trône à Ixelles, dans le bâtiment désaffecté du Samu social depuis début septembre 2013. Ils ont été délogés le 26 du même mois. Quelques familles se trouvaient dans les lieux, les autres étant en train de manifester.» Et Grégory Meurant de poursuivre: «La veille de l’expulsion, il y a eu une très grosse répression policière avec l’arrestation d’Afghans. Ce qu’on a constaté, en tant que collectif, c’est une tendance dangereuse et transversale, qui concerne surtout le niveau politique, à céder le pas à la violence institutionnelle, à une certaine xénophobie au niveau administratif et à une violence policière qui se concrétise par des coups de matraque, par l’usage de lacrymogènes contre des enfants, par celui de chiens sans muselière, ainsi que par un harcèlement policier constant. Pour moi, le moment clé est la répression du 23 octobre 2013, lorsque 170 Afghans ont été arrêtés au cours d’une manifestation de rue suivie par environ 250 personnes... Une manifestation à laquelle je n’ai pas participé. J’étais resté avec les femmes, les enfants et les personnes âgées dans l’église. Anissa a été arrêtée

Le 2 décembre 2013, Anissa Aliji a adressé une lettre ouverte aux politiques, aux associations et à la population. Voici un extrait: «(...) Et nous voilà dans la première rafle, fin septembre. J’ai été arrêtée avec eux, j’ai vu les flics taper sur des Afghans qui étaient inconscients à cause des lacrymogènes. J’ai reçu du gaz lacrymogène, je me suis ramassée des coups, j’ai vu les Afghans pleurer sans pouvoir rien faire, j’ai été avec eux aux casernes, j’ai vu la manière dont les flics se comportaient» (...) «Maintenant, j’ai décidé de dire stop à toutes ces violences. Et le seul moyen que j’ai trouvé est de faire une grève de la faim. Et si je dois avoir des séquelles ou plus, je les assume parce que j’ai honte d’être Belge, d’avoir grandi dans une société qui permet ça. Ce n’est pas un suicide, j’utilise la seule chose qui m’appartienne réellement, mon corps, ma santé... en gros ma vie. Et les Afghans m’ont donné une grande leçon de courage, après tout ce qu’ils ont vécu, ils sont toujours présents!»

Pourquoi une grève de la faim et, surtout, pourquoi a-t-elle été conduite par des Belges et non par les sans-papiers eux-mêmes? Grégory Meurant décline ses motivations: «Des gens, des amis, sont expulsés vers l’Afghanistan chaque semaine. Il fallait alerter le public. Les Afghans se sont rassemblés autour d’un collectif et ont choisi leur mode de combat. Nous, on s’est mis, d’une part, dans leur temporalité en vivant avec eux. De l’autre, on a saisi la modalité de contestation la plus efficace selon nous, exploitant les voies offertes par le gouvernement lui-même: autrement dit, la grève de la faim.» En effet, en Belgique les grèves de la faim sont traitées de manière juridique, apolitique, on peut dire aussi humanitaire et individuelle. Un sans-papier en grève de la faim peut obtenir un permis de séjour parce qu’il est malade. L’État peut ainsi contourner l’obstacle de l’action politique en passant par la régularisation médicale. Mais cela obligerait le mouvement à s’individualiser. Grégory Meurant ajoute: «Quand on a un permis médical, on n’a pas un permis de travail, alors que la vraie lutte des Afghans est une lutte pour le droit au travail, pour la reconnaissance d’un statut. Passer de la régularisation médicale au permis de travail est très difficile; à partir de là, la lutte change et l’état gagne.» Or, si la grève de la faim est engagée par des citoyens belges, l’état ne peut pas leur faire la même proposition. C’est ainsi que les grévistes ont tenté de piéger le système, de l’empêcher de dépolitiser ou d’individualiser la protestation qui, pour être audible et visible, «doit rester à un niveau collectif».

À la veille de la rencontre avec Elio Di Rupo, le 14 décembre 2013, Anissa, 23 ans, était en grève de la faim depuis vingt-trois jours. Selma Benkhelifa, avocate des afghans demandeurs d’asile, était en grève depuis sept jours. Âgée de 38 ans, mère de quatre enfants, elle répond aux questions à la place d’Anissa, qui est épuisée mais déterminée. Selma est bouleversée par la violence de la répression, et par l’apathie de la classe politique. Elle analyse en ces termes l’embarras la coalition au pouvoir: «Les Afghans bénéficient d’un grand soutien de la part de la société civile, et pourtant les politiciens restent sourds à l’approche des élections du 25 mai, par crainte que les nationalistes séparatistes du nord du pays gagnent des voix. Mais les élections devraient être un moment de démocratie, non de paralysie à cause du non respect des droits fondamentaux.» Le 15 décembre, jour où Elio Di Rupo a promis de s’occuper du cas des Afghans sans statut, les quatre grévistes de la faim ont décidé de suspendre leur action. Comme Anissa Aliji, hospitalisée pour insuffisance rénale, Clément était à son vingt-quatrième jour de grève. Grégory Meurant au dix-septième.

La mobilisation des 450 Afghans a jeté une lumière crue sur le durcissement de la politique d’asile belge. Un mois après l’interruption de la grève de la faim, dans une tribune publiée dans La Libre Belgique du 14 janvier 2014, Selma Benkhelifa définit cette politique «non seulement cynique et inhumaine, mais aussi illégale». Pris à parti, Dirk Van den Bulck, président du CGRA, réplique le lendemain dans les colonnes du quotidien: «Près de 1500 Afghans ont reçu un statut de protection en Belgique en 2013.» C’est dans ce texte qu’il commettra l’imprudence d’affirmer qu’à Kaboul, «les civils ne courent pas un risque réel d’être victimes d’une violence aveugle.» La capitale afghane sera endeuillée deux jours plus tard par un attentat meurtrier. Le 10 mars, Maggie De Bock admettait de son côté que le nombre de personnes qui se voient octroyer le droit d’asile par la régularisation diminue en Belgique. L’an dernier, quelque 1900 étrangers ont été régularisés, ce qui revient environ à la moitié de 2012. «En 2009 a eu lieu une régularisation unique et les chiffres élevés dans les années qui ont suivi en sont la conséquence», a-t-elle déclaré sur Radio 1. Et de conclure: «Les gens ne peuvent pas nourrir des attentes irréalistes de la Belgique.» C’est le mot d’ordre qui régit désormais la politique d’asile d’un pays considéré, jusqu’ici, comme un modèle humanitaire.

 
D’ethnie balouche, cet Afghan a installé son lit sous la nef centrale de l’église du Béguinage. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

D’ethnie balouche, cet Afghan a installé son lit sous la nef centrale de l’église du Béguinage. © Alberto Campi / Bruxelles, 12 décembre 2013

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Photojournalisme Fabio Lo Verso Photojournalisme Fabio Lo Verso

Mozambique, l’envers du développement

25 mars 2014

Expulsés, puis relogés loin de leur ville natale pour laisser place aux multinationales, des anciens habitants de Moatize vivent dans des conditions précaires et se voient privés d’avenir.

© Benjamin Hoffmann / Inediz /Moatize / 23 décembre 2013

© Benjamin Hoffmann / Inediz /Moatize / 23 décembre 2013

 

Expulsés, puis relogés loin de leur ville natale pour laisser place aux multinationales, des anciens habitants de Moatize vivent dans des conditions précaires et se voient privés d’avenir.

Audrey Gordon Texte & Benjamin Hoffmann photos I Inediz 25 mars 2014

Un nuage de poussière pour unique bouclier. Tous les habitants de Bagamoyo s’avancent vers la future mine de charbon. C’est le début de l’été au Mozambique et la chaleur y est accablante en cette journée de décembre. Ils sont déterminés à immobiliser les machines de l’entreprise brésilienne Vale, le plus important exploitant de charbon de la région. Tous les jours, les engins de Vale mangent du terrain, rasent les champs, détruisent les briques utilisées par les habitants pour bâtir des maisons. Derrière ces villageois, on aperçoit un paysage de savane désolé, quadrillé par de larges sillons de boue. La police est à l’affût. Elle leur bloque le passage. Il faut faire demi-tour. «Corruption!» murmurent les habitants qui accusent la police d’être à la botte de Vale.

D’après Isaac, le chef du village, la population est exaspérée car «elle n’a pas d’avenir, ne sait pas ce qui l’attend». Chaque jour, un peu plus de poussière se dégage des travaux. De nombreux habitants vivent à moins de cent mètres de la future mine et déjà leurs yeux brûlent à chaque bourrasque de vent. Bagamoyo n’est pas le premier village affecté. En 2009, dans la petite ville rurale de Moatize, au nord-ouest du pays, a été découverte la plus grande réserve de charbon inexploitée au monde: 23 milliards de tonnes. Aussitôt, le gouvernement mozambicain a sommé deux mille familles vivant là depuis toujours de laisser la place aux multinationales (Rio Tinto, Jindal, ...) venues exploiter ces ressources. Tous vivaient de l’agriculture, près des rivières où les terres sont fertiles, même dans cette région aride et chaude.

 
Falencia Ambulense, agricultrice, est assise dans son champ de mangues détruit par les bulldozers de Vale. Son village a été cédé par le gouvernement pour y établir une concession de charbon. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Bagamoyo, 20 décembre 2013

Falencia Ambulense, agricultrice, est assise dans son champ de mangues détruit par les bulldozers de Vale. Son village a été cédé par le gouvernement pour y établir une concession de charbon. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Bagamoyo, 20 décembre 2013

 

En quelques années, l’État a cédé près de 60% des terres de la province de Tete — dont fait partie Moatize — à ces compagnies. Les mines de Vale fonctionnent déjà et des plans de relocalisation des habitants sont mis en place depuis quatre ans. Cateme, premier village de relogés, se trouve à 40 km de la ville, loin des cours d’eau. Seul un hectare de terrain a été accordé aux habitants. «Mais regardez, ce n’est presque que de la pierre!» Sur son lopin de terre, Francisco a une démarche d’enfant avec ses pieds nus et son pantalon retroussé. «Avant, on pouvait cultiver plein de choses différentes. Maintenant, on arrive à peine à avoir du maïs

À Cateme, les promesses se dissipent dans la poussière. Les maisons de ciment au toit en zinc promettaient d’être de qualité supérieure aux anciennes huttes en bois. Mais Teresinia regrette. Ses mains sont fripées comme sa poitrine, et sa maison...: «Il y a des fentes dans les murs depuis le début, regardez! Il pleut à l’intérieur. Le toit s’en va à cause du vent et je n’ai plus mon mari. Personne ne m’aide à le réparer. Au moins en ville, on pouvait arranger les choses. Ici, il n’y a pas d’issue.» Les contrats de travail promis aux habitants n’ont duré que trois mois, puis plus rien. Ils mangent peu, parfois des insectes frits. À leur arrivée, ils n’avaient même rien à boire. Aujourd’hui, un réservoir alimente une dizaine de fontaines crachant une eau trop salée. Les habitants ont beau se plaindre régulièrement auprès des entreprises ou du gouvernement, rien ne change.

Aucun mécanisme efficace n’a été mis en place pour répondre aux revendications. Abilio Varela, responsable des projets miniers au Mozambique pour Vale, affirme comprendre certains griefs des relogés. «Les gens vivaient là depuis des années, ce n’est jamais facile pour un être humain de changer de mode de vie. Le développement amène des richesses, mais c’est vrai qu’il y a un prix à payer pour la nature, pour l’environnement. On ne peut pas faire une omelette sans casser quelques oeufs, comme vous dites en français».

L’entreprise Vale admet que les terres sont arides. Mais selon Nisha Varia, auteur d’un rapport sur la question pour Human Rights Watch, le gouvernement aussi est responsable, puisque c’est lui qui approuve les plans de relocalisation et en vérifie le bon déroulement. Tous les relogés sont originaires de Moatize, aujourd’hui vouée à l’exploitation du charbon. L’unique route qui traverse la ville a été refaite, des pick-up blancs vont et viennent et d’énormes engins se pressent sur les collines avoisinantes. La ville attire désormais de nombreuses femmes, provenant souvent du Zimbabwe, qui traversent la frontière à pied afin de s’y prostituer. Pour les rencontrer, il faut s’éloigner de la ville. Se glisser dans une ruelle étroite et puante, où les excréments se perdent dans une eau stagnante olivâtre.

Devant une case lugubre où l’on dort à même le béton, Tendai dévisage les passants depuis un an dans son habit noir trop moulant. Elle a 37 ans, son mari l’a abandonnée pour une autre et elle a quitté le Zimbabwe. Tous les mois, elle envoie de l’argent pour payer l’école de ses enfants. Ici les hommes paient un dollar la passe (30 meticais) et les femmes reçoivent entre dix et trente clients par jour. «C’est trop dur, je ne dors plus. Les hommes sont violents. J’ai l’impression que je vais mourir.» Comme les villageois relogés, ces femmes semblent privées d’avenir.

La croissance explosive du Mozambique, 7,5% par an, ne profite pas à tous. Selon les économistes du pays, moins de cinq pour cents des profits générés par les investissements directs à l’étranger sont réinvestis dans le pays. La question de la répartition des richesses fait renaitre de vieilles tensions politiques dans ce pays aux institutions démocratiques pourtant solides. La coalition Renamo, formant l’opposition, profite de la frustration des populations locales et tente de reprendre le conflit armé contre le parti Frelimo (au pouvoir) après dix ans de paix. Les habitants de la région de Tete désespèrent de cette situation qui n’évolue pas. Ce matin, à l’aube, les relogés ont décidé de protester. Ils ont fait route jusqu’aux mines de Vale et tandis que certains bloquent l’accès aux chantiers, d’autres s’installent sur la voie de chemin de fer. Sous le ciel rouge, ils ne craignent ni les policiers, ni la chaleur à venir.

 
Alors que les mines grandissent jour après jour, les villageois de Bagamoyo tentent de résister en s’opposant aux bulldozers qui exploitent les concessions. la société brésilienne Vale a récemment obtenu l’accord du gouvernement mozambicain pour exp…

Alors que les mines grandissent jour après jour, les villageois de Bagamoyo tentent de résister en s’opposant aux bulldozers qui exploitent les concessions. la société brésilienne Vale a récemment obtenu l’accord du gouvernement mozambicain pour exploiter les ressources de charbon des environs. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Bagamoyo, 18 décembre 2013.

Les habitants du village de Bagamoyo vivent leurs derniers moments à l’écart des mines de charbon. l’entreprise Vale a obtenu une concession pour exploiter le charbon a proximité immédiate du village. Cette implantation menace les champs et les fabr…

Les habitants du village de Bagamoyo vivent leurs derniers moments à l’écart des mines de charbon. l’entreprise Vale a obtenu une concession pour exploiter le charbon a proximité immédiate du village. Cette implantation menace les champs et les fabriques de briques, seuls revenus des villageois. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Bagamoyo, 18 décembre 2013.

Tendai est Zimbabwéenne. Elles est arrivée dans la région de Tete pour se prostituer et nourrir sa famille resté de l'autre côté de la frontière. L’afflux de nombreux travailleurs attire dans la région des femmes des pays voisins pour le commerce du…

Tendai est Zimbabwéenne. Elles est arrivée dans la région de Tete pour se prostituer et nourrir sa famille resté de l'autre côté de la frontière. L’afflux de nombreux travailleurs attire dans la région des femmes des pays voisins pour le commerce du sexe. Chaque prestation leur rapporte l’équivalent d’un dollar étasunien. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Moatize, 19 décembre 2013

Des enfants se baignent dans le Zambèze. Le fleuve, qui sépare la ville de Tete des mines de charbon, était le lieu de vie des communautés déplacées avant les mines. La zone était bien plus fertile et dotée d’un accès plus simple aux marchés, aux…

Des enfants se baignent dans le Zambèze. Le fleuve, qui sépare la ville de Tete des mines de charbon, était le lieu de vie des communautés déplacées avant les mines. La zone était bien plus fertile et dotée d’un accès plus simple aux marchés, aux infrastructures et aux centres de santé. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Tete, 21 décembre 2013

Une habitante de Cateme, village construit à 40 kilomètres de la ville homonyme déplacée, se repose devant sa maison. Les constructions sommaires qui ont été proposées aux habitants ne sont pas adaptées aux conditions climatiques. Les températures à…

Une habitante de Cateme, village construit à 40 kilomètres de la ville homonyme déplacée, se repose devant sa maison. Les constructions sommaires qui ont été proposées aux habitants ne sont pas adaptées aux conditions climatiques. Les températures à l'intérieur des maisons peuvent atteindre jusqu'à 65°C. © Benjamin Hoffmann / Inediz /Cateme, 21 décembre 2013

Les conditions de vie sont variables en fonction de la localisation des villages de relogés. Ceux proches des mines sont moins frappés par le manque de travail. D’autres problèmes subsistent, comme la scolarisation des enfants. © Benjamin Hoffmann /…

Les conditions de vie sont variables en fonction de la localisation des villages de relogés. Ceux proches des mines sont moins frappés par le manque de travail. D’autres problèmes subsistent, comme la scolarisation des enfants. © Benjamin Hoffmann / Inediz / 25 de Setembro, 21 décembre 2013

Ramilia Saizi a perdu son mari et est désormais sans ressource, elle compte sur l’assistance de ses voisins pour subsister. © Benjamin Hoffmann / Inediz / Cateme, 19 décembre 2013

Ramilia Saizi a perdu son mari et est désormais sans ressource, elle compte sur l’assistance de ses voisins pour subsister. © Benjamin Hoffmann / Inediz / Cateme, 19 décembre 2013

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Reportage Fabio Lo Verso Reportage Fabio Lo Verso

En Colombie, le désarmant courage d’un village de pacifistes

Un groupe de paysans, pris en étau entre l’armée colombienne, les paramilitaires et les FARC, a entrepris une résistance pacifique, en refusant de porter les armes et de donner des informations à quiconque. Un acte de résistance qui se paie au prix fort. En dix ans, cette communauté de 1500 personnes a perdu plus de deux cents membres.

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Un groupe de paysans, pris en étau entre l’armée colombienne, les paramilitaires et les FARC, a entrepris une résistance pacifique, en refusant de porter les armes et de donner des informations à quiconque. Un acte de résistance qui se paie au prix fort. En dix ans, cette communauté de 1500 personnes a perdu plus de deux cents membres.

Cyril Marcilahcy Décembre 2012

C’est un village paisible, écrasé par la moiteur de la jungle colombienne. Trois rues de cabanes de bois agencées autour d’une école, d’une cantine et d’un terrain de foot. L’après-midi, les vieux attendent la partie de dominos du soir en dormant dans des hamacs, à l’ombre du fil à linge. Les ados rentrent du champ nonchalamment, la machette accrochée à la ceinture. Seul le chant du coq et les jeux d’enfants viennent troubler le silence. Ne pas se fier aux apparences: à San Jose de Apartado, dans la région d’Uraba, au nord de la Colombie, le calme est trompeur. Les paysans qui y habitent sont des battants. Des résitants à la force tranquille.

à leur insu, ils vivent au milieu du conflit armé. Dans cette région verdoyante, coincée entre la cordillère des Andes et la mer des Caraïbes, la guérilla fait rage. L’endroit, stratégique, concentre de grandes réserves d’eau, de charbon, de cuivre et de pétrole, et suscite les convoitises. Dans les campagnes, les soldats des FARC patrouillent, cherchant à rallier les paysans à leur cause. Ils ne sont pas seuls. Militaires et paramilitaires font eux aussi régner la terreur.

 
 

«Ça commence par de toutes petites choses! Les brigades passent, elles vous demandent de l’eau. Si vous ne leur en donnez pas, elles vous tuent. Si vous leur en donnez, ce sont leurs adversaires qui vont vous accuser de collaborer avec l’ennemi et qui vont vous tuer», résume Don Viviano, vieil homme aux côtes saillantes et à la peau burinée par le soleil. «C’est presque impossible de rester en marge du conflit», estime-t-il. « Pour optimiser nos chances d’y parvenir, nous avons décidé de nous unir, et de résister. C’est simple: nous voulons être neutres, travailler nos terres et vivre en paix. Chez nous, vous ne trouverez aucune arme.»

à l’entrée de San Josecito, une pancarte annonce la couleur: on entre dans une «communauté de paix». Créé il y a quinze ans par cinq cents paysans, le groupe s’est aujourd’hui agrandi et compte mille cinq cents personnes, établies dans une dizaine de patelins disséminés à flanc de montagne. Sur l’affiche, en dessous d’un paysage idyllique orné d’un grand soleil jaune comme sur les dessins d’enfants, ils ont tracé leurs règles de vie à la main et à l’encre noire. Aucune collaboration avec l’une ou l’autre des parties du conflit. Participation de tous à des travaux communautaires au champ et au village. Port d’armes et consommation d’alcool interdits. Cette non-violence revendiquée se paie au prix fort. En quinze ans, la communauté a perdu un dixième de ses effectifs: près de deux cents personnes sont mortes lors de tueries sanglantes.

D’après les chefs de la communauté, appuyés par les brigades internationales de paix et les colombes de paix, deux ONG présentes sur place, une vingtaine de ces meurtres auraient été perpétrés par les FARC. Le reste serait l’œuvre de l’armée et des paramilitaires. La mémoire de la communauté s’appelleria Brigida. Mi-paysanne, mi-baba cool, elle porte deux longues tresses poivre et sel qui lui tombent en bas des reins. à soixante-trois ans, c’est une femme bavarde et chaleureuse. Un brin hyperactive, elle reçoit dans sa maison encombrée de cactus et de fleurs tropicales tout en peignant de petites toiles.

 
 

Le dessin, maladroit et naïf, contraste avec la violence du propos. Sur le papier, des hommes en treillis encerclent le village par les collines alentour. Des corps démembrés à la machette gisent à terre. «Je ne sais pas écrire, c’est ma manière à moi de raconter. Tout ce que je peins est réel. Ces atrocités, nous les avons vécues», explique-t-elle. Fervente catholique, marxiste, féministe, et surtout pacifiste, Maria Brigida est une femme de gauche, engagée depuis toujours dans les luttes syndicales et politiques de son pays. Régulièrement, la presse de droite la décrit comme une guerillera, une tête pensante des FARC. On l’a même accusée de planifier des attentats. «Si vous écoutez le gouvernement, nous sommes tous de dangereux guérilleros au sein de la communauté  de toute façon!»

Maria Brigida est une femme solide. Une fois seulement, elle a failli sombrer. C’était il y a sept ans. Sa fille, Elisena, était partie faire la fête avec quelques amis. La nuit, pendant leur sommeil, la maison où ils se trouvaient est attaquée à la grenade. Elisena ne rentrera jamais. Quelques jours avant Noël, elle meurt au côté de cinq autres adolescents. La tuerie est attribuée à d’ex guérilleros des FARC, qui se seraient ainsi réintégrés dans l’armée régulière. «On partageait tout, on avait les mêmes passions pour la peinture et la spiritualité. C’était la lumière de ma vie», se souvient Maria Brigida. De cette belle relation mère-fille restent quelques photos, un peu jaunies, précieusement gardées dans une chemise en carton. Une jolie jeune fille de seize ans pose près de sa mère. Les deux femmes se ressemblent. Elles ont le même regard vif, le même immense sourire. «Après sa mort, j’ai gardé porte close pendant des mois. J’ai perdu vingt kilos en deux semaines. Moi qui déteste la violence, j’avais des envies de meurtre, de vengeance. Jamais je n’avais ressenti autant de rage. J’ai beaucoup prié, et heureusement j’ai réussi à sortir de cette mauvaise voie. Mais la blessure ne guérira jamais.»

Comme Maria Brigida, tous les membres de la communauté subissent la violence. «La résistance pacifique est née dans un bain de sang», relate le père Javier Giraldo, prêtre jésuite embarqué dans l’aventure depuis ses balbutiements. «Dès l’annonce de la formation de la communauté, les paramilitaires ont commencé à chercher ses membres. Ils les assassinaient sur la route. En neuf mois d’existence, on avait déjà recensé soixante morts. C’est comme si tout avait été fait pour éviter que d’autres communautés ne voient le jour.» Ce petit homme discret est lui aussi menacé. Aux observateurs de passage, il dispense volontiers analyses et points de vue sur le conflit colombien. «Le paramilitarisme est un fléau, au moins autant que les FARC. Or, ce n’est un secret pour personne que les paramilitaires travaillent main dans la main avec le gouvernement. Ils ont une double mission. Dans les zones où la guérilla est présente, comme ici à San José, ils sont chargés de la combattre au côté de l’armée. Ils travaillent aussi pour le compte de grandes entreprises, qui veulent déplacer les populations noires et indigènes pour récupérer les terres de la région, très fertiles. Cela avec la bénédiction du gouvernement, dont la politique est de vendre les richesses de pays aux multinationales.»

Si l’on en croit l’état colombien, pourtant, le pays est en paix et le paramilitarisme n’existe plus. Le terme a d’ailleurs disparu, remplacé par celui de «bandes délinquantes», officiellement combattues par les autorités. Mais la presse, de plus en plus, met au jour les liens secrets unissant acteurs légaux et illégaux. D’anciens généraux de l’armée se mettent à parler et révèlent les massacres qu’ils ont ordonnés, de pair avec les paramilitaires. Principale victime de ces gênantes révélations? L’ancien président Alvaro Uribe. L’ex homme fort de la Colombie, qui se gargarisait d’avoir mis les FARC à genoux et libéré Ingrid Betancourt, voit sa popularité se fâner de jour en jour. Dans le village, un élément fondateur reste dans toutes les consciences: celui du blocus alimentaire. Au début des années 2000, les paramilitaires inventent une nouvelle arme de guerre. Pour venir à bout des dangereux pacifistes de San José, ils se mettent à les affamer. «Dans un premier temps, ils assassinaient les chauffeurs des taxis collectifs qui montaient la nourriture depuis Apartado, jusqu’à ce que plus personne n’ose le faire. Puis ils ont tué les rares commerçants des bodegas alentour, qui vendent de l’eau et des produits de première nécessité comme des œufs ou du riz. Il n’y avait donc absolument plus rien à manger», relate le Père Javier Giraldo. C’était compter sans la détermination des paysans.

«Les gens ici ont fait bloc. Ils sont sortis ensemble à cheval, par centaines, pour aller chercher de la nourriture en ville. C’était une vraie démonstration de force», poursuit-il admiratif. Cette épreuve marque un tournant dans la vie du groupe, qui décide de devenir autosuffisant. En plus du manioc, des haricots et des bananes, qu’ils cultivent depuis toujours, les campagnards apprennent in extremis à semer du riz, aliment incontournable de la cuisine colombienne. Dix ans plus tard, le pari est presque gagné. La communauté produit aujourd’hui toutes les denrées de base, presque assez pour pouvoir vivre en autarcie.

 
Liliana a perdu son mari. sans ressources, elle gère la cantine de la communauté.

Liliana a perdu son mari. sans ressources, elle gère la cantine de la communauté.

 

«Finalement, cet épisode nous a fait grandir et gagner en indépendance. Ils nous ont forcés à nous dépasser», commente Don Viviano, tout sourire. Les «résistants», comme ils aiment à se qualifier, ne comptent pas s’arrêter là. Un espace de vingt hectares, sur les hauteurs de la vallée, est depuis peu consacré au développement de l’agriculture biologique. Dans ce lieu idyllique, où nichent toucans et perroquets, les aliments sont cultivés de manière ancestrale, sans engrais ni pesticides. Tous ne tiennent pas le coup. Éprouvés par les menaces, certains membres finissent par quitter la communauté, pour rejoindre les grandes villes comme Medellin ou Bogota. Dans ces métropoles, le conflit armé est une abstraite réalité. «Ce n’est pas une alternative viable», s’insurge Hermann. Tout juste trentenaire, ce père de deux enfants porte les cheveux rasés et un gros diamant à l’oreille, à la manière des chanteurs de hip hop. De nature taciturne, la colère le rend bavard. «Que diable voudriez-vous qu’on aille faire là-bas? On n’a pas pu faire d’études, parce qu’on a été déplacés toute notre enfance et notre adolescence à cause du conflit. On a grandi à la campagne, on n’est pas citadins! Quel genre d’avenir aurait-on en ville? Aucun! C’est d’ailleurs pour cela que des jeunes grossissent les rangs des FARC et des paramilitaires!» Lui, au contraire, vient tout juste de rejoindre la communauté de pacifistes. Il y est responsable des questions économiques et coordonne, entre autres, le conditionnement et l’export du cacao, majeure source de revenus du groupe.

Des responsabilités qui lui valent d’être particulièrement menacé: pour aller faire des courses ou se rendre à la banque, il ne se déplace plus sans être escorté d’une ONG. Ces menaces sont d’autant plus effrayantes qu’elles ravivent en lui de douloureux souvenirs. Hermann a perdu une bonne partie de sa famille dans le conflit. Son père et ses deux frères ont été tués par les paramilitaires, sa tante par les FARC. «C’est un cercle vicieux. La guerre appelle la guerre, car l’on veut se venger. Mon cousin a d’ailleurs rejoint les paramilitaires, après que sa mère eut été assassinée par les FARC», explique-t-il. Lui a fait le pari inverse. «Cette guerre n’a aucun sens. Même les chefs changent de camp. Du coup, si vous avez aidé les FARC, vous n’êtes pas à l’abri que l’un des commandants passe chez les paramilitaires. Vous deviendrez alors automatiquement l’une de ses cibles», poursuit-il. «C’est cela, le pire!», confirme Maria Brigida. «Les FARC, les paramilitaires ou les militaires, au final tous sont des fils de paysans, des enfants de pauvres. Ce conflit n’est pas tant idéologique. Il a été créé par la misère sociale, parce qu’il n’y a pas d’avenir. C’est une guerre du peuple contre le peuple. Moi, quand j’apprends qu’un paramilitaire est mort, malgré les horreurs qu’ils m’ont fait vivre, cela me fait de la peine», confie cette mère éplorée.

À la fin de l’été, le gouvernement de Santos a créé la surprise en annonçant la reprise des pourparlers avec les FARC, une première depuis trente ans. Après cinquante ans de conflit, les Colombiens, dans les villes, se prennent à rêver à la paix, enfin. Les paysans de San José de Apartado, eux, sont sceptiques. «Chaque fois, c’est la même histoire», maugrée Maria Brigida, incrédule. «Les hommes politiques s’imaginent toujours qu’on peut décréter la paix, l’imposer du haut vers le bas. C’est le contraire qu’il faudrait faire! Je croirai en la paix quand le gouvernement s’occupera de la santé, de l’éducation, de l’avenir des jeunes. Il faut, avant toute chose, leur offrir d’autres perspectives que la guérilla.» La communauté a du mal à voir l’avenir en rose, mais ne baisse pas les bras. «Nous mettons en application les valeurs auxquelles nous croyons. Malgré les difficultés, cela nous rend heureux. Pour nous, c’est cela l’espoir.»

Ce reportage a été récompensé par le prix France Info-XXI décerné en 2012. Pour la première fois, il est publié dans un journal papier.

 
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Reportage Fabio Lo Verso Reportage Fabio Lo Verso

Ségrégation en Grèce, mode d'emploi

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Dans les trains qui, depuis la frontière terrestre avec la Turquie, conduisent les migrants vers Athènes, la séparation avec les habitants est devenue une pratique courante. Reportage sur la ligne qui relie Orestiada à la capitale grecque. [dropcap]O[/dropcap]restiada est la première ville grecque que les migrants croisent après avoir traversé la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. Sur le quai de la gare, les contrôleurs de train se démènent pour que les migrants prennent place dans le wagon arrière, plongé dans le noir, alors que les habitants, des Grecs pour la plupart, s’assoient librement dans le wagon devant, éclairé à souhait.

Les migrants arrivent généralement dans la soirée, et ils s’éloignent uniquement pour effectuer de petits achats — pain-carré, boissons, biscuits — dans un supermarché non loin de là. Ils passent la nuit sur les bancs autour de la gare et, le matin très tôt, ils prennent le premier train, à 5h14, en direction d’Alexandroupoli. Une fois à Alexandroupoli, ils sautent dans celui de 15h43 pour Salonique. De là, ils embarquent dans le train pour Athènes, qui arrivera le lendemain à 5 heures.

À l’aube du 15 juillet dernier, au cours de notre enquête-reportage* dans ce pays laminé par une crise sans précédent, les migrants somnolent encore dans leurs couchettes de fortune à Orestiada. Après avoir observé pendant toute la semaine les tribulations de ces voyageurs à la recherche d’une vie meilleure, nous décidons de faire le voyage vers la capitale en leur compagnie. Dès que le bruit du train en provenance de Nea Vyssa se fait entendre, tout le monde se lève. Le chant du coq est couvert par les sons de langues exotiques. Les migrants attrapent leurs affaires et tous se préparent à monter dans le train.

Mais la voix du contrôleur les arrête: «You cannot take this train. Take the train at 12:20!» (Vous ne pouvez pas prendre ce train, prenez celui de 12h20!), tandis que les habitants d’Orestiada se partagent sans encombre les sièges vacants. C’est dimanche, et ils se rendent à la mer profitant de la fraîcheur du petit matin. Le contrôleur, qui interdit ainsi ouvertement aux migrants d’accèder aux wagons, explique que «pour eux c’est égal», vu qu’en prenant le train de 12h20, sous un soleil de plomb celui-là, ils auront une correspondance juste après pour Salonique.

Nous protestons que c’est leur droit de pouvoir prendre le train qu’ils veulent, du moment qu’ils paient le billet et que la place ne manque visiblement pas dans les wagons. «Il y a une famille avec des petits enfants!», fait-on remarquer, avec insistance, au responsable qui décide, du coup, de faire monter ce groupe familial composé d’une quinzaine de membres, mais «uniquement celui-ci», prévient-il.

Les autres migrants sauteront sur l’occasion, profitant de l’inattention du contrôleur en train de vérifier minutieusement les white papers de cette nombreuse famille. Ils se faufilent derrière son dos et se glissent dans le train. Pour ces migrants, c’est un aperçu de ce qui les attendra à Athènes: être considérés et traités comme des citoyens de deuxième classe.

Le voyage se poursuit jusqu’à Alexandropouli. Dans le train pour Salonique, les migrants ont, cette fois-ci, des places réservées. Le contrôleur ne les empêche pas de monter mais les dirige vers les deux derniers wagons. Petit à petit, sans que personne ne dise mot, sans que personne ne s’indigne, ni les migrants, qui ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, ni les passagers locaux qui sont probablement «soulagés» de ne pas s’asseoir à côté d’étrangers, les rames du train se partagent selon la couleur de la peau.

Dernière liaison: Alexandropouli — Athènes. Les migrants montrent leur ticket au contrôleur qui, gentiment mais fermement, les conduit vers le dernier wagon. Troisième train, troisième contrôleur, même résultat: les «Blancs» devant, les «Noirs» derrière. Le drame de la ségrégation raciale se consomme, sous les yeux de tous, dans des entités sous le contrôle de l’état, tels que les liaisons ferroviaires. Une pratique à laquelle nous ne pensions de loin pas assister dans un pays membre de l’Union européenne (UE).

La ségrégation dans les transports publics est symboliquement très forte. Il suffit de rappeler la portée politique des mouvements de protestation et de lutte pour les droits civiques qui ont eu lieu sous les régimes ségrégationnistes, tels l’Afrique du Sud durant l’apartheid ou les Etats-Unis jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Souvenez-vous: Johannesburg, 1957.

Marie-Louise Hooper, une activiste étasunienne qui a lutté contre l’apartheid, écrit un article ¹ sur le boycott collectif, qui a commencé le 7 janvier de cette année mémorable. Pour la première fois, les Noirs s’organisent pour protester contre l’augmentation du prix du billet de bus. «Azikhwelwa!» criait la foule: «Nous ne roulons pas.» Ainsi, Hooper estime que 60 000 personnes ont marché, parfois jusqu’à vingt kilomètres par jour, du lieu de domicile au lieu de travail, et ce pendant trois mois. Jusqu’au moment où le gouvernement décide de retirer son projet de hausse des tarifs.

Cette action collective est considérée comme l’élément déclencheur de la lutte anti-apartheid. En choisissant la marche, les Noirs «votaient avec leurs pieds», souligne Ruth First, activiste sud-africaine dans un article de 1957 ².

Changement de continent. Ville de Montgomery, Alabama. Deux ans avant les faits sud-africains, une femme noire devenue depuis l’icône des civil rights, Rosa Parks, refuse de laisser sa place assise dans un bus à un homme blanc. Elle est arrêtée pour violation du chapitre 6, alinéa 11 du code racial de la ville de Montgomery. Celui-ci oblige tout passager à céder ou à prendre la place «assignée par la race à laquelle il appartient» ³.

La nuit suivante, cinquante dirigeants de la communauté afro-américaine, parmi lesquels figurait Martin Luther King, se réunissent et discutent des actions à mener suite à l’arrestation de Rosa Parks. Comme pour le cas sud-africain, les protestations contre les transports publics sont le déclencheur d’une lutte sociale et politique de grande envergure.

Alors qu’aux Etats-Unis et en Afrique du Sud, il serait aujourd’hui impensable de rétablir la ségrégation dans les transports publics, elle surgit dans un état de l’UE, où elle est en passe de devenir, selon nos sources mais aussi sur la base de nos observations sur le terrain, une pratique courante. Et ce n’est pas tout car, aujourd’hui en Grèce, à la séparation ethnique dans les trains s’ajoute une pratique de création de zones urbaines, aux frontières floues et changeantes, et de «confinement» des migrants.

Des zones qui, selon la définition du sociologue Loïc Wacquant, peuvent être assimilées à des «ghettos», en tant qu’instrument de fermeture et de contrôle ³. Dans les villes d’Athènes et de Patras, ces «ghettos», d’où les migrants n’osent pas sortir et où le contrôle s’effectue par la violence de la police et des escadrons néonazis, sont plus ou moins permanents.

Ce sont notamment les quartiers du centre ville d’Athènes qui sont concernés, où une majorité de migrants arrive tant bien que mal à se loger, ainsi que les zones traditionnellement investies par les arrivants, telles que le pont situé entre la gare et le siège d’Aube dorée, qui abrite des Maghrébins sans domicile fixe. Ou encore le parking utilisé comme habitation par les Afghans à Patras, et la forêt d’eucalyptus, proche du port, où campent les Africains.

Sans oublier les champs d’oliviers occupés par les Afghans dans la périphérie de Patras. C’est dans l’un de ces oliviers qu’un groupe d’Afghans nous a offert notre dernier repas avant de rentrer en Suisse: du riz au citron avec du poulet, servi à l’ombre des arbres. Une oasis de calme dans une ville dominée par la violence.

Dans tous ces lieux, il n’y a pas de mixité. Rares sont les Grecs qui y mettent le pied, car ces zones sont considérées «dangereuses» du seul fait de la présence des migrants. Cette ségrégation ethnique est en grande partie due à la représentation que les Grecs ont des «quartiers de migrants», mais elle est également le fruit de la «chasse à l’homme» que subissent les étrangers, contraints de se déplacer ainsi dans d’autres quartiers, rejoignant les communautés déjà installées dans ces endroits.

Dans la ville d’Athènes se dessinent alors des «no-go areas», où la probabilité de se faire attaquer par des groupes de racistes ou par les policiers est très élevée. Ces lieux se situent au cœur même de la capitale, autour des quartiers d’Omonia, Attica, Victoria Square et Agios Panteleimonas. C’est dans ce dernier que nous avons été bousculés par un couple de tenanciers d’un kiosque à tabac et de journaux, au motif que nous n’étions pas Grecs... Quelques mois auparavant, les habitants aidés par les miliciens de l’Aube dorée, tolérés par la police, ont procédé au «nettoyage» de tous ces quartiers. Maintenant, plus personne n’a le droit de les «salir».

TÉMOIGNAGES INÉDITS

À Patras, la violence se concentre surtout dans les campements de migrants autour du nouveau port, inauguré en 2011 et d’où il est désormais devenu impossible pour les migrants de fuir vers l’Italie. Les récits récoltés sur place font état de violences assimilables à de la torture pour toute personne surprise en train de monter sur un camion s’embarquant pour la Péninsule italienne.

Les autorités portuaires, appelées emblématiquement «commando» par les migrants, utilisent régulièrement des tasers contre des détenus menottés, ainsi que des chiens sans muselière mordant les jambes des prisonniers. Un Afghan raconte comment un Soudanais a été tué par le «commando»: «Je l’ai vu courir, pourchassé par une voiture conduite par des membres du ‘commando’. Elle a accéléré et heurté le fuyard, qui est mort sur le coup. J’ai demandé: ‘Pourquoi l’avez-vous tué?’. Ils ont répondu: ‘Nous ne l’avons pas tué, il est tombé’». Ce jeune Afghan, témoin de la scène, se dit certain qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’un geste volontairement meurtrier: «I saw that the commando hit him, with his car» (J’ai vu le commando le percuter avec leur voiture).

Les rondes des miliciens de l’Aube dorée, les descentes des policiers dans les logis des migrants, ainsi que les abus de pouvoir exercés par les autorités rendent la vie (presque) impossible aux migrants qui comprennent rapidement qu’ils ne sont pas les bienvenus dans le pays. Le calvaire commence une fois passée la fameuse frontière entre la Grèce et la Turquie. Ceux qui se font attraper par la police, les gardes-frontière ou les militaires sont accompagnés au centre de détention (et d’enregistrement) de Fylakio, où ils sont priés de se séparer de leurs téléphones portables. Ceux qui ne se font pas arrêter se présentent spontanément au poste de police le plus proche, souvent à Orestiada.

La procédure d’enregistrement dans les centres de détention comporte l’envoi des empreintes digitales à l’Eurodac de Lyon, base de données européenne dotée d’un système automatisé de reconnaissance, introduite avec les accords de Dublin en 2003. Cette procédure est en général très brève, à moins que le migrant ne demande l’asile politique. Dans ce cas, il restera quasi certainement enfermé dans le centre de Fylakio durant six mois, période de détention maximale pour les demandeurs d’asile (5).

Au terme de la procédure, ceux qui ne demandent pas l’asile obtiennent le «white paper» — un document qui est censé obliger les migrants à quitter le pays dans les trente jours. Mais tous partent aussitôt vers le sud de la Grèce pour se rendre à Athènes, leur destination finale. Là où ils croient trouver du travail, là où des amis ou des membres de la famille les attendent. Deux options s’offrent à eux pour se rendre dans la capitale: le bus depuis le centre de détention de Fylakio (prix: 80 euros) (6), ou le train depuis Orestiada (prix: 42 euros).

La frontière qui divise la Grèce et la Turquie, zone par laquelle transitent 40% des migrants dits illégaux pour rentrer dans l’Espace Schengen, n’est pas la seule frontière à laquelle les migrants sont confrontés. La séparation, voire la «ségrégation», se poursuit dans les zones urbaines. Ainsi, le contrôle du passage entre la Grèce et la Turquie fait partie d’un «dispositif frontalier» plus vaste, comme l’appellent les chercheurs Didier Bigo, Riccardo Bocco et Jean-Luc Piermay, auteurs de l’article «Logiques de marquage: murs et disputes frontalières», paru en 2009 dans Cultures & Conflits (7).

Ce dispositif transforme la ligne de démarcation entre deux pays en quelque chose qui la dépasse et l’englobe en même temps. Reste que les migrants ne veulent pour la plupart pas rester en Grèce, comme le montre ce jeu de mots d’un migrant d’origine marocaine: «Grèce = Euro-pas». La Grèce tout entière est pensée et vécue par les migrants comme une «barrière» à franchir. Une vaste zone-tampon où règne, en ce moment, un état d’exception, selon les mots du philosophe italien Giorgio Agamben, et de ségrégation permanent.

[su_service title="CRISTINA DEL BIAGGIO" icon="icon: keyboard-o"]Géographe de l’Université de Genève[/su_service] [su_service title="ALBERTO CAMPI" icon="icon: camera-retro"]Photojournaliste[/su_service]

 

 

Paru dans l'édition n° 4 / An II, cet article achève une trilogie consacrée à la Grèce. Lire également: Un «mur» aux portes de l’Europe, La Cité n°1 /An II, et Le vrai visage de l’Aube dorée, parti néonazi grec, La Cité n° 2 / An II.


  1. Mary-Louise Hooper, «The Johannesburg Bus Boycott», Africa Today, Vol. 4, N°. 6, 1957, pp. 13-16.
  2. Ruth First, «The bus boycott», Africa South, 1957, pp. 55-64, online: www.disa.ukzn.ac.za/webpages/DC/asjul57.10/asjul57.10.pdf
  3. www.archives.state.al.us/teacher/rights/lesson1/doc1.html
  4. Loïc Wacquant, «Les deux visages du ghetto. Construire un concept sociologique», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, n. 160, 2005, pp. 4-21.
  5. Didier Bigo, Riccardo Bocco, Jean-Luc Piermay, 2009, «Logiques de marquage:murs et disputes frontalières», Cultures & Conflits, 73, pp.7-13.
  6. Une témoin raconte que Ktel, la compagnie nationale de bus, selon des chiffres qui lui ont été fournis par un chauffeur, a transporté en 2011 quelque 35 000 migrants de Orestiada à Athènes. Ce transport de migrants a valu à Ktel une somme équivalent à environ 2,8 millions de euros.
  7. Rapport «Walls of shame» de ProAsyl (2012), online: http://www.proasyl.de/fileadmin/fm-dam/q_PUBLIKATIONEN/2012/Evros-Bericht_12_04_10_BHP.pdf

 

 

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Reportage Fabio Lo Verso Reportage Fabio Lo Verso

Un «mur» aux portes de l'Europe

Considérée comme une passoire, la frontière entre la Grèce et la Turquie sera verrouillée sur un tracé de 12,5 kilomètres. Retour sur les paradoxes du durcissement de la surveillance des flux vers l’Europe.

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Considérée comme une passoire, la frontière entre la Grèce et la Turquie sera verrouillée sur un tracé de 12,5 kilomètres. Retour sur les paradoxes du durcissement de la surveillance des flux vers l’Europe.

Publié le 21 septembre 2012 à 11:56

[dropcap]C[/dropcap]’est en 2011 que la nouvelle a commencé à se propager: la Grèce entamait les travaux pour la construction d’un «mur» dans la partie nord de la frontière terrestre qu’elle partage avec la Turquie1. Lorsqu’il sera terminé, probablement cet automne, il sera long de 12,5 kilomètres et haut de 3 mètres, sur une frontière de plus de 180 kilomètres.

Avec cette construction, les autorités grecques entendent contrôler le flux de migrants, toujours plus enclins à traverser cette région pour rejoindre l’espace Schengen. Alors qu’ils étaient près de 40 000 en 2009, ils ont été très exactement 57 025, deux ans plus tard, à franchir cette ligne, selon l’Annual Risk Analysis établie par l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) en 20122.

Avec 40% du total des passages, cette frontière est la plus prisée par les migrants. Les plus nombreux sont les Afghans, suivis par les Pakistanais et les Nangladeshi, selon le rapport de l’agence Frontex.

[aesop_image imgwidth="1330px" img="http://lacite.website/main/wp-content/uploads/2012/09/patras_03082012_-690_H_L.jpg" offset="-370px" align="left" lightbox="off" caption="© Alberto Campi / 2012" captionposition="right"]

Le mur, qui se situera sur la commune d’Orestiada, une ville de 40 000 habitants, a été surtout conçu pour stopper ce que Giorgos Salamangas, chef de la police locale, définit comme une «attaque massive de la part des trafiquants et des immigrés». Il sera érigé là où le fleuve Evros fait une incursion en territoire turc et où se compte le plus grand nombre d’entrées de migrants.

L’œuvre sera financée par la Grèce, qui a essuyé le refus de l’Union européenne (UE) de contributeur au budget du chantier. «Les murs ou les grillages sont des mesures à court terme qui ne permettent pas de s’attaquer de manière structurelle à la question de l’immigration clandestine», déclarait en mars dernier la commissaire européenne chargée de la sécurité, Cecilia Malström3. Pourtant, l’UE a cofinancé le système de caméras de vidéosurveillance, confie Giorgos Salamangas. Cela revient donc à financer, si non le mur lui-même, en tout cas le durcissement de la barrière frontalière.

[su_pullquote align="right"]EFFICACITÉ CONTESTÉE[/su_pullquote]

Alors que les autorités grecques misent sur cette mesure architecturale pour résoudre leur «problème migratoire», sur le terrain, le consensus n’est pas unanime. Dimitri Mouzas, le maire d’Orestiada, se dit personnellement contre le projet mais il se doit de représenter la majorité de son conseil municipal qui, «à l’écoute de la population», approuve la construction du mur. L’opposition est assumée par le collectif Stop Evros Wall qui se mobilise contre un projet qu’il qualifie d’«inhumain, cruel» et «inefficace» car le problème ne sera que déplacé4. Le collectif alimente régulièrement son blog avec des billets expliquant pourquoi ce mur n’aura aucun impact sur le problème grec de l’immigration.

Tout dépend de l’échelle de prise en compte des problèmes, souligne Kostantinos Vafiadis, chef du personnel médical de l’hôpital de Didimoticho: «La question est algébrique: plus d’un côté et moins de l’autre, le résultat est zéro.» Ainsi, au niveau grec, la quantité de migrants n’a pas augmenté, les mouvements migratoires n’ont fait que se déplacer de la mer Égée à la région septentrionale de l’Evros, puis, dès 2010, vers la partie méridionale.

Le mur motivera les passeurs à condure les migrants vers la zone méridionale de la rivière. Le flux pourrait à terme se déplacer plus au nord, vers la Bulgarie. La barrière ne fonctionnerait alors que «comme une aspirine donnée à un patient qui souffre d’un cancer», selon la métaphore de Xanthi Morfi, une avocate de Orestiada qui s’intéresse au terrorisme et aux questions migratoires.

Il représentera «simplement» un obstacle de plus à contourner sur la route migratoire, qui deviendra plus longue et plus dangereuse. «Europa schützt die Grenzen, aber nicht die Flüchtlinge» (L’Europe protège les frontières mais pas les réfugiés), analyse Heribert Prantl, dans un article publié dans la Süddeutsche Zeitung5.

Mais alors pourquoi bâtir un tel ouvrage contre les migrations? Selon la politologue Wendy Brown, «les nouveaux murs fonctionnent de façon théâtrale, en projetant un pouvoir et une efficacité qu’ils n’exercent pas réellement»6. Ce pouvoir est utilisé surtout au niveau local, afin de «donner l’impression, ou l’illusion», que les élus «font quelque chose», analysent Frank Neisse et Alexandra Novosseloff dans un article intitulé «L’expansion des murs: le reflet d’un monde fragmenté?6»

Si les murs semblent ne pas avoir aucune efficacité réelle sur leur objectif premier, stopper l’immigration dite clandestine, ils réussissent au moins dans leur efficacité symbolique, c’est-à-dire dans leur fonction de «gestion de l’image de la frontière»7.

[aesop_image imgwidth="1330px" img="http://lacite.website/main/wp-content/uploads/2012/09/patras_30072012_-021_L.jpg" offset="-370px" align="left" lightbox="off" caption="© Alberto Campi / 2012" captionposition="right"]

Les théories des spécialistes des murs et des frontières trouvent un écho sur le terrain. L’adjoint au maire d’Orestiada, Evagelos Maraslis, admet que «le mur est avant tout un instrument psychologique pour les citoyens, une barrière visuelle qui fait en sorte que, quand quelqu’un va dans un champ, il est rassuré qu’il ne rencontrera pas de migrants».

Le mur sert à tranquilliser les habitants, qui sont tiraillés entre des sentiments de crainte face aux dizaines de visages inconnus qui traversent quotidiennement leurs bourgs et des élans humanitaires: «Tout le monde ici donne à manger aux migrants, leur donne de l’eau et des habits chauds. Ils les aident car ils savent qu’ils ont besoin d’être aidés», admet non sans un brin de fierté le maire d’Orestiada.

Pourtant, lorsque, dans la gare de la ville, on demande à une dame, qui prend régulièrement le train, ce qu’elle pense des migrants et si elle a parfois peur, elle répond que «oui, que parfois elle a peur». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Grecs préfèrent prendre le bus pour se rendre à Alexandroupoli, ajoute-t-elle. Il y a des bus pour les migrants qui partent directement des centres de détention et des bus exclusivement pour les Grecs. évitant ainsi que les autochtones et les immigres se côtoient.

Au niveau politique, c’est une stratégie de fermeture qui domine. Pour les représentants des partis traditionnels, c’est un moyen de contrecarrer l’émergence des nouvelles forces politiques d’extrême droite, les grands vainqueurs des dernières élections. Presque inconnu en 2009 avec 0,29% des préférences au niveau national, le parti Chryssi Aigi (Aube dorée) a obtenu le score de 6,97% en juin 2012. L’évolution est identique dans le district de l’Evros où le parti est passé de 0,26% en 2009 à 6,09% des préférences en 2012.

[su_pullquote align="right"]ÉNORME MALENTENDU[/su_pullquote]

Sur le terrain, les soucis des migrants se situent bien loin des calculs électoraux. Tous ceux que nous avons rencontrés sur la route ou venant tout juste de franchir la frontière posaient invariablement la même question: «Où puis-je trouver le poste de police le plus proche?» Une interrogation surprenante si l’on songe que leur entrée sur le territoire hellénique est considérée comme illégale. Cela s’explique par une information circulant parmi les voyageurs et qui a son origine sur une méprise: les migrants sont persuadés que la police leur livrera un permis de séjour. Khalil, un jeune afghan qui travaillait comme traducteur pour l’armée américaine, raconte avoir reçu ce conseil d’un ami avant de quitter son pays: «Quand tu arrives en Grèce, cherche la police, elle t’amènera au camp.»

[aesop_image imgwidth="1330px" img="http://lacite.website/main/wp-content/uploads/2012/09/athens_21072012_-161_L.jpg" offset="-370px" align="left" lightbox="off" caption="© Alberto Campi / 2012" captionposition="right"]

Une fois arrivés dans les centres de détention, les migrants sont identifiés et leurs empreintes digitales enregistrées, selon le règlement de Dublin II, dans la base de données Eurodac de Lyon. Au terme de cette procédure, ils obtiennent le fameux white paper, un document qui les oblige à quitter le pays dans les trente jours. Alors qu’ils croient que ce papier leur donne la liberté de circuler sur le territoire grec durant le même délai. «Maintenant nous n’avons plus peur, car la police nous a donné ce papier qui nous permet de rester ici pendant un mois. Nous sommes libres dans ce pays», se réjouit un Bangladais à peine arrivé à Orestiada.

[su_pullquote align="right"]CHASSE AUX MIGRANTS[/su_pullquote]

Pourtant, malgré le fait que les migrants se rendent spontanément à la police, environ 600 policiers, un nombre inconnu de militaires auxquels s’ajoutent, depuis 2010, quelque 175 gardes-frontière de 26 pays européens (dépéchés par l’UE sur demande de la Grèce) sont déployés sur la ligne de frontière. «Nous arrêtons toutes les personnes que nous trouvons sur le bord de la rivière et nous les transférons dans les centres de détention», déclare le chef de la police d’Orestiada. Avant de concéder: «Mais les personnes que nous ne détectons pas viennent seuls vers nous pour se faire arrêter. Si nous n’allons pas les chercher, ils vont arriver tous seuls.»

Pourquoi, dès lors, déployer autant de personnel militaire? Pourquoi dépenser autant d’argent pour aller chercher des personnes qui viendraient, dans la plupart des cas, de leur plein gré? Attendre que les migrants se fassent arrêter reviendrait à donner le signal que personne ne fait rien pour lutter contre leur arrivée, laissent entendre les professionnels actifs sur la frontière, confirmant ce que la plupart des chercheurs observent.

La paradoxale chasse aux migrants qui se déroule depuis 2009 tout au long de la frontière greco-turque serait-elle avant tout un instrument psychologique, comme la construction du mur elle-même, et utilisée à des fins politiques? Une chose est sûre: le laissez-faire ne serait à l’évidence pas électoralement payant.

[su_service title="CRISTINA DEL BIAGGIO" icon="icon: keyboard-o"]Géographe de l’Université de Genève[/su_service] [su_service title="ALBERTO CAMPI" icon="icon: camera-retro"]Photojournaliste[/su_service]

Article paru dans La Cité n° 1 / An II, du 21 septembre au 5 octobre 2012.


1. Dany, Fabien. 2011. «Un Mur Aux Confins De l’Union Européenne», Carto 6: 27.

2. Frontex 2012, Annual Risk Analysis. http://migrantsatsea.files.wordpress.com/2012/05/frontex_annual_risk_analysis_2012.pdf

3. Alain Salles, 2012. «Brice Hortefeux soutient le projet de mur entre la Grèce et la Turquie», Le Monde.fr, 14 mars 2012.

4. Heribert Prantl, 2011. Europäische Flüchtlingspolitik: Gestorben an der Hoffnung, dans www.sueddeutsche.de, 4 août 2012.

5. Wendy Brown, 2009. «Souveraineté poreuse, démocratie murée», dans La revue des livres, n.12. www.revuedeslivres.fr/souverainete-poreuse-democratie-muree-wendy-brown/

6. Frank Neisse and Alexandra Novosseloff, 2010. «L’expansion des murs: le reflet d’un monde fragmenté?», Politique Étrangère, Hiver (4): 731–742.

7. Sergio Carrera et Guild Elspeth, 2010. «Joint Operation RABIT 2010» – Frontex Assistance to Greece’s Border with Turkey: Revealing the Deficiencies of Europe’s Dublin Asylum System. CEPS «Liberty and Security in Europe», Centre for european policy studies, Bruxelles.

 

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