Au Tessin, les limites de la justice suisse contre la mafia calabraise

Depuis plusieurs années, le paisible canton du Tessin est la porte d’entrée des mafias italiennes en suisse. © Alberto Campi / Décembre 2015

Depuis plusieurs années, le paisible canton du Tessin est la porte d’entrée des mafias italiennes en suisse. © Alberto Campi / Décembre 2015

 

En décembre 2015, le Tribunal pénal fédéral a rejeté l’acte d’accusation du Ministère public de la Confédération contre un banquier présumé de la 'ndrangheta, l’association criminelle calabraise. Un nouveau procès commencera le 4 décembre prochain. Sur le banc des accusés, avec le banquier, il y a aussi la femme d’un boss mafieux et un fiduciaire tessinois. Voici l'article de La Cité, qui en février 2016, mettait l’accent sur les limites du dispositif pénal helvétique.

 

Federico Franchini Février 2016

«Oui, Monsieur le juge, je confirme.» Devant la Cour pénale de Bellinzone en décembre 2015, F. L. a admis, sans broncher, tous les chefs d’accusation dressés contre lui par la procureure fédérale Dounia Rezzonico: participation à une organisation criminelle (la mafia calabraise) et blanchiment aggravé d’argent. Ce ressortissant italien, titulaire d’un permis B en Suisse, avait préalablement négocié une «procédure accélérée», avec à la clé une peine de quatre ans de réclusion. En échange, il s’était engagé à ne pas contester les charges. Calcul purement opportuniste: en Italie, il aurait écopé de dix ans de prison. Mais le Tribunal de Bellinzone a refusé d’entrer dans ce jeu en renvoyant le dossier au Ministère public de la Confédération. Le MPC est ainsi sommé de tout reprendre à zéro en utilisant la  «procédure ordinaire». La «procédure accélérée» n’aurait pas permis d’enquêter en profondeur, ni de mettre au jour des éléments de preuves incontestables ont laissé entendre les juges de Bellinzone. La procureure Rezzonico devra donc refaire un tour de piste si elle veut remporter l’un des procès les plus significatifs jamais tenus en Suisse contre la mafia.

L’enjeu est l’application de l’article 260ter du Code pénal qui réprime la participation à une organisation criminelle. Un article controversé, car jugé trop restrictif et donc très difficilement applicable. Il y a un an, le procureur général de la Confédération, Michaël Lauber, s’en était publiquement inquiété, soulevant une vague politique qui a agité les parlementaires fédéraux en 2015. Selon les statistiques fédérales, cinquante condamnations ont été prononcées en fonction de l’article 260ter entre 2008 et 2014 (les chiffres de 2015 ne sont pas encore disponibles). Durant le même laps de temps et pour ce même article, la police fédérale a enregistré 220 infractions. Sur cette base, combien de procédures pénales ont-elles été ouvertes?

Il est difficile de le savoir, tant les données manquent cruellement. Seules les autorités de poursuite tiennent un décompte de ces procédures. Il y en aurait eu une cinquantaine environ en 2015, a estimé la procureure Rezzonico — responsable de l’antenne luganaise du Ministère public de la Confédération — au cours d’une conférence de presse tenue en novembre dernier. «On ne peut pas évaluer l’efficacité d’une disposition pénale sous l’angle du nombre de condamnations qui sont finalement prononcées en son nom», commente Nicolas Queloz, professeur de droit pénal et de criminologie à l’Université de Fribourg. «De ce point de vue purement quantitatif, l’article 260ter serait inefficace et l’article 139 du Code pénal sanctionnant le vol serait efficace. Une telle vision serait absurde car qualitativement, on ne saurait comparer un simple vol avec le crime organisé.» Le professeur fribourgeois comprend la frustration de Michael Lauber et du MPC dans la mesure où «le travail, long et ardu, des enquêteurs n’aboutit pas aux condamnations souhaitées par l’autorité de poursuite, les preuves se révélant extrêmement difficiles à obtenir».

En renvoyant le dossier au Ministère public de la Confédération, le Tribunal fédéral pénal de Bellinzone a-t-il posé le doigt sur la faiblesse des preuves, malgré les aveux de l’accusé? Le procès de Bellinzone est d’autant plus significatif qu’il met en lumière une activité mafieuse à cheval entre la Suisse et l’Italie, profitant des failles juridiques et policières de chacun des deux pays. F. L., arrêté à Chiasso le 17 décembre 2014, vivait à Vacallo, à quelques mètres de la frontière italienne. Avec ses complices, les frères Martino — Giulio, Vincenzo et Domenico —, il avait monté un dispositif destiné à recycler l’argent de la drogue. Le clan Martino avait mis à sa disposition des capitaux pour fonder deux sociétés, l’une de conseil immobilier et l’autre de construction. Par la suite, F. L. a engagé Domenico Martino dans l’une des deux sociétés pour lui permettre d’obtenir un permis B. Domenico Martino avait élu un domicile fictif chez lui à Vacallo. Un contrat de travail fictif doublé d’une résidence fictive: pour la procureure Rezzonico, ce subterfuge a évité à Domenico Martino d’être soumis aux normes fédérales sur l’achat d’immeubles par des personnes vivant à l’étranger.

L’enquête du MPC était liée à une procédure pénale menée en Italie par le Parquet de Milan. Elle avait conduit à l’arrestation, le 16 décembre 2014, de 59 personnes soupçonnées d’appartenir à une cellule de la ’ndrangheta, la mafia calabraise, active à Milan depuis les années 1980. Les frères Giulio et Vincenzo Martino sont suspectés de diriger cette cellule. Les deux hommes portent un lourd passé judiciaire. Incarcérés en 1996 pour participation à la mafia, ils sortent de prison en 2009. Six ans plus tard, ils retombent dans le filet de la justice italienne. En juillet 2015, Giulio Martino est condamné à Milan à 20 ans de réclusion. En décembre 2015, Domenico Martino, le complice de F. L., subit à son tour les foudres pénales italiennes — 11 ans et trois mois de prison —, Vincenzo Martino écopant d’une peine de 20 ans (ces deux condamnations ont été confirmées par la Cour d’Appel de Milan).

La plus lucrative des activités illicites des trois frères était le trafic de drogue. Selon les enquêteurs italiens, F. L. était chargé de la «gestion financière», c’est-à-dire de blanchir les revenus du commerce illégal de stupéfiants. Dans un document judiciaire en possession de La Cité, on peut lire: «Le rôle de F. L., titulaire de sociétés financières actives dans le secteur immobilier et ayant siège en Suisse, dans le canton du Tessin, a pour but de réinvestir les profits de façon qu’ils ne soient pas traçables ainsi qu’à les échanger contre de la monnaie.» Comment s’y prenait-il? L’un des nombreux intérêts du procès de Bellinzone réside justement dans la description de la méthode utilisée par F. L. Selon l’acte d’accusation du MPC, il faisait passer en Suisse des petits montants, 20 000 euros en billets de 50 euros, qu’il déposait ensuite sur un compte qu’il avait ouvert à Chiasso. Peu après, la somme était retirée en billets de 500 euros, coupures utilisées pour payer les fournisseurs de drogue. L’opération était répliquée quelques jours plus tard. L’argent passait ensuite à nouveau la frontière, en direction de l’Italie où il était remis aux frères Martino. Avec cette méthode, désuète mais diablement efficace, F. L. aurait blanchi beaucoup d’argent. Lors du procès, l’homme a admis qu’il savait, ou qu’il était censé savoir, que cet argent était d’origine criminelle.

Ce n’est pas tout. Avec des fonds appartenant, selon le MPC, à son frère Giulio, Domenico Martino a acquis, en 2013, 50% d’un immeuble sis à Chiasso, actuellement sous séquestre judiciaire. Le rôle de F. L. émerge aussi dans cette affaire. Il était chargé de trouver un bien immobilier dans lequel le clan pouvait injecter de l’argent sale. Et il avait également pour mission de négocier le rachat de parts de l’immeuble avec une société immobilière tessinoise, dont les bureaux ont été perquisitionnés il y a tout juste un an, en février 2015. Domenico Martino s’était personnellement porté acquéreur de la moitié des parts, alors que F. L. s’était offert une tranche de 30%. Le 20% restant avait pour détenteur un professionnel du secteur fiduciaire tessinois, copropriétaire de la société de construction fondée par F. L. et administrateur unique de la société de conseil immobilier. Le MPC est en train d’évaluer son rôle dans cette affaire. Lors du procès, F. L. a admis, pour sa part, que plusieurs transactions financières avaient été effectuées par l’entremise de ce responsable fiduciaire tessinois.
Alors que de très lourdes condamnations sont rapidement tombées en Italie contre les frères Martino, la justice suisse piétine dans l’établissement de la culpabilité de leur complice «tessinois» F. L., malgré ses aveux formels et répétés d’avoir été l’un des protagonistes les plus actifs de la récente infiltration mafieuse en Suisse.

 
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