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Ferruccio de Bortoli: «Je regrette qu’il reste peu de pouvoirs forts en Italie»

2 novembre 2017

À l’invitation de l’association Libertà e Giustizia, en collaboration avec A Riveder le Stelle, l’ancien directeur du prestigieux quotidien italien Il Corriera della Sera, Ferruccio de Bortoli, était à Genève, mardi dernier, pour présenter son livre Poteri forti (o quasi). Le journaliste qui s’est opposé à Silvio Berlusconi, à Matteo Renzi et à la guerre en Irak, a répondu aux questions de La Cité.

Ferruccio de Bortoli vu par © Giancarlo Fortunato / Genève, 31 octobre 2017

Ferruccio de Bortoli vu par © Giancarlo Fortunato / Genève, 31 octobre 2017

 

À l’invitation de l’association Libertà e Giustizia, en collaboration avec A Riveder le Stelle, l’ancien directeur du prestigieux quotidien italien Il Corriera della Sera, Ferruccio de Bortoli, était à Genève, mardi dernier, pour présenter son livre Poteri forti (o quasi)*. Le journaliste qui s’est opposé à Silvio Berlusconi, à Matteo Renzi et à la guerre en Irak, a répondu aux questions de La Cité.

 

Luisa Ballin 2 novembre 2017

Quel est le thème central de votre livre?
Ferruccio de Bortoli: Je regrette dans mon livre qu’il reste peu de pouvoirs forts en Italie. Ils ne sont en effet plus très nombreux les grands groupes industriels ou les groupes financiers importants. Et je regrette également qu’il n’y ait plus en Italie des partis de masse, bien que n’ayant aucune nostalgie pour les idéologies du Novecento. Je crois que les partis politiques et les syndicats doivent avoir un rôle à jouer et que les pouvoirs forts sont indispensables, avec un sens aigu des responsabilités, pour créer un système compétitif.

Qu’en est-il de ceux que vous appelez les pouvoirs occultes?
Les pouvoirs occultes jouissent d’un plus grand espace lorsque les pouvoirs forts, responsables et transparents déclinent et ne jouent plus de rôle primordial. Ces pouvoirs obscurs sont alors des cordate, des cordées, des coalitions, des relations avec les maçonneries et autres liens amicaux ou familiaux. Ces pouvoirs occultes, qui ne sont pas transparents, ne sont donc pas contrôlables. Et parfois, ils rendent l’affirmation du mérite bien plus difficile.

La mafia est-elle un pouvoir fort ou un pouvoir obscur?
La mafia est un pouvoir obscur. Mais je crois qu’en Italie elle est sur le déclin. La lutte contre la mafia a eu un certain succès. S’agissant des organisations criminelles, je suis plus inquiet par l’importance grandissante de la ‘ndrangheta, la mafia calabraise, qui s’est internationalisée et est parvenue à pénétrer dans des activités économiques, faussant ainsi la concurrence. Ou encore la camorra napolitaine.
Le procureur de Palerme, Roberto Scarpinato, avertissait en effet du danger que constitue la ‘ndrangheta, qui, associée aux cartels de la drogue au Mexique, a pénétré l’économie saine avec des capitaux sales. Comment expliquer ce phénomène?
L’émigration porte parfois avec elle la criminalité des lieux d’origine. Il est plus difficile aujourd’hui de contraster ces formes de criminalité organisée qui ne gèrent pas seulement les activités classiques comme les trafics en tous genres: drogue, prostitution ou le trafic d’êtres humains. Ces organisations criminelles sont aussi entrées dans l’économie avec des capitaux sales qui conditionnent des activités d’autre type. Elles détruisent la concurrence et sont ainsi un danger pour l’entreprise privée.

Dans votre livre, vous évoquez l’importance du devoir de mémoire. Pourquoi en Italie ce travail de mémoire n’a-t-il pas eu lieu?
L’Italie est, de par sa nature, un pays un peu distrait qui tend facilement à l’oubli et qui interprète l’histoire comme un instrument pour la lutte politique du présent. Comme d’autres pays, l’Italie est sujette à des révisionnismes de circonstance et je suis convaincu que la mémoire du Novecento, de la Shoah, des grands génocides ou la mémoire de ce qu’a représenté le nazi-fascisme comme atteinte à nos sociétés ne doit pas être dispersée.

À quel point ce manque de mémoire de la société italienne et des sociétés d’autres pays d’Europe est-il inquiétant?
Je suis préoccupé lorsque je constate que dans nos pays, si évolués, si cultivés et si informés, les fantômes du XXe siècle émergent à nouveau. Je suis inquiet de voir des tendances antisémites et xénophobes dans les pays de l’Est européen. Et que certains de ces fantômes soient brandis, y compris par des forces qui se présentent aux élections, comme des modèles sociaux pour lesquels il y a une certaine nostalgie.

Les journalistes peuvent-ils contribuer à ce devoir de mémoire?
Les journalistes peuvent et doivent contribuer à ce devoir de mémoire parce qu’ils sont la mémoire d’un pays. Ils doivent faire en sorte que les victimes ne meurent pas une seconde fois, que les justes ne soient pas oubliés et surtout que les coupables et les assassins ne soient pas ceux qui écrivent l’Histoire du présent.

 
Ferruccio de Bortoli avec Luisa Ballin. © Giancarlo Fortunato / Genève, 31 octobre 2017

Ferruccio de Bortoli avec Luisa Ballin. © Giancarlo Fortunato / Genève, 31 octobre 2017

 

La déclaration d’indépendance de la Catalogne et les référendums en Lombardie et en Vénétie on accentué le risque de fragmentation de l’Europe?
La situation italienne est très différente de la situation espagnole. Le référendum en Lombardie et celui qui s’est tenu en Vénétie ont eu lieu dans le plein respect des règles constitutionnelles. Ce sont deux pétitions pour le début d’une négociation sur la décentralisation de certains pouvoirs, prévus par ailleurs par la Constitution. Aujourd’hui, en Lombardie et en Vénétie, il n’y a pas de volonté de sécession. Il y avait une volonté de sécession de la Lega, lorsqu’elle était dirigée par Umberto Bossi. Mais l’actuel dirigeant de la Ligue Matteo Salvini est devenu nationaliste, souverainiste. Il n’y a donc pas de danger de ce point de vue.

Qu’en est-il de la Catalogne?
La Catalogne a pris une voie sans retour, sans avoir un plan B, sans comprendre que, peut-être, nombre d’instances autonomistes pourraient succomber face à un affrontement de pouvoir avec le gouvernement central espagnol, dans une Europe qui ne peut que donner raison à Madrid. Mais l’Europe ne peut pas ne pas voir qu’il existe un problème politique et surtout qu’il existe la nécessité d’une recomposition sentimentale, d’une réparation des rapports humains qui est sans doute le défi le plus important que l’Espagne et l’Europe ont devant elles.

Le fédéralisme peut-il être une solution pour l’Europe?
L’Europe est une union de minorités. Elle comporte donc, avec les principes de subsidiarité, l’idée d’une construction fédérale, avec certains pouvoirs qui sont dévolus aux instances communautaires et une série de libertés étatiques et des communautés. L’Europe est l’unique réponse à la sauvegarde de minorités qui peuvent vivre ensemble à l’intérieur des États et avoir une même dignité de citoyenneté européenne. Je ne vois pas d’autres alternatives.

Vous vous êtes opposé tant à Silvio Berlusconi qu’à Matteo Renzi, lorsqu’ils étaient premiers ministres. Reviendront-ils au premier plan politique?
Berlusconi et Renzi se ressemblent. Ce sont deux grands communicateurs. Et deux grands affabulateurs. Ils ont une façon directe et personnelle de gérer la politique. Il est plus difficile de trouver des différences que des concordances entre eux. Cela en dit long sur le fait que la droite et la gauche sont peut-être deux concepts relatifs renvoyés au passé. Je crois que Berlusconi et Renzi seront protagonistes après les prochaines élections, dans une tentative de recomposition nationale et cela sera probablement le thème politique des prochains mois.

Vous avez toujours refusé d’entrer en politique. Pourquoi? Quels sont vos défis aujourd’hui?
J’ai trop de respect de la politique pour y entrer. Je pense pas être porté pour cela. J’ai eu diverses occasions d’entrer en politique et notamment d’être candidat au poste de maire de Milan. Je ne l’ai pas fait parce que j’estime ne pas être à la hauteur d’une telle tâche. Je pense que le futur est de continuer à faire des collaborations dans le métier qui est le mien, métier, comme le témoigne ce livre, qui m’a passionné et qui continue de me passionner. 

*Pouvoir forts (ou presque), édité par La nave di Teseo Editore, en mai 2017.

 

 
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Une perquisition fait rebondir l’affaire Petrobras

31 octobre 2017

Au Brésil, l’enquête Lava Jato, ou Petrobras, se poursuit sans relâche. L’implication de la place financière helvétique, notamment genevoise, continue d’être dévoilée.

© Charlotte Julie / Archives

© Charlotte Julie / Archives

 

Au Brésil, l’enquête Lava Jato, ou Petrobras, se poursuit sans relâche. L’implication de la place financière helvétique, notamment genevoise, continue d’être dévoilée.

 

Federico Franchini 31 octobre 2017

Le 20 octobre dernier, la police fédérale brésilienne a perquisitionné le domicile d’Isabel I., une ancienne consultante de la Société Générale Private Banking (Suisse). Les procureurs brésiliens ont affirmé que la femme était la représentante, en Brésil, de cet établissement bancaire établi à Genève. Isabel I. est soupçonnée d’avoir ouvert et géré les comptes de Maurício de Oliveira Guedes et de Paulo Cezar Amaro Aquino, deux anciens cadres de la société pétrolière nationale Petrobras, arrêtés ces derniers mois. Leurs comptes genevois ont été alimentés par les pots-de-vin versés par le groupe Odebrecht en échange de contrats. Dans le cas d’Isabel I., «la recherche vise à vérifier si elle a ouvert des comptes à l’étranger pour d’autres dirigeants de Petrobras ou pour d’autres agents publics», affirme le ministère public brésilien dans l’ordonnance de perquisition.
À la Société Générale de Genève, Maurício de Oliveira Guedes, nom de code Azeitona, avait caché deux millions de dollars en Suisse, dans un compte ouvert au nom de la firme offshore Guillemont International. Dans sa déposition devant la justice brésilienne, il a admis avoir agi sur les conseils de Rogerio Santos de Araujo, un haut cadre de Odebrecht, et que, pour ouvrir ce compte, il avait bénéficié de l’aide d’une prénommée Isabel. Selon les procureurs brésiliens, il s’agit de Isabel I. La femme a également contribué à l’ouverture d’un compte en faveur d’un autre cadre de Petrobras, Paulo Cezar Amaro Aquino, nom de code Peixe (le poisson). Entre le juin 2011 et mai 2013, celui-ci aurait reçu plusieurs versements, de la part de sociétés contrôlées par Odebrecht, sur un compte lui aussi ouvert à la Société Générale de Genève, au nom d’une autre société offshore, Kateland International.

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Bénéficiaire final de ce compte, Paulo Cezar Amaro Aquino gérait deux autres relations bancaires auprès de l’établissement genevois: l’une au nom de June International Holding et l’autre à son nom propre. L’argent arrivé sur le compte de Kateland avait ainsi été transféré sur ces comptes. Selon les documents judiciaires brésiliens, les autorités helvétiques ont bloqué ces comptes, alors qu’ils étaient munis d’environ 5 millions de dollars.

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En mars dernier, la Suisse a transmis au Brésil la documentation judiciaire concernant Paulo Aquino, en demandant que la justice brésilienne poursuive sur son territoire la procédure pénale ouverte en Suisse en 2016. Ce n’est pas la première fois que la Société Générale et Isabel I. sont mentionnés dans le cadre de l’enquête Lava Jato. En août 2016 déjà, le procureur fédéral Stefan Lenz avait demandé au Brésil de poursuivre l’instruction pénale contre Roberto Gonçalves, un autre haut cadre de Petrobras International. En mars 2015, la Société Générale avait transmis au MROS, le Bureau suisse de communication en matière de blanchiment d'argent, deux comptes liés à cet homme, contre lequel le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvrira, en novembre 2015, une procédure pour blanchiment d’argent et corruption passive.
Dans un document publié par le journal brésilien Estadão, le MPC établit que Gonçalves a été, lui aussi, présenté à la banque par Rogerio Santos de Araujo (lire ici), qui y détenait par ailleurs d’autres comptes. «Les deux avaient la même consultante, Isabel I.», note le MPC. Selon les enquêteurs suisses, Roberto Gonçalves aurait soumis à la Société Générale de faux documents pour justifier les dépôts dans le compte qu’il détenait via la société offshore Fairbrigde Finance. Gonçalves disposait de deux autres comptes auprès de Société Générale: un au nom de Investment Holding Company Ltd, l’autre à son propre nom. L’homme était également client de la banque Cramer de Lugano. Contactée, la Société Générale affirme qu’elle ne commente pas les cas individuels, qu’il soient ou non ses clients.
Deux autres cadres de Petrobras, impliqués dans l’opération qui a mené à la perquisition du domicile de Isabel I., détenaient des comptes à Genève, grassement alimentés par le Département des opérations structurelles de Odebrecht, la désormais célèbre «département corruption» du conglomérat brésilien. Djalma Rodrigues de Souza, nom de code Jabuti, et Glauco Colepicolo Legatti, alias Kejo. La première aurait reçu 5,4 millions de dollars à la Standard Chartered Bank ainsi qu’à la Llodys Bank de Genève. Le deuxième, une somme non encore déterminée auprès de Julius Baër, Credit Suisse et Pictet, où transitait l’argent douteux d’Odebrecht.

 
 

Découvert dans cette nouvelle phase de l’enquête Lava Jato, ce schéma, a pu être décrypté grâce à la déposition de plusieurs cadres de Petrobras et d’Odebrecht, mais aussi grâce aux informations saisies dans le système de comptabilité parallèle utilisée par le Département des opérations structurelles d’Odebrecht. Rappelons que cette énorme masse de documents a été répertoriée en Suisse, en février 2016, lors de l’opération qui conduit à l’arrestation de Fernando Migliaccio, employé de ce qui a été défini le «département corruption» du conglomérat brésilien. Dans un datacenter genevois, les policiers suisses ont découvert un serveur où étaient hébergés les logiciels MyWebDay et Drousys, spécifiquement créés pour gérer la comptabilité parallèle d’Odebrecht et pour communiquer, à travers des noms de code, avec les opérateurs financiers. Des informations qui ont permis à l’enquête internationale contre Odebrecht de passer à un niveau supérieur.
Le contenu de ce serveur intéresse plusieurs pays d’Amérique latine qui enquêtent sur l’affaire. Le 30 octobre, le procureur général Michael Lauber se trouvait à Panama pour une rencontre avec les autorités judiciaires de dix pays concernés. Rarement il aura autant été courtisé depuis qu’il est à la tête du MPC.

 

 
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Berne limite ses échanges avec Moscou pour plaire à Bruxelles

24 octobre 2017

La Russie, dont la Suisse défend les intérêts diplomatiques en Géorgie, est le seul pays du Conseil de sécurité de l’ONU avec lequel Berne entretient des échanges diplomatiques formalisés. Pour ménager ses relations bilatérales avec l’Union européenne, cependant, la Suisse n’exploite pas tout le potentiel économique de sa bonne entente avec le Kremlin.

© Tasha Tuvango / 15 septembre 2014

© Tasha Tuvango / 15 septembre 2014

 

La Russie, dont la Suisse défend les intérêts diplomatiques en Géorgie, est le seul pays du Conseil de sécurité de l’ONU avec lequel Berne entretient des échanges diplomatiques formalisés. Pour ménager ses relations bilatérales avec l’Union européenne, cependant, la Suisse n’exploite pas tout le potentiel économique de sa bonne entente avec le Kremlin.

 

Martin Bernard 24 octobre 2017

La diplomatie est un jeu fait de patience et d’opportunisme. Alors que le niveau de tensions entre l’Occident et la Russie n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de l’Union soviétique, la Suisse joue à l’équilibriste pour maintenir ses bonnes relations avec Moscou, tout en satisfaisant ses voisins continentaux. Pour rappel, l’Union européenne (UE) a confirmé, en juin dernier, la prolongation des sanctions contre la Russie. Celles-ci ont été décrétées en 2014 par l’UE et les États-Unis après le début du conflit en Ukraine. La Confédération ne s'y est pas associée, mais elle a pris des mesures pour éviter que son territoire ne soit utilisé pour les contourner.
Aujourd’hui, la Russie reste l’un des partenaires prioritaires dans le cadre de la politique extérieure suisse. En 2007, Berne a signé avec Moscou un mémorandum instaurant un cadre de coopération intensifiée au niveau des affaires étrangères. «C’est le seul pays membre du Conseil de sécurité de l’ONU avec lequel nos relations diplomatiques sont formalisées de la sorte», indique Pierre-Alain Eltschinger, porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE).

Ce rapprochement, entrepris dès la fin des années nonante, a porté de nombreux fruits. En 2008, lors de l’éclatement du conflit entre la Géorgie et la Russie, le gouvernement russe a demandé à Berne de représenter ses intérêts diplomatiques et consulaires en Géorgie. Peu de temps après, le gouvernement géorgien a fait de même pour défendre ses intérêts à Moscou. Ces bons offices ont permis d’augmenter encore l’intensité des échanges entre la Suisse et les deux pays. Au niveau diplomatique, l’ambassade suisse transmet en moyenne une note par jour entre les deux parties, indique le DFAE. De l’avis de la plupart des spécialistes, son rôle a été important pour calmer le jeu sur le terrain. «Nous pouvons en tout cas dire que nous avons contribué à ce que les tensions entre les deux pays ne s’aggravent pas», note Walter Gyger, ambassadeur suisse à Moscou entre 2009 et 2011. Durant cette période, la Confédération a aussi œuvré en coulisses pour faciliter l’adhésion de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), effective depuis août 2012. «Nous avons vraiment joué un rôle clé pour éviter que la Géorgie utilise son droit de veto pour empêcher l’entrée de la Russie dans l’OMC», confirme l’ex-ambassadeur.

Pour la Confédération, ce mandat procure aussi certains avantages sur le plan commercial. «Nous avons pu résoudre certains blocages liés à des questions de licence ou de permis de construction, et réduire des problèmes douaniers», souligne Walter Gyger. Aujourd’hui, le potentiel de l’économie russe, encore convalescente suite à la chute des prix du pétrole et aux fluctuations des taux de change, est important pour les entreprises suisses. Le marché russe est également intéressant en raison du fait qu’il garantit un accès facilité à d’autres marchés grâce à l'Union économique eurasiatique avec la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et l'Arménie. En 2016, les exportations helvétiques en Russie s’élevaient à 1,9 milliard de dollars. Il s’agit principalement de produits pharmaceutiques et de machines. Dans le même temps, la Confédération a importé pour plus de 3 milliards de biens russes, essentiellement des métaux précieux. «Le niveau des échanges commerciaux entre les deux pays se situe cependant en dessous de son plein potentiel», remarque Eric Hoesli, professeur à l’EPFL et spécialiste de la Russie.

À l’heure actuelle, en effet, Berne ne profite pas vraiment des contre-sanctions décrétées par Moscou à l’encontre de ses voisins européens pour acquérir de nouveaux marchés en Russie, par exemple dans l’industrie du fromage. «Au niveau politique, la position de la Suisse est délicate. Malgré des désaccords de principe, elle ne défend pas une ligne dure envers Moscou. Seulement, elle ne veut pas se fâcher avec Bruxelles pour des avantages en Russie alors que son premier problème de politique intérieure et extérieure aujourd’hui sont les relations bilatérales avec l’UE, analyse Eric Hoesli. La Confédération s’autolimite pour faire plaisir aux responsables européens, ajoute le spécialiste. Dans le contexte actuel, par conséquent, lorsqu’il s’agit de se positionner sur un sujet sensible pour l’UE, la neutralité suisse est de facto inapplicable. Le climat des relations entre Berne et Moscou est fortement marqué par cette situation
Comment est perçue la situation du côté russe? «Le Kremlin voit parfaitement les limites qui existent en ce qui concerne la Suisse, complète Eric Hoesli. Mais la Confédération, formellement en dehors de l’OTAN et de l’UE, reste donc un partenaire intéressant pour la Russie.» En juillet dernier, le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann était en visite à Moscou pour aborder la situation économique entre les deux pays et préparer le terrain à de nouvelles coopérations. En attendant que les  tensions entre l’UE et Moscou s’apaisent.

 

 

 
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Argentina: Cristina Fernandez, un retour dans la douleur

23 octobre 2017

Les élections législatives en Argentine ont renforcé l'alliance au pouvoir, laissant une opposition fragmentée et affaiblie. Le retour de Cristina Fernandez n’a pas freiné l'érosion du kirchnerisme, mais celui-ci dispose encore d’une marge d’action.

Le palais du Congrès, siège du pouvoir législatif argentin. © Simon Mayer / Buenos Aires / Archives

Le palais du Congrès, siège du pouvoir législatif argentin. © Simon Mayer / Buenos Aires / Archives

 

Les élections législatives en Argentine ont renforcé l'alliance au pouvoir, laissant une opposition fragmentée et affaiblie. Si le retour de Cristina Fernandez n’a pas freiné l’érosion du kirchnerisme, celui-ci dispose encore d’une marge d’action.

 

José Antonio Garcia Simon 23 octobre 2017

Raz-de-marée, voilà en résumé le résultat des élections législatives, ce dimanche en Argentine. Un scrutin dont le but était de renouveler partiellement la Chambre des députés et le Sénat. L’alliance Cambiemos, dont le leader est l’actuel président Mauricio Macri, a remporté un succès sans conteste. Non seulement elle fait une percée spectaculaire dans les deux chambres du Congrès, en s’imposant dans les principales régions du pays (Buenos Aires, Santa-Fe, Cordoba, Mendoza), mais, au passage, elle fait essuyer une cuisante défaite à toutes les forces d’opposition, y compris à celle de l’ancienne présidente Cristina Fernandez de Kirchner, Unidad Ciudadana.

Bien que les sondages annonçaient la victoire de Cambiemos, ces élections partielles étaient un test pour connaître le niveau d’acceptation de la coalition après deux ans au pouvoir. Les résultats de dimanche ayant dépassé toutes les expectatives, le gouvernement semble compter sur des appuis solides pour lancer un ambitieux plan de réformes laissé jusque-là en veille. Un agenda qui comprendrait plusieurs axes: le système judiciaire, le marché du travail, la fiscalité, la répartition budgétaire entre le gouvernement central et les provinces. C’est que la formation de Mauricio Macri a réussi ces dernières années à agglutiner sous son aile les secteurs de la société argentine les plus opposés au kirchnerisme, les classes moyennes urbaines, les milieux agro-exportateurs et des affaires, ainsi que les grands médias.

Difficile pour l’instant de résister à un tel rouleau compresseur. Comme l’écrit Joaquín Morales Solá dans La Nación, le rapport de forces est tel que «Macri trouvera le péronisme et les syndicats plus enclins aux accords qu’aux conflits». En effet, le péronisme, jusque-là majoritaire dans les deux chambres, se retrouve affaibli et divisé. Les luttes intestines entre le kircherisme et un ensemble hétéroclite d’autres factions font rage depuis la défaite aux élections présidentielles de 2015. Tel que le signale Ignacio Miri, dans Clarín, à l’heure actuelle, «il n’existe pas de leader capable de rassembler les différents secteurs qui déchirent le parti depuis les dernières années du kirchnerisme». Étonnamment, cela pourrait jouer à moyen terme en faveur de Cristina Fernandez. Les résultats du scrutin ont montré que, pour l’opposition, une stratégie de concertation avec le gouvernement ne se traduit pas par un gain de votes. Bien au contraire. Les forces non gouvernementales, péronistes ou autres, ayant flirté avec l’exécutif ou maintenant une attitude ambigüe à son égard, ont connu des échecs cuisants.

Malgré le fait d’être entrée au Sénat en remportant moins de voix que le candidat de Cambiemos, Cristina Fernandez est la figure de l’opposition ayant recueilli de loin le plus grand nombre de bulletins. La forte polarisation qu’a connue la scène politique argentine durant les années du kirchnerisme continue ainsi de jouer un rôle non négligeable, laissant peu d’espace à ceux qui prétendent naviguer entre deux eaux. Luis Bruschtein signale à juste titre, dans Página12, que les votants ont laissé clairement entendre quels étaient les véritables concurrents en lice, soit «Cambiemos mais aussi la force d’opposition la plus nette qui, au sein de celle-ci, a montré la plus grande capacité de mobilisation: Unidad Ciudadana [un bloc du péronisme emmené par Cristina Kirchner]. »
Dans l’immédiat, Mauricio Macri essayera de tirer profit de sa position de force pour faire aller de l’avant son programme, alors que le péronisme continuera probablement de s’enliser dans des affrontements sans merci jusqu’aux présidentielles de 2019. Ceci dit, si, au cours de deux prochaines années, le gouvernement ne parvient pas à endiguer l’inflation ainsi que la pauvreté rampante dans les grandes villes, le malaise social pourrait s’avérer un catalyseur du kirchnerisme – si tant est qu’il ait réussi à tenir jusque-là.

 

 

 
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La Suisse, cette messagère discrète entre Washington et Téhéran

11 octobre 2017

Le canal de communication assuré par Berne demeure à ce jour le seul moyen de maintenir un échange officiel entre Téhéran et Washington, au moment où les deux puissances traversent une nouvelle phase de tension. Discrétion oblige, il est difficile de savoir de quelles manières cette courroie de transmission est utilisée actuellement dans le cadre des relations avec l’administration Trump. Par le passé, certains messages importants ont transité par ce biais.

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Le canal de communication assuré par Berne demeure à ce jour le seul moyen de maintenir un échange officiel entre Téhéran et Washington, au moment où les deux puissances traversent une nouvelle phase de tension. Discrétion oblige, il est difficile de savoir de quelles manières cette courroie de transmission est utilisée actuellement dans le cadre des relations avec l’administration Trump. Par le passé, certains messages importants ont transité par ce biais.

 

Martin Bernard 1 octobre 2017

L’Iran a toujours été l’un des pivots géopolitiques majeurs du Moyen-Orient. Le pays est depuis près de quarante ans dans le collimateur des États-Unis et de ses alliés dans la région. Après avoir connu un bref répit suite à la conclusion de l’accord sur le nucléaire iranien en 2015, les tensions historiques entre Washington et Téhéran connaissent aujourd’hui un regain de vigueur. Le président des États-Unis décidera prochainement — entre le 12 et le 15 octobre, selon les sources — si l’Iran respecte ou non, selon lui, les termes de cet accord. Une réactivation de sanctions économiques à l’encontre de Téhéran pourrait alors être à l’ordre du jour. La Confédération représente depuis 1980 les intérêts diplomatiques américains en Iran. Elle est un observateur privilégié des luttes d’influence entre ces deux puissances. Pour rappel, ce mandat de «puissance protectrice» a été conclu suite à la rupture des liens diplomatiques entre Washington et Téhéran au moment de la prise d’otage de l’ambassade américaine en Iran, fin 1979. Il a été reconnu par les deux parties au conflit.

L’ambassade suisse à Téhéran joue ainsi le rôle de consulat américain. Les diplomates suisses entretiennent également une sorte de pont diplomatique entre le Département d’État américain et le ministère des affaires étrangères iraniens. «Il ne s’agit pas de médiation», précise Tim Guldimann, conseiller national zurichois et ancien ambassadeur en Iran entre 1999 et 2004. «Nous sommes juste à disposition pour transmettre des messages dans les deux directions», poursuit-il. «Lorsque j’étais en poste, il est vrai que j’ai interprété la fonction de manière extensive. Je pensais en effet qu’il était utile que le Département d’État américain soit au courant de ce que je pouvais savoir. Mais ça restait un canal de transmission.» Discrétion oblige, il est difficile de savoir de quelles manières cette courroie de transmission est utilisée actuellement dans le cadre des tensions avec l’administration Trump. Par le passé, certains messages importants ont transité par ce biais. En 2003, par exemple, peu après l’invasion américaine de l’Irak, c’est par l’intermédiaire de la Suisse que l’Iran a fait parvenir à Washington une très importante proposition de coopération. «En échange de l’arrêt de l’attitude hostile des États-Unis, Téhéran, avec l’aval du Guide suprême, proposait notamment de cesser d'apporter son aide aux milices chiites du Hezbollah libanais ainsi qu’au mouvement islamiste du Hamas, d’user de son influence pour lutter contre Al-Qaïda, d’aider les États-Unis à créer des institutions gouvernementales non religieuses en Irak après la chute de Saddam Hussein, et promettait une totale transparence sur son programme nucléaire», explique Milad Jokar, analyste franco-iranien spécialiste de l’Iran et du Moyen-Orient associé à l’Institut de prospective et sécurité en Europe (IPSE). L’offre iranienne a finalement été refusée par l’administration Bush.
Pour la Suisse, ce mandat représente des avantages non négligeables. «Il donne du prestige à la diplomatie helvétique, de même qu’une crédibilité morale et politique», note Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite au Graduate Institute de Genève. La Suisse reçoit également une compensation financière pour ses services consulaires «en fonction de l’effort impliqué», indique le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). «Pour des raisons de discrétion et de confidentialité», cependant, aucun montant n’a été communiqué.

La représentation d’États tiers est une tradition helvétique qui remonte à la guerre franco-prussienne de 1870-1871. La Confédération représentait alors à Paris les intérêts du Royaume de Bavière et du grand-duché de Bade. Durant la Seconde Guerre mondiale, le nombre de mandats de ce type s’élevait à plus de deux cents. «Ce n’est donc pas un hasard si les États recourent souvent aux services directs, indirects ou officieux de la Suisse pour trouver des moyens de dialoguer et trouver des solutions diplomatiques aux problèmes rencontrés», remarque Mohammad-Reza Djalili. Aujourd’hui, la Suisse représente également les intérêts russes en Géorgie (et réciproquement). Son mandat le plus important reste cependant la défense des intérêts américains en Iran. L’impact de celui-ci sur l’évolution des relations bilatérales entre Berne et Washington reste difficile à quantifier. Selon certains observateurs, le poids du mandat pourrait compter pour infléchir des décisions prises dans d’autres secteurs que la diplomatie. Tim Guldimann, cependant, tempère: «L’ambassadeur suisse à Téhéran a un accès privilégié au gouvernement américain, qui est très intéressé par son appréciation de la situation sur place. Mais cela ne signifie pas que les États-Unis sont plus cléments avec la Suisse grâce à ce mandat.» Son avis se vérifie notamment au niveau financier.
Le gouvernement américain s’est montré intransigeant envers les grandes banques helvétiques ces dernières années. À l’heure actuelle, celles-ci rechignent encore à effectuer des transferts monétaires en Iran. Le pays s’ouvre pourtant progressivement à l’étranger. Un accord commercial signé en 2005 a finalement été adopté en mars dernier par le Conseil national. Les exportations helvétiques vers le marché iranien, hors métaux précieux, ont quant à elles bondi de 24,7% à 294,9 millions de francs sur les sept premiers mois de 2017.

 
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Un plan d’urgence pour recapitaliser la caisse de pension de l’État de Genève

5 octobre 2017

Après l’échec de 2014, le Conseil d’État a présenté hier un projet de loi qu’il compte soumettre au peuple genevois d’ici 30 juin 2018. L’objectif est d’assainir la Caisse de prévoyance de l’État de Genève (CPEG), fortement sous-capitalisée.

Le Conseil d’Etat in corpore est venu présenter le projet de loi pour assainir la caisse de pension des fonctionnaires publics. © La Cité / 4 octobre 2017

Le Conseil d’Etat in corpore est venu présenter le projet de loi pour assainir la caisse de pension des fonctionnaires publics. © La Cité / 4 octobre 2017

 

Après l’échec de 2014, le Conseil d’État a présenté hier un projet de loi qu’il compte soumettre au peuple genevois d’ici le 30 juin 2018. L’objectif est d’assainir la Caisse de prévoyance de l’État de Genève (CPEG), fortement sous-capitalisée.

 

Charlotte Aebischer 5 octobre 2017

4,7 milliards! C’est la somme astronomique que le Conseil d’État genevois doit trouver pour remettre à flot la caisse de pension de ses fonctionnaires. La situation s’est passablement dégradée depuis la dernière tentative d’assainissement en 2014: le taux technique de la CPEG, fixant sa capacité à assurer ses prestations sur la durée, est passé de 3,5% à 2,5%. Une chute qui amplifie le problème structurel de la CPEG, à savoir sa sous-capitalisation. Celle-ci s’en voit augmentée de 1,3 million. Alarmé par ces chiffres, le Conseil d’État in corpore a présenté, hier, son plan d’action, lors d’une une conférence de presse. Au cœur de son projet: la recapitalisation immédiate de la caisse de pension.
François Longchamp, président du gouvernement, rappelle que la CPEG, issue d’une fusion entre la CIA et la CEH, compte environ 70 000 assurés, soit un cinquième de la population genevoise de plus de vingt-cinq ans. Voilà qui suffit pour rendre compte de la gravité du problème. Actuellement, la caisse puise ses ressources financières des cotisations de l’employé, de l’employeur (l’État) et du capital lui-même, c’est-à-dire des rendements de ce dernier. Mais «lorsque les rendements baissent, comme c’était le cas ces dernières années, le troisième cotisant ne peut plus combler les dettes grandissantes», dénonce le président du Conseil d’État.
Contrairement aux caisses d’assurance privées, qui doivent en tout temps pouvoir assumer un taux de couverture de 100%, les caisses publiques, peuvent, sous garantie de l’État, suivre un système de capitalisation partielle. Dans le secteur public, il peut donc y avoir ce qu’on appelle des «dettes tacites». Le 31 décembre 2016, sur les 20,6 milliards de francs d’obligation de prévoyance, 8,8 milliards étaient des dettes tacites. Soit un taux de capitalisation de 57,4%. Or, d’ici 2052, date limite fixée par la loi fédérale, le but est de parvenir à une couverture de 80%. François Longchamp constate: «Nous sommes très très loin de la barre de 100% qu’on peut trouver dans le privé, nous ne pourrons même pas atteindre le palier des 60%, attendu pour 2020.» Anne Emery-Torracinta, chargée du Département de l’instruction publique, de la culture et du sport, revient sur les mesures prises en 2014, prévoyant d’atteindre le seuil de 80% par paliers successifs. «Elles avaient impacté autant l’État, qui avait déjà bien mis la main au portemonnaie, que l’employé», déclare-t-elle. Le taux de rente avait baissé de 12%, et la durée de cotisation et l’âge pivot augmenté de deux ans. «À peine ces mesures étaient entrées en vigueur que la caisse montrait sa fragilité.» C’est ainsi que le taux technique a chuté de 3,5% à 2,5% en deux ans.

La conseillère d’État souligne tout de même que «la CPEG a fait un magnifique effort». Cependant, si aucune solution supplémentaire n’est trouvée rapidement, il est probable que l’objectif de rente soit diminué encore une fois de 10%. Le traitement assuré passerait alors de 60% à 54%. «C’est face à cette situation que le Conseil d’État a décidé qu’il était extrêmement urgent d’agir», insiste Anne Emery-Torracinta. La nécessité d’agir vite est triple, selon Serge Dal Busco, responsable du Département des finances. À côté de l’obligation légale d’introduire des mesures d’assainissement, il existe une obligation économique et morale. Économique pour les raisons citées ci-dessus, morale, car l’État «a un devoir de loyauté à l’égard de ses collaborateurs», explique le conseiller d’État.
Le plan d’action présenté par le gouvernement est aussi triple: recapitalisation immédiate à 80%, passage à la primauté des cotisations, et nouvelle répartition des cotisations employeur/employé (58%-42%). «L’objectif est le même, mais le chemin est différent, précise Antonio Hodgers, responsable du Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie. Si on avait navigué par beau temps, on aurait pu continuer avec la structure de 2014, mais ce n’est pas le cas.» Pour permettre une recapitalisation immédiate à 80%, qui coûterait donc 4,7 milliards de francs à l’État, l’Exécutif cantonal propose trois voies. D’abord, il serait possible de recapitaliser par l’apport de liquide. Cependant, «la capacité de l’État à emprunter de l’argent est limitée à quelques centaines de millions tout au plus», indique Serge Dal Busco.

Une deuxième possibilité serait l’apport d’actifs, c’est-à-dire d’immobiliers, de terrains, etc. Or, ce moyen avait déjà été utilisé à hauteur de 800 millions de francs en 2013, comme le note le conseiller chargé des finances. «On va regarder ce qu’il reste dans les fonds de tiroirs.» La troisième option, sur laquelle mise le Conseil d’État, est celle du prêt simultané. Elle permettrait l’apport de 4 milliards, selon ses calculs. L’État de Genève injecterait donc l’argent à la caisse qui le lui prêterait simultanément. La caisse bénéficierait ainsi d’un taux de rendement égal au taux technique actuel, donc de 2,5%. Et l’État, lui, paierait un amortissement linéaire pendant quarante ans.
François Longchamp précise d’ailleurs que le plan d’action du gouvernement reçoit l’approbation de l’autorité de surveillance. Il cherche à rassurer: «Nous nous sommes inspirés de ce qui se passe dans d’autres cantons.» Dans celui de Berne, par exemple, où de telles mesures ont déjà été imposées avec succès. Reste qu’à Genève, le temps est compté. Le président du Conseil d’État prévient: «Nous devons être en mesure d’avoir une loi votée, voire un référendum, d’ici le 30 juin 2018

 
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Catalogne, les sources de la déchirure

2 octobre 2017

Au lendemain d’une journée qui aura durablement et profondément déchiré l’Espagne, le modèle hérité de la transition post-franquiste est entré dans une impasse, dont la crise économique des années 1990 avait déjà fait apparaître les contours.

© Juris Kraulis / 22 mars 2017

© Juris Kraulis / 22 mars 2017

 

Au lendemain d’une journée qui aura durablement et profondément déchiré l’Espagne, le modèle hérité de la transition post-Franco est entré dans une impasse, dont la dernière crise économique avait déjà fait apparaître les contours.

 

José Antonio Garcìa Simon Correspondant à Madrid 2 octobre 2017

L’Espagne a vécu un dimanche noir, marqué par la répression brutale à l’encontre du référendum sécessionniste catalan. La rupture semble définitivement consommée entre le gouvernement de Madrid, dirigé par Mariano Rajoy, qui martèle sur le respect de l’unité nationale, et le gouvernement régional, qui invoque la légitimité souverainiste du peuple catalan. C’est le résultat de l’escalade des tensions entre ces instances gouvernementales depuis que le Tribunal Constitutionnel, suite à un recours du Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy, a annulé, en 2010, une partie du statut d’autonomie élargie accordé à la Catalogne en 2006.
À partir de là, le fossé n’a cessé de se creuser entre l’Espagne et la Catalogne. Emblématiques sont les images d’altercations entre membres des forces de l’ordre nationales et catalanes, celles-ci croisant ostensiblement les bras devant les bureaux de vote où les risques de débordements étaient imminents. Le contexte politique et socio-économique de la dernière décennie a opéré dans l’exacerbation du conflit. La crise économique, qui a durement frappé l’Espagne entre 2008 et 2014, a mis au jour les limites d’un modèle économique marchant sur les béquilles de la construction et du tourisme. Une évolution qui a accentué les effets de «quarante ans de désindustrialisation, en particulier en Catalogne», souligne le sociologue Emmanuel Rodriguez, et dont on commence à peine à prendre la mesure. La paupérisation a fini par frapper les régions riches, les équilibres territoriaux s'en trouvant ainsi affectés.

Les effets politiques de cette crise se sont traduits par la mise à mal du bipartisme, qui avait dominé la scène politique espagnole depuis l’instauration de la démocratie, avec l’irruption au parlement de Ciudadanos et notamment de Podemos. Qui plus est, depuis son arrivée au pouvoir en 2011, le Parti populaire a non seulement été entaché par des scandales de corruption à répétition, mais a systématiquement fait un usage partisan de la justice, ce qui a nui à sa crédibilité. C’est donc à une crise du système politique hérité de la transition post-franquiste à laquelle on assiste actuellement. Le choc frontal en Catalogne répond à des dynamiques diverses, mais on peut, du côté des acteurs politiques, déceler un point commun: la fuite en avant comme réponse à des impasses internes. Dans le camp catalan, l’alliance contre-nature entre un parti de droite à bout de souffle, le PDeCat, la gauche républicaine institutionnelle, l’ERC, et la gauche radicale, la CUP, soudée par l’élan souverainiste, aurait volé en éclat sans la continuité du front indépendantiste.

Du côté du pouvoir central, il s’agit pour le PP, comme le signale Enric Juliana, dans La Vanguardia, «d’envoyer un message d’autorité à son électorat de base», traditionnellement rétif aux revendications des minorités nationales. Il y aurait là un facteur-clé à la judiciarisation du conflit de la part du gouvernement, actionnant les rouages de la justice en lieu et place d’un appel à la négociation. À moins d’un coup de théâtre, le blocage persistera dans les prochains jours. D’après les rapports de force au sein de la coalition catalane, la CUP prônant pour sa part l’accélération du processus, une déclaration unilatérale d’indépendance pourrait avoir lieu cette semaine encore, ou dans les mois à venir.
Le PP essayera certainement de parer à une telle issue en activant le célèbre article 155 de la Constitution, qui suspendrait d’office l’autonomie de la Catalogne, la plaçant sous le contrôle du gouvernement central, voire en mettant sous les barreaux les chefs de file du mouvement indépendantiste. Quoi qu'il arrive, Madrid essuie une défaite sur toute la ligne. Comme le remarque Ignacio Escolar, directeur de Eldiario.es, avant le scrutin, les indépendantistes tablaient sur deux scénarios en principe incompatibles. Premièrement, «voter: défendre le droit de décider dans les urnes, bien que c’était un référendum illégal, partisan et sans garanties, qui servirait seulement comme forme de contestation». Deuxièmement, «si on ne pouvait pas voter, forcer au moins la réponse la plus dure de la part du gouvernement, qui mette en évidence l'absence de dialogue».
La réaction de Madrid leur a permis de réaliser les deux à la fois.

 
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Allemagne: pourquoi la perspective d’une «coalition jamaïcaine» n’est pas insurmontable

28 septembre 2017

C’est la seule option envisageable pour Angela Merkel: allier son parti aux libéraux du FDP et aux Verts. Si les obstacles sont nombreux, ce «ménage à trois» n’est pas impossible. Analyse.

© DR / 2017

© DR / 2017

 

C’est la seule option envisageable pour Angela Merkel: allier son parti aux libéraux du FDP et aux Verts. Si les obstacles sont nombreux, ce «ménage à trois» n’est pas impossible. Analyse.

 

Déborah Berlioz Correspondante à Berlin 28 septembre 2017

«Une coalition avec les libéraux? Je ne peux même pas l’imaginer», jurait Lisa Paus, la tête de liste des Verts à Berlin, avant les élections. Pourtant c’est bien le scénario qui se profile. Face au refus des sociaux-démocrates de renouveler la grande coalition, Angela Merkel doit s’allier aux écologistes (Die Grüne) et aux libéraux du FDP (Freie Demokratische Partei)  pour gouverner. Cette coalition inédite au niveau fédéral porte le nom exotique de «Jamaïque», en raison des trois couleurs du drapeau de l’île des caraïbes: noir pour la CDU/CSU, vert pour les écologistes et jaune pour les libéraux.
Si l’on en croit les commentateurs, ce ménage à trois semble presque impossible. Le FDP et les Verts s’opposent en effet sur des dossiers clés, comme l’Europe, la politique migratoire ou encore la transition énergétique. Surtout que Christian Lindner, le charismatique leader du FDP a fait campagne en surfant sur les idées de l’AfD. Sortie de la Grèce de la zone euro, critique de la politique des réfugiés de Merkel… De quoi hérisser le poil de nombreux écologistes.
Pourtant une telle alliance existe déjà. Le Land du Schleswig-Holstein est dirigé par une coalition jamaïcaine depuis juin. Sans compter qu’elle gagne en popularité auprès des Allemands. Ils sont désormais 57% à la juger bonne voire très bonne, selon un sondage ARD, contre 23% avant les élections.

Albrecht Meier, journaliste au Tagesspiegel, fait partie des optimistes: «La campagne de Monsieur Lindner n’est pas représentative de ce parti ancré dans le sud-ouest de l’Allemagne. Ils vont se montrer raisonnables dans les négociations.» D’autant plus que des points communs existent entre les libéraux et les écologistes. Par exemple, ils souhaitent tous deux plus d’investissements dans l’éducation et la digitalisation. «Les différences ne sont pas importantes au point de ne pas pouvoir être surmontées , assure le chef de l’institut de recherche économique Ifo, Clemens Fuest, dans une interview au magazine Der Spiegel (lire ici). Sur l’Europe par exemple, le FDP refuse clairement une mutualisation des dettes et un budget de la zone euro. À l’inverse, les Verts veulent davantage de solidarité. «Même ici il ya des points communs sur les objectifs centraux, objecte Clemens Fuest. Ils veulent tous un espace monétaire stable, moins sensible aux crises.» Selon l’économiste, les Verts, comme les libéraux, ne veulent pas que la facture des dettes des pays en crise échoue aux contribuables allemands. De plus, les deux partis sont bien conscients de la nécessité d’une réforme de la zone euro. Sur les questions écologiques aussi, les occasions de s’écharper ne manquent pas. Les écologistes réclament la fermeture immédiate des vingt centrales à charbon les plus polluantes, ou encore la fin du moteur à essence d’ici 2030. Les énergies renouvelables doivent également continuer à bénéficier des aides de l’État.

Les Libéraux souhaitent davantage faire jouer la concurrence et refusent tout ultimatum concernant l’automobile. Toutefois, là aussi, les deux partis suivent une même ambition selon Clemens Fuest. Le FDP reconnait les accords de Paris sur le climat et souhaite que l’Allemagne réduise ses émissions de CO2 de 40% comme prévu. «Tant que les objectifs climatiques sont bien définis, on doit pouvoir s’accorder sur la manière d’y arriver», garantit l’économiste. « Il y a une tendance au sein des Verts qui veut vraiment former cette coalition, assure le journaliste Albrecht Meier. Winfried Kretschmann, et Cem Özdemir (deux poids lourds du parti: ndlr), qui seront à la table des négociations, en font partie. » D’autant que si cette coalition jamaïcaine ne voit pas le jour, de nouvelles élections seront nécessaires, ce qui risque de faire monter le score de l’extrême droite, comme le rappelait, hier soir, Giovanni di Lorenzo, rédacteur en chef de Die Zeit, dans l’émission Maischberger de la chaîne ARD. Une responsabilité dure à assumer pour les différents protagonistes. Toutefois, selon Mathias Müller von Blumencron, journaliste à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, les chances de cette alliance d’aller jusqu’à la fin de la législature sont «largement inférieures à 50%».

 
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À quoi serviront les 300 millions de francs promis par la Suisse à l’Ukraine?

25 septembre 2017

La Confédération finance de nombreux programmes «d’aide au développement» en Ukraine, l’amélioration de la gouvernance, la promotion de l’efficacité énergétique, l’aide humanitaire ou le développement économique durable. Le domaine de la santé également, où «les autorités helvétiques se sont montrées plus utiles que d'autres organisations internationales», indique Ulyana Souproune, ministre ukrainienne de la santé, dans une interview exclusive accordée à La Cité.

 

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En Ukraine, la Confédération finance des programmes «d’aide au développement», dont l’amélioration de la gouvernance, la promotion de l’efficacité énergétique et de l’économie durable. Dans le domaine de la santé en particulier, «les autorités helvétiques se sont montrées plus utiles que d’autres organisations internationales», indique Ulyana Souproune, ministre ukrainienne de la santé, lors d’une rencontre exclusive qu’elle a accordé La Cité lors de son passage en Suisse.

 

Martin Bernard 25 septembre 2017

L’Ukraine est depuis quatre ans au cœur de luttes géopolitiques opposant l’Occident et la Russie. Dans ce pays de 45 millions d’habitants, mis à mal par une corruption endémique, s’affrontent des intérêts économiques et politiques pas toujours bien compris en Europe de l’ouest. Au cœur du bal des grandes puissances, la Suisse participe à sa manière au «développement» de l’Ukraine, «un pays prioritaire de la coopération à la transition de la Suisse avec l’Europe de l’Est», affirme sur son site le Secrétariat d’État à l’économie.
Dans le cadre de cette stratégie de coopération, la Suisse devrait dépenser quelque 100 millions de francs en Ukraine entre 2015 et 2018. À cette somme suivra un prêt¹ de la la Banque nationale suisse (BNS), de 200 millions de dollars, dans le cadre d’un Programme d'aide international coordonné par le Fonds monétaire international (FMI). La première tranche de 100 millions de dollars a été libérée, le 3 mars dernier, par la BNS, en faveur de son homologue ukrainienne.
L’amélioration de la gouvernance, la promotion de l’efficacité énergétique, l’aide humanitaire ou le développement économique durable sont au menu. Mais la Confédération apporte aussi une aide déterminante au gouvernement ukrainien dans le domaine de la santé. Environ 12 millions de francs devraient y être consacrés jusqu’en 2019. Un des programmes en cours vise à renforcer les capacités et compétences du ministère de la santé. «Les autorités helvétiques n’ont peut-être pas investi autant que la Banque mondiale ou d’autres organisations internationales. Mais elles se sont montrées plus flexible et plus utiles. Pour moi, l’aide la plus directe en matière de réformes du système de santé est donc venue de la Suisse», indique Ulyana Souproune, ministre ukrainienne de la santé, dans une interview exclusive accordée à La Cité (à lire dans l’édition papier d’octobre).

La Confédération, par le biais de la Direction du développement (DDC), agit en étroite coopération avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Banque mondiale. L’un de ses programmes en Ukraine consiste d’ailleurs à gérer l’un des plus gros prêt de la Banque mondiale en Europe, d’un montant d’environ 250 millions de dollars. «Il s’agit de soutenir la supervision et le contrôle des processus d’appels d’offre pour le renouvellement et la modernisation des équipements hospitaliers ukrainiens, afin que ces processus soient exempts de corruption», précise George Farago, porte-parole du DFAE. Jusqu’en 2019, 3,8 millions de francs seront aussi dépensés dans des projets de préventions des maladies non-transmissibles et de promotion de la santé, pour financer par exemple des campagnes de prévention contre le tabagisme. Ce volet comprend notamment un programme de formation du personnel médical ukrainien, mis en œuvre par l’OMS. 

Depuis 1997, la Confédération est également impliquée dans la promotion de la santé maternelle et infantile en Ukraine. Son action couvre aujourd’hui 71 districts (sur 111) du pays. «Avant la révolution, en 2014, nous menions des réflexions pour diminuer progressivement nos programmes en Ukraine. Mais au vu de ce qui se déroulait alors dans le pays, nous avons pris la décision de réorienter nos axes stratégiques en soutenant plus directement les réformes structurelles du ministère de la santé», informe Barbara Böni, cheffe de la division Eurasie de la DDC. L’action de la Confédération n’est cependant pas répartie de manière égale dans toute l’Ukraine. En dehors de l’aide humanitaire, en effet, Berne ne travaille pas dans les régions dites «séparatistes» et «pro-russes» de l’est de l’Ukraine. «Nous ne reconnaissons pas les « républiques autoproclamées» de Donetsk et Louhansk comme États, explique Barbara Böni. Notre interlocuteur officiel est le gouvernement ukrainien de Kiev. Nous appuyons cependant financièrement le Haut-Commissariat des droits de l’Homme (HCDH) afin de répertorier les exactions commises des deux côtés de la ligne de front
Tous secteurs confondus, «la Suisse figure déjà parmi les dix pays les plus importants en termes d’investissements étrangers en Ukraine», indique George Farago, du DFAE. «Un développement économique durable de l’Ukraine augmente les opportunités pour le secteur privé. L’appui de la Suisse en Ukraine… ne contribue pas seulement à la stabilité et à la sécurité internationales. Il donne aussi aux entreprises suisses la possibilité de créer des contacts et de conclure des affaires. À plus long terme, il favorise le rapprochement avec de nouveaux partenaires économiques et commerciaux.»


¹ La Confédération garantit à la BNS le remboursement de ce prêt dans les délais, versement des intérêts compris. Le prêt s’inscrit dans le cadre d’une aide monétaire largement concertée sur le plan international, qui a pour but la stabilisation financière de l’Ukraine.

 
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Enrico Letta: «Il faut changer la façon de sélectionner les dirigeants européens»

22 septembre 2017

«Faire l’Europe dans un monde de brutes», c'est à la fois un titre de livre et le thème de la conférence inaugurale de l’année académique de l’Institut des Hautes études internationales et du développement (IHEID) donnée par l’ancien premier ministre italien Enrico Letta, aujourd’hui doyen de la Paris School of International Affairs à Sciences Po et président de la Fondation Notre Europe de Jacques Delors. Européen convaincu et parfait francophone, il était hier soir à la Maison de la Paix, à Genève, où il a répondu aux questions de La Cité.

© IHEID / Eric Roset / 22 septembre 2017

© IHEID / Eric Roset / 22 septembre 2017

 

L’ancien premier ministre italien Enrico Letta, aujourd’hui doyen de la Paris School of International Affairs à Sciences Po et président de la Fondation Notre Europe de Jacques Delors. Européen convaincu et parfait francophone, il était hier soir à la Maison de la Paix, à Genève. Il a répondu aux questions de La Cité.

Luisa Ballin 22 septembre 2017

Le titre de votre dernier livre, qui vient de paraître aux éditions Fayard, est explicite: Faire l’Europe dans un monde de brutes. Qui sont les brutes?

Enrico Letta: Elles sont autour de nous et la chose la plus dangereuse est qu’elles sont devenues très attrayantes, du moment que l’on commence à se dire: à la fin, ce Poutine, cet Erdogan, ils ne sont pas si mal que ça, il y a un peu moins de démocratie mais ils font des choses. Notre défi est de pouvoir dire: avec la démocratie totale, qui comprend la liberté de la presse et l’application de toutes nos libertés, nous pouvons faire en sorte que nos pays soient compétitifs et que nous puissions protéger nos citoyens.
Tel est le grand défi de l’Europe aujourd’hui. Nous devons démontrer que l’Europe est un continent où les valeurs sont importantes et que ces valeurs ne nous font pas devenir faibles. Le mot valeur n’est pas synonyme de faiblesse. Nous devons protéger nos citoyens et nos intérêts dans un monde complexe qui change vite avec l’accélération de l’information en temps réel, due aux réseaux sociaux. Il faut donc être réactifs.

Les dirigeants européens sont-ils à la hauteur de cette tâche?

Il faut changer la façon de sélectionner les dirigeants européens. Je propose de les sélectionner en faisant confiance aux peuples. Avec le Brexit, nous tenons une grande opportunité. J'étais contre cette issue, mais le Royaume-Uni va sortir de l’Union européenne (UE), libérant ainsi 73 sièges au parlement européen qui seraient redistribués entre les pays membres. Ce qui donnerait tout au plus lieu à une bataille pour obtenir un ou deux sièges de plus et cela ne changerait rien.

Que proposez-vous?

Le vrai changement serait de voir ces 73 parlementaires européens élus dans une circonscription paneuropéenne unique, mélangeant les élus et les électeurs, faisant donc en sorte que l’on puisse voter par exemple en Italie, en Allemagne, en Belgique et en Finlande, pour des listes transnationales qui seraient proposées dans tous les États membres. Le citoyen aurait ainsi l’impression de participer vraiment et que son vote compte. Cela éviterait le manque de démocratie ressenti par nombre d'Européens. Dans mon pays, l’Italie, comme dans d’autres États, les gens veulent compter. Ils disent: faites-moi alors voter en Allemagne, puisque ce sont les Allemands qui décident en Europe. En France, lorsque l’élection présidentielle a eu lieu entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, ce vote dépassait les frontières de la France parce que le résultat aurait eu une influence sur nous tous. J’aurais voulu voter en France, car je savais que le résultat aurait une influence sur notre futur. Il faut faire évoluer cette idée car sinon tout va craquer.

Les États européens seraient-ils d’accord avec votre proposition?

L’Italie et le président Macron ont montré une attitude favorable. Il y a deux jours, j’étais à Madrid et j’ai entendu des propos intéressés de la part du gouvernement espagnol. Je pense que, après tout ce qui s’est passé, ne pas donner la voix aux citoyens européens serait inouï. Si on continue à ne pas comprendre que l’on a risqué de perdre l’Europe, on risque vraiment de la perdre.

Après le départ effectif du Royaume-Uni, l’UE risque-t-elle d’imploser?

La sortie du Royaume-Uni va se révéler positive pour l’Europe. J’étais contre le Brexit, mais il a donné une nouvelle dynamique. Et ce nouvel élan est intéressant. On a compris que l’Europe est devenue mortelle, qu’elle peut s’effondrer. Après les élections en Allemagne, une période s’ouvre devant nous, pendant laquelle on peut relancer le projet européen.

Concrètement, comment allez-vous proposer cette idée?

Cette question doit être abordée parce que le futur des 73 sièges européens laissés vacants par le Royaume-Uni doit être décidé rapidement. J’en parle depuis quelques mois dans les éditions italienne, française et espagnole de mon livre et je n’ai encore trouvé aucun interlocuteur qui m’ait dit que c’était une folie. Tous m’ont dit que l’idée est bonne et qu’il faut la mettre en œuvre. Et même que ce serait dangereux pour l’Europe de ne pas aller dans le sens de ce que je propose.

© Jacqueline Coté / Genève, 22 septembre 2017

© Jacqueline Coté / Genève, 22 septembre 2017

 
 

Selon vous, la Suisse va-t-elle pencher du côté de Bruxelles ou de Londres?

La Suisse a basculé. Les jours qui ont suivi le Brexit, elle était très intéressée par ce qui se passait à Londres. Dans ma vie politique et professionnelle, j’ai reçu très peu d’invitation pour venir en Suisse. Mais depuis quinze mois, je reçois une invitation une semaine sur deux. J’ai ainsi fait le tour du pays: La Chaux-de-Fonds, Zurich, St-Gall, Lausanne, Genève, Bâle, Berne, Lugano. Et je vois que si, au début, la Suisse regardait du côté de Londres, elle commence maintenant à se dire que, peut-être, la nouvelle architecture européenne qui va sortir de cette période peut être intéressante pour les Suisses. Non pas pour entrer dans l’Union européenne, mais pour reconstruire la relation avec l’Europe d’une façon beaucoup plus constructive.

Dans votre livre, vous proposez de «débruxelliser» l’Europe. Qui se chargerait de ce processus?

La France et l'Allemagne, inévitablement, étant donné que beaucoup de décisions sont entre les mains d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. Mais il faut naturellement que l’Espagne et l’Italie soient partantes et de la partie. Lorsque je parle de débruxelliser l’Europe, je fais face à l’incompréhension de ceux qui se demandant comment, en tant que pro-européen, je puisse dire cela. Il ne s’agit pas d’une contradiction. L’Europe a une identité plurielle, elle a donc besoin d’une capitale décentralisée. Je plaide pour que l’on maintienne Strasbourg, Francfort, Luxembourg et pas seulement Bruxelles, car c’est une erreur que de tout centraliser. Comme l’a toujours soutenu Jacques Delors, je vois l'Europe comme une fédération d’États-nations.

À quel point la question de l’identité contribue-t-elle au malaise grandissant des gens face à l’Europe?

Les gens veulent reprendre leurs identités. On se perd dans une recherche d’identité simple alors que l’identité est complexe. Chacun d’entre nous ne peut pas être défini avec un seul mot. Si l’on me dit que je suis Italien et que l’on n’ajoute pas que je suis aussi Toscan, de Pise et Européen, je me sens diminué dans mon identité. C’est pour cela que je ne vois pas Bruxelles comme la capitale d’un État supranational qui efface les identités nationales.

Mais cela coûterait cher de financer plusieurs capitales, Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg…

Oui, mais cela coûterait plus cher de ne pas avoir d’Union européenne. Nous pouvons trouver la façon de ne pas dépenser trop d'argent. Le fait d’avoir toutes les institutions dans une seule capitale pourrait coûter encore plus cher. 

La politique active vous manque-t-elle?

Il y a plusieurs façons de faire de la politique. En formant des étudiants et en faisant de la recherche avec eux, j'en fais. Si vous me demandez en revanche si la polémique quotidienne me manque, je vous réponds que non. Si vous me demandez si je veux marcher dans la direction des passions que j’ai et des valeurs auxquelles je crois, je vous répondrai que je vais le faire. Le fait d'avoir démissionné du parlement italien pour aller travailler à Sciences Po avec des étudiants magnifiques n’y change rien.

Lorsque j’ai interviewé Ségolène Royal, alors qu’elle «n’était plus que» présidente de région et qu’elle venait d’écrire son livre Cette belle idée du courage, je lui ai dit: Vous savez, l’Histoire peut repasser... Elle m’a souri, comme vous le faites aujourd'hui. Quelques mois après, elle est devenue numéro trois du gouvernement français. L’Histoire politique va-t-elle repasser pour vous?

Cela ne dépend pas de moi. Cela dépend de beaucoup de choses. Mais je ne cherche pas que l’Histoire repasse. Je suis totalement reconnaissant de l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui de travailler à Sciences Po avec des jeunes qui viennent de toutes les régions du monde, et de pouvoir ainsi faire évoluer mon discours pro-européen. J’ai écrit plusieurs livres sur l’Europe, mais si je les relis, je les trouve terriblement ennuyants. Enseigner à des étudiants chinois ou coréens, par exemple, m’oblige à changer mon logiciel sur l’Europe, à mettre de côté le jargon bruxellois pour parler des choses qui comptent dans la vie. Cette expérience me fait murir.

 
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La grande coalition, un «poison lent» pour la démocratie allemande?

21 septembre 2017

L’alliance gouvernementale entre les conservateurs et les sociaux-démocrates n’a pas que des avantages. Des politologues pointent la frustration, le sentiment d'impuissance et le fatalisme qui gagne les électeurs. Éclairage à trois jours des élections générales.

Le Bundestag à Berlin. © Alex Green / 22 août 2017

Le Bundestag à Berlin. © Alex Green / 22 août 2017

 

L’alliance gouvernementale entre les conservateurs et les sociaux-démocrates n’a pas que des avantages. Des politologues pointent la frustration, le sentiment d'impuissance et le fatalisme qui gagnent les électeurs. Éclairage à trois jours des élections générales.

 

Déborah Berlioz Correspondante à Berlin 21 septembre 2017

Sur ses douze années de gouvernement, Angela Merkel en a passées huit aux côtés des sociaux-démocrates du SPD. Pourtant, avant l’arrivée de la chancelière au pouvoir en 2005, la «grande coalition» était une exception dans l’histoire politique allemande. On en trouve un seul autre exemple, entre 1966 et 1969, sous la direction du conservateur Kurt Georg Kiesinger. «Cela devrait rester une exception car elle limite le débat politique, estime Gero Neugebauer, chercheur à l’Université Libre de Berlin. Aujourd’hui, de nombreux sujets sont à peine discutés, comme la politique européenne ou les conséquences de la mondialisation. Il n’y a pas de conflit
Surtout que, dans l’actuelle constellation, l’opposition est véritablement réduite à peau de chagrin. Les conservateurs de la CDU et le SPD représentent 80% des députés au Bundestag, la chambre basse du Parlement. Or plus l’opposition est faible, moins elle a de droits. Par exemple, il fallait auparavant 25% des députés pour demander une commission d’enquête parlementaire. Si cela a été réformé au début de la législature, il faut toujours 25% des députés pour demander l’examen d’une loi par la cour constitutionnelle.
Le journaliste Ludwig Greven écrivait ainsi dans Die Zeit en décembre 2013: «Le Bundestag sera plus que jamais un comité d’acquiescement, qui ne fait rien d’autre que donner sa bénédiction aux décisions prises pas la direction de la coalition. Il y aura peu de débat, et tout aussi peu d’opposition efficace.» Cette absence de discussion «peut avoir un effet paralysant, estime Gero Neugebauer, et étouffer l’envie d’aller voter». Le politologue Alexander Haüsler partage cette analyse: «Beaucoup de gens sont frustrés par la grande coalition, qui a conduit les deux grands partis à bouger vers le centre, et donc à délaisser toute une partie de l’électorat.» Déjà en 2006, la directrice de l’institut Allensbach, Renate Köcher, avait qualifié la grande coalition de «poison pour la démocratie». Selon elle, cette constellation politique «provoque chez les électeurs un sentiment d’impuissance et de fatalisme». Cela expliquerait la hausse de l’abstention. La participation aux élections législatives est passée de 77,7% en 2005 à 71,5% en 2013.

Pour de nombreux observateurs, ce rapprochement au centre des deux grands partis favoriserait également les extrêmes. «Après la première grande coalition, le parti néonazi NPD a obtenu 4,9% des suffrages aux élections législatives de 1969», confirme Gero Neugebauer. Aujourd’hui c’est l’Alternative pour l’Allemagne, sous l’acronyme allemand AfD, qui profite de la frustration des électeurs. Le parti populiste est crédité de 8 à 11% des intentions de vote. Toutefois la grande coalition n’est pas la seule à blâmer. La hausse des inégalités, la crise des réfugiés ou encore la politique d’austérité ont également fait le jeu de l’extrême-droite. De la même manière, la hausse de l’abstention ne remonte pas à 2005, mais aux années 1970.
Malgré ses défauts, la grande coalition reste populaire. Dans les sondages sur les alliances politiques souhaitées par les Allemands, elle arrive toujours en deuxième, voire en première position. «La démocratie du consensus est le modèle dominant ici, précise Gero Neugebauer. Les conflits politiques apparaissent comme néfastes.» Après les crises et la violence qui ont secoué l’Allemagne au XXe siècle, ses citoyens aspirent à la sécurité. Et rien ne la promet mieux que la stabilité d’une grande coalition. Ni Angela Merkel, ni Martin Schulz n’ont donc exclu la possibilité d’allier à nouveau leurs partis après le scrutin de dimanche. Toutefois, si une grande coalition peut être dommageable à la démocratie, elle le sera encore plus pour le SPD en cas de victoire de Merkel. Dirigés par elle, les sociaux-démocrates font déjà figure de «caniches en laisse», ironise Gero Neugebauer. «Ils doivent aller dans l’opposition, afin de se redéfinir et de construire une alternative crédible avec les Verts et die Linke», conclut le politologue.

 
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La Cour des comptes retouche la gouvernance des HUG

18 septembre 2017

Dans un rapport publié aujourd’hui, l’institut cantonal déplore la discrimination, face à l’information, exercée au sein du conseil d’administration des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Et les relations «trop étroites» de ce collège avec la direction générale.
 

Le président de la Cour des comptes, Stanislas Zuin (debout). © La Cité / Genève / 18 septembre 2017

Le président de la Cour des comptes, Stanislas Zuin (debout). © La Cité / Genève / 18 septembre 2017

 

Dans un rapport publié aujourd’hui, l’institut cantonal déplore la discrimination, face à l’information, agissant au sein du conseil d’administration des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Et les relations un peu trop imbriquées de ce collège avec la direction générale.

 

Charlotte Aebischer

 

18 septembre 2017 — Il y a moins d’un an, les HUG ont été chahutés par une fuite d’informations explosive. En novembre 2016, le Matin dimanche révélait en effet que trois médecins de l’hôpital avaient utilisé des cellules de pancréas, destinées à être jetées, à des fins de recherche, sans accord préalable de la part des patients. Particulièrement troublante, cette révélation n’était pas la première à mettre l’institution dans l’embarras.

Les fuites dans la presse se sont multipliées depuis quelques années, motivant la décision du conseil d’administration d’imposer le secret sur certains documents importants. Le collège in corpore n’avait, jusqu’à il y a quelques mois, pas accès aux rapports d’audit internes. Seul le bureau du conseil et son président, Me François Canonica (7 membres sur les 20 que compte le collège), avaient la possibilité de consulter les documents placés sous le secret de fonction.

«Une pratique qui entrave le travail et l’efficacité du conseil administratif», estime Stanislas Zuin, président de la Cour des comptes. Pour lequel la capacité stratégique du conseil se trouvait diminuée, les dossiers importants n’étant pas traités de façon récurrente.

Le conseil d’administration est revenu sur cette pratique au moment où la Cour des comptes entamait son audit. «Ce n’est pas par sadisme, par méchanceté ou volonté d’opacité que les rapports d’audit n’ont pas été soumis à certains membres du conseil d’administration, c’est une décision de principe», se défend Me François Canonica, président du conseil d’administration. En restreignant l’accès aux dossiers, le conseil entendait trouver, selon lui, le juste milieu entre le secret de fonction et le droit à l’information.

 

Incohérences majeures

 

Stanislas Zuin pointe aussi l’inadéquation de la LEPM, la loi sur les établissements publics et médicaux, mise en place en 1995, et non modifiée depuis. Au cours des années, deux incohérences majeures en ont résulté, selon la Cour des comptes.

Premièrement, la loi impose la présence du comité de direction (représentant la direction générale) à toutes les séances du conseil d’administration. Là aussi, selon la Cour des comptes, le pouvoir d’action du conseil se retrouve considérablement réduit. Les dossiers présentés par le comité de direction étant déjà ficelés, le conseil n’est donc pas informé des alternatives rejetées et «l’administrateur ne peut pas se positionner en toute connaissance de cause», regrette Stanislas Zuin. Selon François Canonica, en revanche, «la présence du comité de direction est plus fécondante qu’entravante». Un compromis reste à définir.

Deuxièmement, le conseil administratif a le devoir, de jure, de régler les conventions tarifaires. De facto, cette tâche est assurée par le comité de direction. Les documents finaux nécessitent cependant la signature des vingt membres du conseil d’administration. Un gaspillage de temps inouï, selon le président de la Cour des comptes. Il en va de même pour la nomination des fonctionnaires des HUG, une compétence du conseil administratif prise en charge par la direction.

Les points constatés par la Cour des comptes ne touchent pas seulement le conseil d’administration. Ils concernent aussi le comité de direction, le collège des médecins chefs de service et le conseil consultatif des départements médicaux. Dénonçant le manque de clarté quant aux rôles respectifs de ces instances, la Cour des comptes donne un dernier coup de ponceuse sur un établissement caractérisé par quelques fissures dans sa façade. Sera-t-il suffisant pour reboucher les brèches et éviter d’autres fuites à l’avenir?

 
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«Il y a 25 ans, Mani pulite a traité un cancer, mais l’Italie n’a pas été soignée»

15 mai 2017

Il y a vingt-cinq ans, l’enquête dite Mani pulite (Mains propres) menée par un groupe de juges du parquet de Milan allait bouleverser la vie politique italienne avec pour effet de faire imploser des partis au pouvoir. Rencontre avec Antonio Di Pietro, figure de proue de ce pool anti-corruption.

«Il y a 25 ans, il y avait un grand espoir, qui a laissé la place à une grande déception.» © Tobias Clerc / Genève, le 9 mai 2017

«Il y a 25 ans, il y avait un grand espoir, qui a laissé la place à une grande déception.» © Tobias Clerc / Genève, le 9 mai 2017

 

Il y a vingt-cinq ans, l’enquête dite Mani pulite (Mains propres) menée par un groupe de juges du parquet de Milan allait bouleverser la vie politique italienne avec pour effet de faire imploser des partis au pouvoir. Rencontre avec Antonio Di Pietro, figure de proue de ce pool anti-corruption.

 

Luisa Ballin
15 mai 2017

De passage à Genève, le 9 mai dernier, à l’invitation de l’association A Riveder le Stelle pour une conférence aux Cinémas du Grütli et une prise de parole au Club suisse de la presse, l’ancien procureur Antonio De Pietro, juge du pool anti-corruption de Mani Pulite devenu par la suite sénateur de la République et fondateur du parti L’Italia dei valori (L’Italie des valeurs) a accordé un entretien à La Cité et au site du Club suisse de la presse. Toujours combatif et sans rien avoir perdu de son sens de l’humour et de la formule, Antonio Di Pietro, qui se dit aujourd’hui avocat et paysan, règle quelques comptes à fleurets mouchetés, sans oublier de faire une ironique autocritique. 

Que reste-t-il de l’opération Mani pulite 25 ans après?

Antonio Di Pietro: Il faut avant tout distinguer Mani Pulite de Tangentopoli, mot dérivé de tangente, ou pot-de-vin. Tangentopoli représente un système de corruption que Mani pulite a photographié à un moment donné. Ce système était fondé sur une entente occulte entre les mondes entrepreneurial et politique qui s’étaient mis d’accord pour faire en sorte que seulement certains entrepreneurs puissent avoir accès aux appels d’offres publics et que seuls quelques hommes politiques puissent disposer, grâce aux immenses pots-de-vin touchés, des ressources économiques et financières pour «se vendre» et convaincre les citoyens de voter pour eux.

Il en est résulté une classe politique corrompue et une classe entrepreneuriale qui n’était pas toujours la meilleure, en termes de compétitivité, mais la plus disponible à corrompre. Ce qui a eu pour effet une énorme dette publique qui, en 1992, a mis l’Italie à genoux et qui continue aujourd’hui de la mettre en grande difficulté. Voilà pour Tangentopoli.

Mani pulite a été une intervention chirurgicale dans une salle d’opération. L’Italie avait une tumeur, la corruption, et Mani pulite a permis d’enlever cette tumeur. Ce qu’il en est resté? Un malade qui n’a pas été soigné et rien n’a été fait en terme de prévention. Aujourd’hui, en Italie, il reste encore à soigner de nombreux résidus de cette tumeur

Ce patient qu’est l’Italie peut-il être soigné ou est-il en phase terminale ?

Il est nécessaire de le soigner parce ce qu’il n’y en a pas d’autre. Il n’y a qu’une Italie et pour sauvegarder le futur de nos enfants, il faut soigner cette Italie. Comment? Avec la répression, parce que la certitude du droit et la certitude de la peine garantissent le respect des règles. Mais la répression seule ne suffit pas, car il y aura toujours quelqu’un qui tentera de contourner l’État. La prévention est nécessaire pour établir des règles d’accès à l’économie et à la politique et ces règles doivent être respectées.

Il faut aussi mettre l’accent sur l’éducation, faire comprendre que si tu veux aller de l’avant en jouant toujours au plus malin, tôt ou tard tu trouveras quelqu’un de plus malin que toi qui te remettra à ta place. Il faut donc éduquer pour tenter de faire comprendre aux jeunes qu’il convient de respecter la loi. Celui qui respecte la loi doit être primé et non pas être puni; celui qui paye des impôts ne doit pas subir un traitement qui serait pire que celui infligé à celui qui ne les paye pas.

La volonté politique de combattre la corruption existe-t-elle en Italie?

Vingt-cinq ans en arrière, il y avait un grand espoir. Et il y avait surtout une grande participation populaire. Vingt-cinq ans plus tard, ce changement attendu n’a pas été perçu et il y a eu une grande déception populaire. La volonté politique existe, mais elle concerne la corruption des autres! Elle est inexistante lorsqu’il s’agit de sa propre corruption… C’est pour cela que la lutte contre la corruption ne suffit pas et qu’il faut relancer l’éducation sur cette question.

Vous avez été le juge symbole de Mani pulite et, en fondant un parti (L’Italia dei valori, L’Italie des valeurs), vous avez joué un rôle politique important. Quel est votre sentiment aujourd’hui, en tant que magistrat et en tant qu’homme politique?

Si je devais revenir en arrière, je referais le magistrat, mais j’y réfléchirais à deux fois avant de me lancer en politique. Et de toute façon, je le ferais différemment. Pour sûr, il faudrait toujours naître deux fois! Parfois, on me dit: tu t’es trompé en faisant cela. Si l’on pouvait ne pas se tromper, l’institution du divorce n’existerait pas!

Que changeriez-vous si vous deviez ou si vous vouliez retourner en politique ?

Si je pouvais refaire de la politique, je voudrais faire équipe. J’ai fait de la politique, disons, en mettant trop de distance avec les autres forces politiques. Tout seul, je n’ai pas réussi. Je voudrais faire alliance avec d’autres forces politiques afin d’avoir une majorité suffisante et nécessaire pour inscrire de nouvelles règles dans le corpus législatif, surtout pour ce qui est de la lutte contre la corruption. Des lois pour donner plus de force aux magistrats

Ces règles pourraient-elles toujours s’écrire aujourd’hui au Parlement italien ou faudrait-il remonter jusqu’à l’Union européenne pour qu’elles s’imposent?

L’un et l’autre. Face à la globalisation du système, la globalisation des règles nationales et du respect des règles doit en découler. Le système des commissions rogatoires, le système de l’assistance judiciaire à l’étranger souffre encore aujourd’hui de nombreuses lacunes. Une plus grande collaboration judiciaire est nécessaire. L’enquête Mani pulite en est un exemple. L’une des raisons principales pour lesquelles Mani pulite a été possible ce fut la collaboration que nous, les magistrats de Mani pulite, avons pu bénéficier de la part des magistrats suisses qui nous ont grandement aidés, dans le respect des règles.

Lorsqu’en Italie, les documents ont commencés à être transmis par la Confédération, des entrepreneurs ou des hommes politiques qui avaient caché leur argent en Suisse sont venus en Italie pour ne pas être arrêtés par les Suisses! La collaboration aide donc aussi à te repentir de ce que tu as fait!

Existe-t-elle encore cette collaboration avec la Suisse ?

À mon avis, la Suisse a fait un grand pas en avant, en terme de transparence dans la gestion des affaires et dans les rapports internationaux. Le problème est que dans l’éternelle lutte entre gendarmes et voleurs, les voleurs ont compris que le système ancien, qui consistait à cacher l’argent dans les banques, ne fonctionnerait plus et qu’il fallait désormais utiliser d’autres méthodes. Aujourd’hui, la corruption se fait même sans transactions financières! Il arrive que des personnes bénéficient sans le savoir de faveurs.

Alors qu’à l’époque de l’enquête Mani pulite, il y avait celles que nous appelions le mazzette, des enveloppes pleines d’argent. Maintenant, ce n’est plus nécessaire, le système devient plus ingénieux dans l’éternelle lutte entre gendarmes et voleurs. Chaque fois que le voleur comprend comment le gendarme peut le découvrir, il s’ingénie à trouver un autre moyen!

L’opération Mani Pulite a-t-elle aussi été possible parce qu’il y a eu la fin de la guerre froide ?

Le bon Di Pietro d’alors dirait que cela n’a rien à voir! Mani pulite a été possible parce qu’à cette occasion, nous les gendarmes avons été meilleurs que les voleurs!

C’est une réponse de diplomate, de politicien et non une réponse de juge.

Non! C’est la réponse juste! Nous avons adopté alors des techniques d’investigation qui nous ont permis de comprendre les faits. Des techniques fondées sur l’informatisation ou la collaboration judiciaire. Indépendamment du Mur de Berlin!

Aujourd’hui, les juges italiens ont-ils la même volonté d’aller de l’avant que celle que vous avez eue, il y a 25 ans?

En Italie, on découvre chaque jour des délits. Et si l’on découvre de nouveaux délits, cela veut dire que les juges enquêtent toujours plus et toujours mieux. Ils font leur devoir.

Pourquoi ne sont-ils plus considérés des héros, comme vous l’avez été?

Je n’étais pas un héros, j’ai seulement fait mon devoir! Comme j’ai été le premier à mener l’enquête Mani pulite, les gens s’en souviennent. On se souvient toujours de la première nuit d’amour!

Pourquoi le peuple italien ne se révolte-t-il pas face à la corruption qui gangrène leur pays?

À l'époque, le peuple italien se révoltait en manifestant sur les places publiques. Maintenant, il ressent certainement de la déception, mais il faut reconnaître au peuple italien qu’il manifeste sa désillusion non à travers des actions violentes, mais en allant aux urnes et en votant pour les oppositions. Et cette réaction par les urnes électorales plutôt que sur les places publiques, je la vois comme un fait positif.

Vous donnez des conférences, mais que peut faire de plus le juge Di Pietro pour sensibiliser davantage les gens concernant la lutte contre la corruption et la lutte contre la mafia?

Nous, l’équipe de Mani pulite, avons pris un engagement civil: celui de raconter cette histoire, car cela peut servir à faire comprendre aux jeunes comment les ressources pays peuvent être pillées par la corruption s’ils n’étaient pas un peu plus vigilants. Je voudrais que lorsqu’un citoyen observe quelqu’un qui ne fait pas son devoir et viole la loi, qu’il aille le dire au magistrat et aux organes de police afin que chacun sache que l’on ne peut s’en sortir avec l’omertà (la loi du silence, ndrl). Tel est le message que je veux adresser aux jeunes. N’appliquez pas la loi du silence, c’est le seul moyen de faire équipe contre la corruption, dont l’effet est d’assécher les ressources pour les générations futures.


Cette interview est également publiée sur le site du Club suisse de la presse à Genève: cliquez ici.

 

 

 

 
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«Le développement durable est l’humanisme des temps modernes»

13 mai 2017

À quelques jours de la votation du 21 mai sur la Stratégie énergétique 2050, l’expert genevois René Longet explique à La Cité les enjeux de ce scrutin, dont les grandes lignes sont déjà observables dans son livre Planète, sauvetage en cours. Une responsabilité collective, réédité en 2016.

René Longet vu par © Charlotte Julie / Genève / 8 mai 2017

René Longet vu par © Charlotte Julie / Genève / 8 mai 2017

 

À quelques jours de la votation du 21 mai sur la Stratégie énergétique 2050, l’expert genevois René Longet explique à La Cité les enjeux de ce scrutin, dont les grandes lignes sont déjà observables dans son livre Planète, sauvetage en cours. Une responsabilité collective, réédité en 2016.

 

Par Luisa Ballin
13 mai 2017

René Longet est l’un des spécialistes du développement durable qui fait autorité en Suisse. Ancien maire d’Onex, ex-député au Grand Conseil de Genève et ex-conseiller national socialiste, il a aussi été membre des délégations suisses au Sommet de la Terre à Rio, en 1992, au Sommet mondial du développement durable à Johannesburg, en 2002 et au Sommet Rio +20, en 2012.

Pourquoi la votation fédérale du 21 mai sur l’énergie est-elle cruciale?

Parce que nous dépendons à 80% de sources d’énergie non renouvelables, qui ne sont pas indigènes et sont fortement polluantes: le fossile et le fissile. Elles proviennent généralement de régions instables ou aux valeurs et à la gouvernance qui ne correspondent guère aux nôtres. Enfin, ces énergies sont hautement polluantes. Deux tiers de l’ensemble de notre consommation d’énergie relève du fossile. Pour sa part, le fissile représente 40% de l’électricité qui, elle, équivaut à 20% de l’ensemble, 8% du bilan énergétique dépendant du nucléaire. Rappelons que 400 réacteurs nucléaires existent dans le monde, dont le cycle du combustible est loin d’être maîtrisé et qui présente de nombreuses ruptures. Une fois lancée, la réaction radioactive ne peut plus être arrêtée. Chaque minute qui passe, de nouveaux déchets s’accumulent. Quant au fossile, il est un des facteurs majeurs de dérèglement du climat planétaire.  

Que faire concrètement?

La Stratégie énergétique soumise au vote comporte la multiplication par trois la production d’électricité issue des nouvelles énergies renouvelables, et d’augmenter légèrement la part de l’hydraulique. Elle prévoit de diminuer, à travers des normes plus sévères, les émissions de CO2 générées par les voitures. Et de soutenir l’isolation thermique et la rénovation énergétique des bâtiments. S’agissant du nucléaire, de nouvelles centrales ne seront plus autorisées et celles qui existent seront progressivement mises hors service en fonction de critères de sécurité. Cet ensemble de propositions est cohérent, logique et urgent. On prévoit de diminuer de 43% la consommation globale d’énergie d’ici 2035. Nous n’avons pas de temps à perdre!  

Vous êtes l’auteur de l’ouvrage Planète, sauvetage en cours. Une responsabilité collective, devenu une référence en matière de développement durable et dont la troisième édition a été publiée en 2016. Quels sont les éléments que vous avez actualisés par rapport à la première édition?  

J’ai eu la chance de participer au sein des délégations suisses à d’importantes rencontres internationales: Sommet de la Terre à Rio (1992), Sommet sur le développement durable à Johannesburg (2002) et Sommet Rio +20 (2012), où la notion de développement durable a été mise en musique et les programmes d’action validés. J’ai par ailleurs exercé des mandats politiques dans les domaines législatif et exécutif. Ces mandats politiques m’ont permis de proposer et de réaliser des contributions concrètes à la durabilité.

J’ai participé à la fois à des processus de négociations, aux fondements théoriques et à la mise en œuvre, également en étant actif dans des ONG dédiées au développement durable. Cette vision des différents niveaux d’une même problématique a été précieuse et je suis un des rares qui les allie.  Lorsque Bertil Galland a lancé la collection Le Savoir Suisse, il m’a demandé de contribuer à la série Nature & Environnement par un ouvrage de vulgarisation sur la durabilité.

Après une première parution de ce livre en 2005, il a été décidé, dix ans après, d’en faire une réédition. J’ai saisi l’occasion pour mettre davantage au centre l’économie; en effet le développement durable sera économique ou ne sera pas, et l’économie sera durable ou ne sera pas... J’ai intitulé ce chapitre Passer de la prédation à la gestion. Le savoir sur ce qu’il faut faire et comment produire et consommer au sens d’une économie durable est là, ce qui n’était pas le cas il y a 15 ans, mais reste à le généraliser. Je propose aussi une synthèse actualisée des documents validés sur le plan international, car j’assiste souvent à des débats où chacun y va de son interprétation personnelle de la durabilité sans bien connaître les sources.

Dans mon livre je donne des chiffres, des exemples concrets et je signale de nombreux sites internet permettant d’aller plus loin. Mon ouvrage relate aussi l’histoire philosophique du développement durable, compte tenu des controverses existant sur la notion de durabilité, qui est exigeante et demande de réduire pour le monde industrialisé l’empreinte écologique d’un facteur 3, comme mesure d’équité globale.  

 
«Le développement durable est fondamentalement opposé au mythe de la main invisible.» © Charlotte Julie / Genève / 8 mai 2017

«Le développement durable est fondamentalement opposé au mythe de la main invisible.» © Charlotte Julie / Genève / 8 mai 2017

 

Vous faites la critique de l’approche superficielle de la durabilité. Que proposez-vous dans ce domaine?

Le développement durable est fondamentalement opposé au mythe de la main invisible, qui veut que l’économie se règle d’elle-même et qui prétend que si chacun poursuit son intérêt individuel, l’intérêt collectif en résulterait par automatisme, ce qui est manifestement faux. Tout au contraire le développement durable fixe un objectif et demande à y insérer l’activité humaine, donne une raison d’être à l’économie et à la technique. C’est un vrai renversement de paradigme.

Par ailleurs, beaucoup de gens ont intériorisé une définition lénifiante du développement durable, en pensant qu’en mixant un peu d’économie, un peu d’écologie et un peu de social cela suffira; or, on ne s’en tirera pas à si bon compte. Ou alors ces mêmes personnes tiennent le discours qu’il faut être riche pour pouvoir se payer un développement durable ou à l’inverse que cela ne concerne que les pays du Sud. Ces deux visions sont fausses. La durabilité concerne tout le monde et se situe à la source de ce qui nous fait vivre. C’est un développement différent, basé sur une approche qui considère les ressources de notre Planète comme un patrimoine commun de l’humanité et demande à faire en sorte de le partager avec tous les humains d’aujourd’hui et de demain. C’est une solidarité dans l’espace et dans le temps, l’humanisme des temps modernes!

Vous pointez également du doigt le manque de volonté politique.

Je traite en effet de l’action ou plutôt de l’inaction des États, qui sont le vrai maillon faible de la mise en œuvre. Les collectivités locales sont souvent bien plus engagées même si elles aussi ne vont généralement pas assez loin. Finalement, ce sont bien l’individu et la société civile qui incarnent la clé de la transition, comme le rappelle Pierre Rabhi lorsqu’il souligne que la transition commence par la transition intérieure. Je consacre également tout un chapitre au droit international, que les pays l’appliquent souvent de manière peu contraignante. Et je conclus avec la situation en Suisse.   

Le dernier chapitre de votre livre sur la situation en Suisse se veut-il en résonance avec l’actualité et la votation fédérale sur l’énergie?

En effet, car l’énergie est un des axes clés de la durabilité. Ma conclusion, enfin, est intitulée Au milieu du gué et répond à ceux qui me demandent si je suis pessimiste ou optimiste. Si j’étais optimiste, je serais un naïf, et si j’étais pessimiste je devrais dire Après nous le déluge! Ce livre est un outil de travail où je donne des éléments pour aller de l’avant, en vue d’arriver ensemble à des conditions de vie qui la rendent viable pour tous sur cette Terre; ce n’est pas vraiment la planète qui est en cause mais bien les conditions de vie de l’humanité.  

Comment la transition économique et écologique que vous prônez peut-elle se faire?

En réduisant l’empreinte écologique. En Suisse aussi, nous utilisons trois fois plus de ressources que notre juste part. Ce n’est ni viable ni équitable. Le premier pas est bien ce que propose la stratégie 2050, puis il faudra aller vers la société à 2000 Watts, soit diviser par trois la consommation d’énergie. Cette prise de conscience ne peut être nourrie que par un sentiment d’urgence. Nicolas Hulot a tout récemment rappelé au nouveau président français Emmanuel Macron que notre système économique n’assure plus ses promesses de progrès social et détruit la planète... conjuguant le dommage social et le dommage environnemental. Le chemin pour s’en sortir passe par la capacité à devenir plus autonomes, en valorisant d’abord les ressources et le savoir-faire local.

On peut passer à une économie circulaire en rendant les objets réparables, réutilisables et en minimisant la production de déchets. En multipliant aussi les maisons positives qui fournissent plus d’énergie qu’elles n’en consomment. Il est aussi urgent de favoriser des modalités de déplacement moins énergivores et de travailler à la résilience agro-alimentaire. L’agriculture industrielle conduit à une impasse et ne permettra pas de nourrir la planète, à l’encontre de ce que l’on a longtemps cru, puisqu’elle mène au contraire à détruire les sols, à décimer la population paysanne, à niveler la diversité génétique et à faire dépendre notre nourriture du pétrole.

 
 

N’est-ce pas une nostalgie du passé?

Non, c’est agir pour retrouver une agriculture à échelle humaine qui produise des biens alimentaires de qualité et recrée des emplois. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de prendre le meilleur d’aujourd’hui et le meilleur du passé pour construire l’avenir. Comment évoluer vers une économie de la durabilité? L’économie de la durabilité s’inscrit autour de l’autonomie locale, de la relocalisation solidaire, des énergies propres, de la création de biens utiles, d’une offre d’emploi de qualité et des prix justes. Il est primordial de sortir des dérives actuelles, tout en permettant à chaque personne d’avoir un revenu suffisant pour vivre, ce qui est loin d’être assuré. Si la transition peut paraître abstraite à d’aucuns, un regard sur le domaine énergétique montre qu’elle est bien concrète, salutaire, réaliste et faisable.

L’élection de Donald Trump à la présidence de États-Unis ne remet-elle pas en question l’accord de Paris?

Le développement durable a été longtemps présenté comme un concept idéaliste: Nice to have, c’est sympa si on y arrive! Alors qu’il s’agit d’assurer les fondements du vivre ensemble sur cette Terre. Le développement durable a de plus rarement été présenté comme une sortie de crise, alors qu’il est indispensable pour assurer l’étape suivante de l’humanité. Si l’on n’y parvient pas, on s’enfoncera dans la multiplication des crises et une fragmentation, une opposition toujours plus grandes des populations et des territoires.

Les élections présidentielles aux États-Unis et en France ont souligné la détresse des territoires et des catégories sinistrées, parce que l’industrialisation évolue et que l’industrie lourde du charbon et de l’acier disparaît peu à peu, en France comme aux États-Unis. Les personnes laissées sur le carreau ont, et on peut bien les comprendre, la nostalgie de ce qui fonctionnait avant, car il n’y a pas eu de plan de relance à des échelles suffisantes.

Malgré cela, aux États-Unis, les emplois dans le solaire sont déjà deux fois plus nombreux que ceux dans le charbon. On peut flatter cette population, on peut être élu par cette population. Mais le charbon est condamné, tôt ou tard, c’est comme si on voulait ressusciter les locomotives à vapeur! L’accord de Paris a été signé le 4 novembre et le 9 novembre Donald Trump a été élu. Le contraste n’aurait pas pu être plus grand...  

Le monde de l’entreprise aux États-Unis est-il sensible au développement durable?

Oui, les chefs de 600 entreprises, et non des moindres, ont écrit à Donald Trump, avant son investiture, pour lui dire qu’ils avaient compris que le changement climatique était un défi qui les concernait également, qu’ils avaient désormais adapté leurs plans d’affaires et qu’ils étaient prêts à apporter leur contribution. Ils demandaient instamment au président élu de ne pas changer les règles. Je ne connais pas la réponse du gouvernement américain, mais cela montre que l’on vit un moment intéressant. À condition d’avoir un plan d’affaires revisité et une clientèle prête à les suivre, les acteurs économiques peuvent parfaitement s’inscrire dans les exigences de la durabilité. Ce décalage montre que Donald Trump est un homme du passé. Mais qui peut faire beaucoup de dégâts!

Qu’en est-il de la France qui vient d’élire Emmanuel Macron à la présidence?

En France, la donne est un peu différente. Les enjeux environnementaux n’étaient que peu présents dans la campagne électorale. Marine Le Pen est une sorte de Donald Trump français, pro-nucléaire de surcroît, comme si la technologie liée à l’uranium était française et l’uranium aussi! Emmanuel Macron a bien évoqué l’écologie dans son discours, mais la suite reste à définir.  

Le fait qu’Emmanuel Macron soit soutenu par des personnalités comme Corinne Lepage, Nicolas Hulot, Daniel Cohn-Bendit et Ségolène Royal est-il réjouissant?

J’espère que Nicolas Hulot, Daniel Cohn-Bendit et Ségolène Royal, qui a été une pionnière en matière d’écologie, vont trouver une bonne écoute dans l’entourage d’Emmanuel Macron et qu’il sera sensible à leurs arguments. Les dirigeants politiques sont tributaires du sentiment populaire; s’il y a un mouvement en faveur du développement durable dans la population, cela peut faire bouger les choses. Le film Demain et le mouvement de la transition sont de nature à montrer une image différente et bien plus positive de la modernité que le discours éculé des technocrates qui s’échinent à faire redémarrer un moteur économique qui doit être fondamentalement reprogrammé.  

Pour en revenir à la Suisse et à la votation sur la stratégie énergétique, les opposants affirment notamment que le coût de la sortie du nucléaire sera très élevé. Avez-vous un chiffre à ce propos?

En réalité, c’est le coût de la poursuite du nucléaire qui va nous plomber; la gestion des risques ne cesse d’être réévaluée à la hausse et les nouvelles centrales dans le monde ne sont construites qu’à travers des subventions massives de l’État, celles-là même que les adversaires de la stratégie rejettent quand elles vont au solaire ou à un meilleur usage de l’énergie! Si la stratégie énergétique fait un bon score, cela sera un bel élan pour ne pas seulement stabiliser la consommation, ce que nous avons réussi à faire malgré une augmentation de la population et du PIB, mais la réduire. Mais si elle devait ne pas être acceptée, cela fermerait la porte pour de nombreuses années.

Nous avons la chance d’avoir Madame Doris Leuthard en sa qualité de chef d’orchestre de la transition énergétique. Les adversaires de cette stratégie misent certainement sur le fait que si le peuple la refuse, et qu’il faut encore trois ou quatre ans pour boucler une nouvelle mouture, Madame Leuthard ne sera plus au Conseil fédéral. Alors, je crains qu’une bonne partie du centre-droit ne revienne à ses vieux démons du nucléaire et d’une consommation sans limites… Ce serait le triomphe de l’irresponsabilité organisée.



Planète, sauvetage en cours. Une responsabilité collective

IIIe édition entièrement actualisée (2016)

Presses polytechniques et universitaires romandes

Nature & Environnement N° 25.

 
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La Suisse veut jouer un rôle stratégique dans le Grand Nord

12 mai 2017

La Confédération a été acceptée jeudi soir comme membre observateur du Conseil de l'Arctique. Elle est le seul nouveau pays à avoir été admis. Cette position devrait lui permettre de renforcer ses collaborations scientifiques, son expertise et ses liens diplomatiques avec les acteurs de la région polaire.

© Courtesy Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström / Fairbanks / 11 mai 2017

© Courtesy Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström / Fairbanks / 11 mai 2017

 

La Confédération a été acceptée jeudi soir comme membre observateur du Conseil de l’Arctique. Elle est le seul nouveau pays à avoir été admis. Cette position devrait lui permettre de renforcer ses collaborations scientifiques, son expertise et ses liens diplomatiques avec les acteurs de la région polaire.
 

Martin Bernard 12 mai 2017

C’est fait, la Confédération siégera désormais à la table du Conseil de l’Arctique. Comme l’avait pronostiqué hier La Cité*, son acceptation au sein de ce cénacle très convoité où sont prises toutes les décisions stratégiques concernant la région polaire a été entérinée jeudi dans la soirée, à Fairbanks, dans l’Alaska américain. Réunis en séance plénière, les ministres des affaires étrangères des huit «États Arctiques » — Russie, Canada, Norvège, États-Unis (via l’Alaska), Danemark (via le Groenland), Suède, Finlande et Islande — ont octroyé à la Suisse le statut de membre observateur, pour lequel elle était candidate depuis 2015. Fait notable, parmi les trois autres pays en lice (Turquie, Mongolie, Grèce), la Confédération est le seul à avoir été admis cette année. L’Union européenne et Greenpeace ont aussi été recalés.
«Pour être honnête, ce n’est pas vraiment une surprise pour nous. Nous sommes d’ailleurs le seul pays à n’avoir pas eu d’opposition d’un des membres du Conseil au moment de la décision», commente l’ambassadeur helvétique Stefan Flückiger, proche du dossier. «Nous avons eu une très bonne coopération avec la communauté scientifique et les acteurs de la région pendant quatre ans. La Suisse est respectée premièrement par la qualité de sa contribution scientifique, mais aussi car elle est neutre géopolitiquement et à la pointe mondiale dans le développement des technologies verte et des recherches sur le climat et les glaciers.»
La Suisse est ainsi le treizième État à rejoindre le cercle fermé des membres observateurs, dans lequel siègent déjà la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, mais aussi l’Inde, la Chine et Singapour. Cette admission vient récompenser un intense engagement scientifique, commercial et diplomatique dans le soutien aux activités polaires ces deux dernières années, incarné par le slogan «Suisse, un pays verticalement polaire» (Swiss, the Vertical Arctic). «Il était important pour la Confédération d’être partie prenante des débats autour de l’Arctique», ajoute Stefan Flückiger. «La région prend une importance économique et stratégique grandissante en raison du réchauffement climatique. C’est aussi le dernier grand espace géographique où il est possible d’expérimenter une nouvelle coopération politique viable.»
Qu’implique cette admission, concrètement? À l’avenir, la Confédération pourra participer directement aux travaux scientifiques des groupes de travail du Conseil de l'Arctique. Un moyen aussi de renforcer ses liens avec les réseaux diplomatiques des pays de l'Arctique et avec les organisations autochtones.

 
À l’intérieur du glacier Mendenhall en Alaska. © Courtesy Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström / 11 mai 2017

À l’intérieur du glacier Mendenhall en Alaska. © Courtesy Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström / 11 mai 2017

 

Berne pourra également s'exprimer sur les projets et la direction du Conseil de l’Arctique dans le cadre des rencontres observateurs-membres qui se tiennent tous les six mois. Ainsi, «elle pourra faire valoir son expertise en tant que puissance scientifique en tissant des liens entre arctique et très haute montagne notamment, où des synergies de recherche, d'innovation et de gestion des espaces qui sont à développer de l'avis de tous - et que la France ou la Chine, ainsi que d'autres pays très montagneux observateurs au Conseil n'ont pas encore su mettre en avant», explique le Français Mikaa Mered, spécialiste de la région et enseignant associé en économie polaire à l’Université des sciences appliquées de Laponie. «Tout État qui accède au statut d'observateur aujourd'hui voit sa légitimité politique, scientifique et commerciale consacrée et admise au niveau international», ajoute le spécialiste. «Stratégiquement, même si la Suisse est un État enclavé, c'est important, car cela pourrait notamment contribuer à renforcer sa puissance de neutralité diplomatique et sa capacité de médiation dans de futurs conflits ou tensions liés à des risques environnementaux, ou dans des conflits directs entre pays de l'Arctique – on pense évidemment aux États-Unis et à la Russie, par exemple.»
En outre, la Confédération étant le troisième pays francophone du Conseil (avec le Canada et la France), son arrivée pourrait être une bonne nouvelle pour le développement de la francophonie au sein du forum, «importante pour de nombreux acteurs sub-étatiques de l'Arctique comme le Yukon, le Nunavut, le Québec ou encore la province de Terre Neuve et Labrador», note Mikaa Mered.


* La Suisse en pole position dans la course au Conseil de l’Arctique, par Martin Bernard, lacite.info, 11 mai 2017

 
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La Suisse en pole position dans la course au Conseil de l’Arctique

11 mai 2017

Les ministres des affaires étrangères des pays riverains de l’Arctique se réunissent aujourd’hui, 11 mai, en Alaska. Ils pourraient confirmer l’adhésion de la Suisse en tant que membre observateur du Conseil de l’Arctique. Selon le français Mikaa Mered, spécialiste de la région, parmi tous les pays candidats, Berne serait même le mieux placé.

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Les ministres des affaires étrangères des pays riverains de l’Arctique se réunissent aujourd’hui, 11 mai, en Alaska. Ils pourraient confirmer l’adhésion de la Suisse en tant que membre observateur du Conseil de l’Arctique. Selon le français Mikaa Mered, spécialiste de la région, parmi tous les pays candidats, Berne serait même le mieux placé.

 

Martin Bernard 11 mai 2017

La Confédération est fortement pressentie pour devenir membre observateur au Conseil de l’Arctique. Ce forum politique, où se déroule la bataille d’influence pour le sort de la région polaire, regroupe les huit «États Arctiques» —  Russie, Canada, Norvège, États-Unis (via l’Alaska), Danemark (via le Groenland), Suède, Finlande et Islande —, six communautés autochtones, et douze pays observateurs, dont la Chine, la France, la Corée du Sud ou l’Inde. Les ministres des affaires étrangères des pays membres ont pris rendez-vous, le 11 mai, à Fairbanks, dans l’Alaska américain. L’occasion de s’expliquer, mais aussi d’entériner l’adhésion ou non des nombreuses candidatures au Conseil de l’Arctique. Vingt candidats se bousculent au portillon. Parmi eux, quatre pays, dont la Suisse, dix ONG et six organisations intergouvernementales.
En lice depuis 2015, la Confédération aurait de bonnes chances d’être acceptée dans ce cénacle très convoité. «Pour moi, il y a 75% de chances qu’elle y soit», avance le français Mikaa Mered, spécialiste de la région et enseignant associé en économie polaire à l’Université des sciences appliquées de Laponie. «Sur les quatre pays candidats, la Suisse est celle qui a le plus de chances d'être admise, car elle a le mieux montré son engagement scientifique, commercial et diplomatique dans le soutien aux activités polaires durant les deux dernières années.» Contacté, le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) suggère que la décision devrait être prise aujourd’hui. Son porte-parole souligne cependant que tout reste «ouvert», ne souhaitant pas se lancer dans des pronostics. Pour Mikaa Mered, «ce qui pourrait empêcher l'acceptation de la Suisse serait le fait que les huit États membres décident de repousser la décision à 2019, car il n'y a pas encore de consensus solide sur la politique à observer en matière de gestion de nouveaux observateurs».

 
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La présence de la Suisse au pôle Nord peut surprendre mais, en réalité, le pays a une longue tradition dans la recherche scientifique polaire grâce à sa connaissance des glaciers alpins, comme l’écrivait par ailleurs La Cité en 2015*. Ainsi, le slogan «Suisse, un pays verticalement polaire» (Swiss, the Vertical Arctic) a été très bien compris et admis par les différents acteurs de l’Arctique. La Confédération a déjà été impliquée «dans une cinquantaine de projets scientifiques internationaux en Arctique ces dix dernières années», indique la brochure officielle de candidature de la Suisse au Conseil de l’Arctique, rédigée par le DFAE. Au cœur de ces projets se trouvent l’étude de la circulation océanique, des calottes polaires, de la biodiversité et des écosystèmes, mais surtout la compréhension et la prédiction des évolutions du climat et de la circulation atmosphérique, «pouvant être de sérieux dangers pour le transport maritime et le forage pétrolier». L’inauguration en 2016 à l’EPFL du Swiss Polar Institute s’inscrivait dans cette dynamique.
Au-delà de la recherche, l’Arctique attise aussi les convoitises en raison de la grande quantité de ressources naturelles dont elle regorgerait. La Mer de Kara disposerait par exemple d’autant de pétrole que l’Arabie saoudite. La région serait aussi la première réserve mondiale d’uranium (métal stratégique pour le nucléaire), et la troisième de terres rares, dont les dix-sept métaux sont au cœur du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (ordinateurs, portables, écrans plats, etc.), et des technologies vertes (panneaux solaires, éoliennes, voitures électriques). L’ouverture, grâce à la fonte des glaces, de nouvelles routes maritimes permettrait également de réduire de plus d’un tiers la distance entre l’Asie et l’Europe.

* Le Grand Nord devient le nouvel enjeu majeur pour le monde et la Suisse, par Martin Bernard, La Cité / Juin 2015.

 

 
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Pourquoi les femmes qui ont réussi barrent-elles la route à la relève féminine?

Mai 2017

Un obstacle incongru se pose en travers des femmes qui veulent avancer dans leur carrière. Il est dressé par d’autres femmes qui occupent des postes à responsabilité. Contre toute attente, elles empêchent leurs consœurs et renforcent ainsi les inégalités de genre. Une étude récente analyse les ressorts de ce comportement étonnant connu sous le nom de Queen Bee ou «Reine des abeilles».

 
 

Un obstacle incongru se pose en travers des femmes qui veulent avancer dans leur carrière. Il est dressé par d’autres femmes qui occupent des postes à responsabilité. Contre toute attente, elles empêchent leurs consœurs et renforcent ainsi les inégalités de genre. Une étude récente analyse les ressorts de ce comportement étonnant connu sous le nom de Queen Bee ou «Reine des abeilles».

 

Rebecca Thorstein Mai 2017

«J’ai toujours pris des risques. Je me suis battue pour avoir ce que j’ai. Les jeunes femmes qui débarquent maintenant, elles veulent tout avoir en se tournant les pouces.» Dans les propos renversants de cette femme dirigeante, il y a la racine d’un phénomène encore peu connu, le Queen Bee, ou la Reine des abeilles. Une étude universitaire, parue en avril dernier, plonge dans les ressorts les plus marquants de ce comportement, souvent indétectable, posant un obstacle sur le chemin vers la parité professionnelle. «L’image n’est guère flatteuse», concède Klea Faniko, co-auteure de l’étude¹. «La Reine des abeilles», précise-t-elle, «désigne un individu de sexe féminin qui règne sur une collectivité également féminine tout en maintenant ses congénères femmes dans une condition inférieure». Concrètement, dans une entreprise, lorsqu’une Queen Bee occupe un poste de direction ou «elle est bien placée dans la hiérarchie décisionnelle», elle ne soutient pas l’avancement de jeunes femmes, favorisant, paradoxalement, les hommes...

Complexe, le phénomène Queen Bee ne se résume pas à cet aspect. Apparu pour la première fois dans la littérature scientifique en 1974, et qualifié de «syndrome», c’est seulement depuis une quinzaine d’années qu’il est dévoilé sous ses plus étonnantes facettes. En 1993, la psychologue néerlandaise Naomi Ellemers relevait, aux Pays-Bas, que les femmes professeures avaient une «image masculine» d’elles-mêmes², s’attribuant les traits de leurs collègues hommes, tels que la domination et l’autorité. Mais il a fallu attendre 2004 pour qu’une étude dirigée par la même Naomi Ellemers, à cheval entre les Pays-Bas et l’Italie, atteste ce constat³. Elle compare les deux «pôles» européens en matière de représentation de femmes professeures dans les universités: le taux le plus bas se situant aux Pays-Bas (5%), alors que l’Italie figure parmi les pays avec le taux le plus élevé en Europe (11%). Par son degré de scientificité et sa méthodologie, cette étude est considérée comme «pionnière».

Belle Derks, psychologue et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Belle Derks, psychologue
et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

 Cette tendance des femmes à se décrire avec des traits masculins (dans les secteurs professionnels dominés par les hommes) est à nouveau confirmée en 2011. Quatre psychologues de l’Université de Leyde, à une vingtaine de kilomètres de La Haye, Belle Derks, Naomi Ellemers, Colette Van Laar et Kim de Groot, effectuent une plongée dans le monde des femmes policières néerlandaises. La police est «incontestablement l’organisation la plus fortement masculine, dans laquelle les femmes sont davantage sous-représentées qu’ailleurs», souligne d’emblée, à La Cité, la professeure Belle Derks, aujourd’hui titulaire d’une chaire à l’Université d’Utrecht.
Les quatre chercheuses se focalisent sur les policières «senior». «Notre but était d’évaluer si le sexisme et les biais de genre que ces femmes ont recontrés dans la police les avait conduites vers des réponses de type Queen Bee» explique-t-elle. «Nous avons alors demandé à la moitié d’entre elles de réfléchir à leur expérience du sexisme, tandis que l’autre moitié était invitée à réfléchir à des expériences positives lors de leur carrière. Nous avons constaté que les femmes qui avaient été confrontées au sexisme adoptaient plus tard des comportements de Reine des abeilles. Elles montraient que leur style de direction était très masculin, soit dominant et autoritaire, et qu’elles étaient plus investies et ambitieuses que les autres femmes, mais également qu’elles étaient moins enclines à soutenir et à améliorer les opportunités de carrière qui s’offraient à leurs consœurs plus jeunes», poursuit-elle. «En revanche, les femmes qui ont réfléchi à des expériences positives de carrière n’ont pas manifesté les mêmes réactions.» Et de conclure que «les comportements de type Queen Bee ne sont pas uniquement l’expression de femmes qui ont réussi dans leur vie professionnelle mais aussi une stratégie de survie qui surgit dans des environnements de travail masculins où elles sont confrontées au sexisme». Dans les entreprises néerlandaises passées au crible, dans la même étude, par les quatre psychologues, les résultats sont les mêmes. Lorsqu’elles évoluent dans un cadre de travail où les hommes sont surreprésentés, les femmes haut placées se décrivent sous des traits masculins et se jugent plus aptes à monter au sommet que les autres femmes... parce qu’elles se perçoivent comme étant «dominantes».

Un phénomène observé également en Suisse et en Albanie par l’universitaire genevoise Klea Faniko. L’étude qu’elle vient de publier⁴ apporte un nouvel éclairage: plus les femmes ont le sentiment d’avoir «sacrifié» — un sacrifice «perçu», précise-t-elle — leur vie familiale et de couple pour leur carrière professionnelle, plus elles se considèrent différentes des autres femmes et s’opposent à l’introduction de quotas de genre qui visent à aider les jeunes femmes qui démarrent leur carrière... Au cours de ses recherches, Klea Faniko a récolté des témoignages révélateurs de l’attitude de la Reine des abeilles. «Ah moi, quand j’étais jeune, je travaillais 24 heures sur 24» ou «les petites jeunes ne sont pas prêtes à faire des efforts». Les femmes Queen Bee sont persuadées «qu’elles font tout pour leur carrière alors que les jeunes seraient, selon elles, moins engagées», relève l’universitaire genevoise. Si quelqu’un vous fait part de ce genre d’argument, il y a des chances que vous vous trouviez face à une Reine des abeilles, poursuit-elle. «C’est un indicateur, comme le fait de s’attribuer des traits masculins et de s’assimiler au groupe des hommes
Avant de dévoiler d’autres indicateurs permettant d’identifier un comportement de Queen Bee, Klea Faniko tient à souligner qu’aucune observation empirique ne fait état d’une différence d’engagement de femmes en début de carrière. Bien au contraire, «l’investissement est tout aussi élevé que celui des femmes ayant atteint des postes de direction». Autre indicateur: «Les Queen Bee pensent que les jeunes hommes sont davantage impliqués dans leur carrière que les jeunes femmes.» Là encore, les études démentent cette disparité de perception. «Nos recherches montrent qu’il n’existe aucune différence en termes d’engagement entre les femmes et les hommes en début de carrière.» Et lorsque vous entendez une femme cadre affirmer «pour mon jeune assistant, la carrière, c’est tout, pour ma jeune assistante, c’est la famille», étaie Klea Faniko, «vous disposez aussi d’un indicateur de la vision déformée que peut induire le phénomène Queen Bee». Pour appuyer ses découvertes, Klea Faniko renvoie aux études des «pionnières», dont Naomi Ellemers, qui déclare à La Cité: «Lorsqu’il y a une quinzaine d’années, nous avons commencé à examiner s’il y avait des différences en termes d’ambition et d’engagement dans le milieu universitaire, nous n’avons pas été surpris de constater que les doctorants et les doctorantes étaient également engagés et partageaient la même ambition, montrant des performances académiques similaires

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

La professeure néerlandaise ajoute que son équipe de recherche «s’attendait à ce que les professeurs hommes puissent émettre des considérations sur le fait que les jeunes femmes étaient, selon eux, moins ambitieuses que les jeunes étudiants». Surprise: «Nous avons en revanche été très étonnés d’observer que c’étaient plutôt les femmes professeures qui exprimaient un stéréotype négatif envers les jeunes étudiantes, considérées moins engagées que leurs homologues masculins...» Naomi Ellemers et son équipe ont alors tenté d’en saisir les causes, mais, explique cette dernière, «à l’époque, le nombre de femmes professeures n’était pas suffisamment grand pour tirer des conclusions». Au fil des ans, poursuit-elle, «nous avons récolté de nouvelles données dans d’autres universités et dans des secteurs professionnels dominés par les hommes, nous indiquant que nos observations initiales étaient solides et persistantes».
La professeure tient à souligner l’influence que le milieu professionnel exerce sur le comportement des Reines des abeilles. Pour elle, les attitudes de type Queen Bee ne sont pas des caractéristiques innées de femmes: «Comme nous l’avions expliqué lors de notre première recherche en 2004, la tendance à être extrêmement critique envers les femmes plus jeunes n’est pas le révélateur d’un défaut caractériel typique des femmes qui ont réussi. En revanche, cela émane de leur propres expériences, en particulier des efforts qu’elles ont dû produire pour réussir au sein d’organisations où la confiance dans les capacités des femmes est minime⁵.»
Les Reines des abeilles se reconnaissent aussi «par leur déni de la réalité du sexisme et de la discrimination sexuelle», ajoute Klea Faniko. «Car elles se sentent différentes de leur groupe d’appartenance.» Autant de traits psychologiques que l’universitaire identifie comme un obstacle majeur: «Ces femmes se dressent contre les mesures aidant les autres femmes.» Dans certains cas, raconte-t-elle, «elles vont jusqu’à dénoncer d’autres femmes d’utiliser le sexisme comme alibi de leur échec professionnel». Quant à la solution d’imposer des quotas de genre, elles la rejettent le plus souvent, sous toutes ses formes.

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

En 2015, Klea Faniko relevait que les femmes avec un niveau d’études supérieur étaient étonnamment moins disposées que les femmes avec un niveau d’éducation inférieur à soutenir des politiques en faveur de leur groupe d’appartenance⁶. Il s’ensuit que «le fait d’avoir plus de femmes à la tête des entreprises ne favorise pas forcément les carrières des autres femmes...» Toujours en 2015, une étude italo-étasunienne montrait que, dans une commission de nomination des professeurs universitaires, les femmes tenaient un positionnement défavorable aux candidatures féminines⁷.
Chez les hommes, en revanche, ces traits négatifs n’apparaissent pas. «Ceux qui ont eu à faire de lourds sacrifices ou des choix difficiles pour leur carrière ne manifestent pas un comportement d’obstruction envers des collègues plus jeunes», commente Klea Faniko. L’universitaire mentionne à cet effet le phénomène du Old Boys Club, désignant cette solidarité masculine qui se forge autour d’une bière après le travail ou dans les vestiaires des clubs sportifs. «Il est plus facile de voir des dirigeants jouer par exemple au tennis avec leurs jeunes assistants que des femmes dirigeantes en faire de même avec leurs jeunes assistantes.» En dehors du travail, une femme qui a des enfants pense à rentrer chez elle, ce qui lui empêche d’entretenir des contacts avec ses collègues. à ce stade, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. «La façon avec laquelle notre société structure les obligations familiales, qui sont souvent épargnées aux hommes, a une incidence sur le choix des femmes», analyse Klea Faniko.Rendant parfois impossible celui de cultiver une solidarité féminine dans le lieu du travail.

Comment déjouer ce mécanisme qui empêche à la relève féminine de monter au sommet? L’universitaire genevoise plaide pour la mise en place de «programmes spécifiques». Une solution consiste à «montrer que les femmes jeunes aussi ont eu à faire des choix difficiles et qu’elles sont malgré tout prêtes à aider d’autres femmes», explique-t-elle. D’autres pistes peuvent et «doivent», dit-elle, être explorées. Klea Faniko en appelle aux employeurs: «Ils devraient en priorité soutenir les femmes en début de carrière dans leurs efforts pour combiner vie professionnelle et vie privée. C’est sans doute le levier qui permettrait de rompre ce cercle vicieux
En attendant que la politique prenne enfin la question à bras-le-corps.


1. En anglais: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it, par Klea Faniko (Université de Genève et d’Utrecht), Naomi Ellemers (Université d’Utrecht), Belle Derks (Université d’Utrecht) et Fabio Lorenzi-Cioldi (Université de Genève).

2. Naomi Ellemers, «Sociale identiteit en sekse: Het dilemma van successvolle vrouwen» (Social identity and gender: The dilemma of successful women), Tijdschrift voor Vrouwenstudies, 1993.

3. En anglais: The underrepresentation of women in science: Differential commitment or the queen bee syndrome?, par Naomi Ellemers, Henriette van der Heuvel (Université de Leyden), Dick de Gilder (Free University Amsterdam), Anne Maas (Université de Padoue) et Alessandra Bonvini (Université de Padoue).

4. Op. cit: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it.

5. Belle Derks, Colette Van Laar, Naomi Ellemers: The Queen Bee Phenomenon: Why Women Leaders Distance Themselves from Junior Women. Leadership Quarterly, 2016.

6. Klea Faniko, Genre d’accord, mérite d’abord? Une analyse des opinions envers les mesures de discrimination positive, Peter Lang, Berne.

7. En anglais: Does the Gender Composition of Scientific Committees Matter?,par Manuel Bagues (Aalto University et Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit, Bonn), Mauro Sylos-Labini (Université de Pise), Natalia Zinovyeva (Aalto University).

 
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Pourquoi l’Uni de Genève ne dispose pas d’anticorps contre le sexisme

8 février 2017

Les résultats d’une étude sur la carrière académique à l’Université de Genève sont sans équivoque. En 2016 encore, le sexisme perturbe les relations entre les doctorantes et leur hiérarchie masculine. Loin d’être anodin, ce phénomène persiste dans une institution qui, habilitée à appréhender les discriminations en dehors de ses murs, devrait pourtant le rejeter naturellement. Parfois humaines, les raisons sont aussi à chercher dans des facteurs structurels, telles la dépendance hiérarchique et la précarité contractuelle des doctorantes.
 

© Alberto Campi / Novembre 2016

© Alberto Campi / Novembre 2016

 
 

Les résultats d’une étude sur la carrière académique à l’Université de Genève sont sans équivoque. Le sexisme perturbe les relations entre les doctorantes et leur hiérarchie masculine.

Rebecca Thorstein Février 2017

«Ma petite», «ma belle», «ma chérie», «ma mignonne», «ma jolie», «ma poulette», «mon enfant», «mon amour»... Le poison du sexisme se diffuse à petites doses, il circule imperceptiblement à l’aide de mots chargés d’une proximité suspecte. Telles ces interpellations affectueuses ou paternalistes que des professeurs ont (eu) l’habitude de prononcer en s’adressant à leurs jeunes chercheuses de l’Université de Genève, indépendamment de leur stade de carrière, comme le révèle une retentissante étude¹ menée par l’universitaire Klea Faniko², rendue publique fin novembre dernier. Des paroles déplacées, mais également des remarques dénigrantes.
Une histoire presque ordinaire qui, aujourd’hui, n’épargne pas l’Université de Genève, après avoir touché tant de secteurs professionnels. Longtemps passé sous silence, le phénomène du sexisme est aujourd’hui exposé au grand jour. L’automne 2016 a été particulièrement dense. Les propos choquants d’un certain Donald Trump, rabaissant les femmes au rang humiliant de bêtes objets sexuels, ont déclenché aux États-Unis une vague de dénonciations. En France, un rapport remis au gouvernement, le 24 novembre dernier, pointait la persistance du sexisme dans le monde du travail. À Lausanne, lors d’une enquête de l’Observatoire de la sécurité lausannois, de l’institut IDIAP et de l’EPFL, rendue publique en décembre, plus de 70% des femmes âgées entre 16 et 25 ans ont déclaré avoir été victimes de harcèlement de rue...

À l’Uni de Genève, le cadre diffère foncièrement, puisque ce phénomène se propage dans ce milieu censé disposer d’anticorps naturels. Le sexisme se fonde sur «des attitudes, des croyances et des comportements qui soutiennent l’inégalité entre le statut des femmes et des hommes», précise l’étude de Klea Faniko. Dans ce même document, le recteur de l’alma mater genevoise, Yves Flückiger, rappelle que son institution «en tant que lieu de recherche, sait mieux qu’aucune autre analyser, révéler et expliquer des discriminations qui apparaissent trop souvent ‘naturelles’». Dès lors, poursuit-il, «elle ne peut plaider l’ignorance des mécanismes qui, volontairement ou non, malmènent cette égalité». De ces mécanismes qui malmènent l’égalité, Klea Faniko montre les effets pervers. Les interpellations affectueuses, «ma petite», «ma belle», «dévalorisent les compétences professionnelles des femmes en les renvoyant au rôle de fille ou de partenaire potentielle», dénonce-t-elle d’emblée.

 
Présentation de l’étude «Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain». © Alberto Campi / Novembre 2016

Présentation de l’étude «Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain». © Alberto Campi / Novembre 2016

 

L’étude cite le témoignage, embarrassé et embarrassant, d’une doctorante: «Le fait d’être appelé ma belle, ma petite, remet clairement en cause les compétences pour moi. C’est indirect, ça vient en filigrane mais après on intériorise beaucoup ça, et on reste quand même quatre ou cinq ans avec une telle personne pour un doctorat. (...) On prend conscience que ce n’est pas normal qu’on se fasse appeler petite, pas normal qu’on se fasse appeler ma belle.» Et d’asséner: «Ce n’est pas normal qu’il ne connaisse pas notre nom au bout de quatre ans...» C’est un cas de sexisme bienveillant, décrivant des femmes «comme des créatures pures et fragiles, qui doivent être protégées par les hommes», analyse l’auteure de l’étude, en citant la définition que les universitaires étasuniens Susan T. Fisk et Peter Glick ont formulée il y a vingt ans ³. «Ce sexisme a un impact négatif sur les performances professionnelles des femmes, en ce qui les cantonne dans un rôle subalterne», analyse Klea Faniko.

Les témoignages recueillis expriment tous la même tonalité dévalorisante. «Il y a un prof qui m’appelle «mon amour», c’est le même qui m’a dit que si j’étais engagée c’était parce que je n’étais pas moche.» Ce type de comportement peut provoquer des malentendus gênants: «Tout le monde était persuadé que j’avais une relation avec mon chef. Simplement, parce qu’il m’appelait ma belle.» Et susciter des réactions blessantes: «D’un coup, les membres de mon équipe me gardaient loin de toutes les sorties qu’ils faisaient ensemble», se désole une doctorante. La perception des interpellations affectueuses varie chez les jeunes collaboratrices interviewées. «Certaines en font abstraction, explique Klea Faniko, en les considérant comme un détail de forme attribuable à l’écart générationnel ou au profil socio-culturel de leur professeur.» D’autres ont fait l’expérience de leur caractère pernicieux. «Je faisais confiance à mon directeur de thèse qui m’appelait «mon enfant». «Mon enfant termine ta thèse... Mon enfant concentre-toi sur sur ta thèse... Après on verra pour les financements de tes participations aux congrès.» Je me suis retrouvée à la fin de ma thèse avec zéro participation aux congrès et toujours la conviction que mon prof savait très bien quelle était la meilleure chose pour son enfant...» Pour les cibles du sexisme, la bienveillance émotionnelle de leur supérieur hiérarchique fonctionne parfois comme un piège qui se referme sur leurs ambitions.

 
Klea Faniko, auteure de l’étude sur le sexisme à l’Université de Genève © Alberto Campi / Novembre 2016

Klea Faniko, auteure de l’étude sur le sexisme à l’Université de Genève © Alberto Campi / Novembre 2016

 

Lorsqu’il manifeste une attitude méprisante, le sexisme change de nature, il devient hostile. Il frôle alors la misogynie. Klea Faniko a récolté les témoignages de doctorants qui, en laissant traîner l’oreille, ont capté des «considérations» à peine imaginables en 2016, prononcées par un collègue, voire un professeur, à l’encontre des doctorantes: «J’ai entendu des commentaires tels que: ‹oh mais c’est une femme› ou ‹bientôt, elle va retomber enceinte› ou ‹de toute façon, elle est occupée avec ses enfants, elle n’a pas le temps pour ce genre de choses›.» Dans les relations de travail, «le sexisme hostile conduit à la croyance que les femmes sont mieux adaptées à certains rôles...», souligne l’auteure de l’étude. Les stéréotypes de la femme aux fourneaux, de la mère au foyer ou de la femme objet sexuel sont tenaces. Qu’ils persistent dans une institution habilitée, et habituée, à les appréhender en dehors d’elle, c’est un paradoxe cinglant. Le «facteur humain», que Klea Faniko met en exergue dans le titre de son étude, n’explique qu’en partie sa constance.

Loin d’être un trait de faiblesse, la crainte d’entrer en conflit avec un supérieur académique est en réalité imputable à un facteur structurel: la dépendance hiérarchique, aux contours presque moyenâgeux, qu’une doctorante est contrainte d’accepter, soit la relation de subordination à un directeur de thèse, une voie à sens unique à laquelle personne d’autre que le professeur et l’étudiante ne peut accéder ni se mêler. «Quand votre carrière intellectuelle et académique dépend d’un unique professeur, si celui-ci dysfonctionne vous risquez de ne plus poursuivre votre parcours», déplore Klea Faniko. En raison de leur position subalterne dans la relation hiérarchique, «les doctorantes affirment qu’il est difficile d’aller au-delà de l’autorité du directeur de thèse sans pour autant dégrader la qualité de la relation», ajoute Klea Faniko. Pour celles qui risquent de tomber, et donc de tout perdre, le filet académique n’est pas suffisamment solide. En cause, la fragilité contractuelle des jeunes chercheuses. À durée déterminée et à temps partiel, les contrats sont renouvelables tous les trois ans, s’enchaînant sans garantie de confirmation. «Le lien entre le sexisme et la précarité est très fort», affirme Klea Faniko. «Aussi fort que dans les entreprises privées», un univers que la chercheuse a également étudié. À l’Université, cependant, il n’est pas rare de cumuler des temps partiels, «un 30% dans un département, un 20% dans un autre, un bricolage qui risque de augmenter les chances de subir du sexisme».

Dépendance hiérarchique et fragilité contractuelle. Pour les doctorantes, le parcours du combattant ne se limite pas à ce double obstacle. En 2006, une étude réalisée auprès de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève montre que les femmes du corps intermédiaire (assistantes, doctorantes, maîtres d’enseignement et de recherche) «bénéficient d’un moins bon encadrement que les hommes, et qu’elles ont moins de contact avec leur directeur ou directrice de thèse par rapport à leurs homologues masculins», rappelle Klea Faniko. «Ces caractéristiques se retrouvent en partie dans les entretiens que j’ai menés», constate-t-elle. Les doctorantes ont l’impression de ne pas être suffisamment prises au sérieux, se plaint la chercheuse. Les résultats de son étude montrent pourtant «qu’il n’existe pas de différences significatives entre les femmes et les hommes en ce qui concerne leur motivation». Le chemin est semé d’embûches. Parfois inattendues. Tel le phénomène de la «reine des abeilles», «la tendance de certaines femmes qui ont atteint des positions importantes à freiner l’ascension des jeunes femmes», explique Klea Faniko. Plus qu’un constat, c’est une mise en garde. Car selon la chercheuse, «il ne faut pas voir l’Université de Genève comme un monde à part». L’institution souffre des maux qui rongent l’ensemble de la société. «Aucune université n’est à l’abri, partout ailleurs, que ce soit en Europe ou aux états-Unis, comme le montrent bien d’autres études

En Suisse, l’étude de Klea Faniko fait œuvre de pionnière. «C’est une première», souligne Brigitte Mantilleri, directrice du Service de l’égalité de l’Université de Genève. «Les autres universités suisses nous regardent.» Le projet de mener une étude a été conçu dans ses bureaux, «l’aboutissement d’une longue histoire», raconte-t-elle dans un avant-propos au rapport de Klea Faniko. «Une histoire qui débute avec des constats et des confessions faites depuis des années sous le sceau du secret, par peur des représailles, au Service de l’égalité et qui laissent tout le monde dans l’impasse.» L’étude «a motivé le rectorat à inscrire la lutte contre le sexisme parmi ses priorités», se réjouit Brigitte Mantilleri. «Un groupe de travail planche sur le sujet», ajoute-t-elle, «avec pour mission de proposer des solutions innovantes, efficaces et pérennes.» Il sera composé de membres du corps professoral, vraisemblablement un doyen, des ressources humaines, des services de l’égalité et juridique. Une campagne de communication est en préparation, alors qu’un code de bonne conduite devrait voir le jour l’an prochain. Parallèlement, «un guide sera aussi rédigé pour donner des outils aux personnes relais chargées d’intervenir en premier ressort». Parmi les mérites du travail de Klea Faniko, explique Brigitte Mantilleri, «il y a le constat que l’impunité ou la banalisation sont bien trop souvent de mise».
 

 
© Alberto Campi / Novembre 2016

© Alberto Campi / Novembre 2016

 

L’Université de Genève se veut alors offensive. «En tant que lieu de formation, nous avons un impact indéniable sur l’avenir», s’inquiétait le recteur Yves Flückiger lors de la présentation de l’étude. Son arsenal de mesures illustre, rétrospectivement, pourquoi elle s’est jusqu’ici retrouvée démunie d’anticorps contre le sexisme. Ce qui a été mis en place ces dernières années n’était pas suffisant. «La règles de préférence pour la personne qui appartient au sexe représenté, les programmes de mentorat ou encore les Subsides tremplin, ont globalement été bien perçues», concède Klea Faniko. Mais les mesures efficaces et durables sont encore à venir. En 2016, «la faible représentation des chercheuses dans les postes à haut statut ne peut être attribué à leur investissement professionnel, mais plutôt à des facteurs liés au cadre de travail», conclut-elle. Dans ce domaine, c’est presque une révolution copernicienne.

1. Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain. Étude psycho-sociale menée par Klea Faniko. Université de Genève, Novembre 2016. Ce projet de recherche a été réalisé en deux phases, explique-t-elle. Dans un premier temps, le terrain a été exploré à travers une étude qualitative sur la base de 85 entretiens individuels. À partir des observations obtenues dans ces entretiens, il a été possible de procéder à une étude quantitative fondée sur un questionnaire auprès de 818 personnes.

2. Docteur en psychologie sociale à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, Klea Faniko est actuellement engagée comme chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas. Ses recherches portent sur la perception des mesures positives soutenant les carrières féminines, la trajectoire professionnelle des femmes, et les obstacles qu’elles rencontrent dans leur carrière. Elle est l’auteure d’une monographie et de deux ouvrages collectifs, ainsi que de plusieurs contributions à des revues scientifiques et à des ouvrages collectifs.

3. Peter Glick & Susan T. Fiske, «The Ambivalent Sexism Inventory: Differentiating hostile and benevolent sexism». Journal of Personality and Social Psychology, 1996.

 


 
 

«J’ai été mise à l’écart,
il a été honoré»

Elle a subi durant six ans les remarques sexistes de son directeur de thèse, des attitudes et des gestes déplacés, des propos vexants, parfois humiliants, prononcés comme si de rien n’était, devant ses collègues. En public également, lors d’une conférence. Ce jour-là, elle a senti le sol se dérober sous ses pieds. Le lendemain, son médecin, alerté par son état de détresse, décide de la mettre en congé maladie. Elle, c’est une doctorante de l’Université de Genève, dont on taira le nom. Une victime «atteinte dans sa personne». Le récit qu’elle nous livre dans un café genevois est à lire comme un Guide de l’impréparation face au sexisme à l’ère du savoir. Un paradoxe d’autant plus cuisant que la doctorante a vécu son calvaire dans l’enceinte universitaire, lieu consacré à la compréhension de la nature humaine. C’est ici que des collègues l’ont traitée d’hypersensible lorsqu’elle leur faisait part du comportement de son directeur de thèse. «Lui, il était considéré comme un homme gentil», se souvient-elle en baissant les yeux en signe de dépit.

Ce mur de l’incompréhension, cette distance polie que son entourage professionnel tient avec sa souffrance, «comme si j’avais une maladie contagieuse», amplifie le découragement. Personne ne se doute alors que la doctorante est victime d’un véritable pilonnage sexiste: «Il faut que tu te trouves un homme riche pour t’entretenir», «surtout, tu ne tombes pas enceinte», «alors, tu as un copain?», «tu prends la pilule?»... Dans ses e-mails, le directeur de thèse écrit généralement une seule phrase, juste un verbe et un complément, mais «pas de sujet»: «Faire le rapport d’activité», «passer la semaine prochaine». Les effets physiques et psychologiques sont ravageurs: migraines, perte de sensation dans les mains et les pieds, fourmillements, pulsions suicidaires... «Je pleurais tous les jours.» Dans cette spirale de malaise, elle trouve la force de s’adresser à la Commission d’égalité de sa faculté. Qui l’encourage à témoigner devant le doyen.

Lors de cet entretien, elle ressent pour la première fois de la «reconnaissance». Le doyen lui fait la promesse de convoquer le directeur de thèse pour lui demander de ne plus entrer en contact avec elle. La doctorante accepte d’être affectée provisoirement dans un autre département. Une «mise à l’écart» qui ne dit pas son nom. Le directeur de thèse est proche de la retraite. Mais le répit sera de courte durée. Quelques jours plus tard, elle reçoit un e-mail de ce dernier qui lui demande... à la rencontrer. Ce message fait remonter à la surface la douleur qu’elle avait enfouie dans l’espoir que la page allait être définitivement tournée.

Avec le recul, aujourd’hui, elle imagine avec une ironie amère que «la discussion avec le doyen a dû se terminer par une tape sur l’épaule...» Ce drame éclate aussi sous l’incapacité de la hiérarchie à gérer les cas de sexisme. «On m’a conseillé de ne pas activer un filtre dans ma messagerie contre mon prof pour ne pas éveiller les soupçons...» Les dispositifs de prise en charge sont inexistants, le flou juridique persistant. À qui incombe la responsabilité d’agir, de mettre un terme à un comportement sexiste? Dans un dernier sursaut de courage, se sentant totalement isolée, la doctorante prend sur elle l’effort écrasant d’écrire un e-mail définitif à son directeur de thèse, lui enjoignant de ne plus la contacter. Elle n’aura enfin plus de nouvelles de lui. Mais lorsque la retraite sonne pour son harceleur, elle reçoit un ultime choc: «Il a été nommé professeur honoraire», se désole-t-elle. «Moi j’ai été mise à l’écart

 
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Qui va dominer le monde? «Personne, mon général!»

20 janvier 2017

Avec l’arrivée de Donald Trump à la tête de la superpuissance étasunienne, la planète semble entrée dans une phase de fibrillation. Le nouveau président des États-Unis se dresse contre les multinationales, l'establishment internationalisé, les ennemis du peuple américain, et promet d’ouvrir une nouvelle ère de domination étasunienne dans le monde. L’universitaire genevois Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, explique les raisons pour lesquelles ce scénario n'est plus réalisable. Mais si personne ne va dominer le monde, les «effets de dominations», eux, sont bel et bien opérants.

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

 

Avec l’arrivée de Donald Trump à la tête de la superpuissance étasunienne, la planète semble entrée dans une phase de fibrillation. Le nouveau président des États-Unis se dresse contre les multinationales, l'establishment internationalisé, les ennemis du peuple américain, et promet d’ouvrir une nouvelle ère de domination étasunienne dans le monde. L’universitaire genevois Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, explique les raisons pour lesquelles ce scénario n'est plus réalisable. Mais si personne ne va dominer le monde, les «effets de domination», eux, sont bel et bien opérants.

 

Propos recueillis par Fabio Lo Verso 20 janvier 2017

Donald Trump prend ses fonctions et le monde retient son souffle. Durant sa tonitruante campagne électorale, le nouveau président des États-Unis a fait un usage immodéré du langage de la force, un trait qui le rapproche de l’autoritarisme du président russe Vladimir Poutine. Le fil qui unit les deux hommes remet au goût du jour la sempiternelle question: Qui domine le monde? Mais surtout, qui va le dominer? Une interrogation qu’il convient néanmoins de désamorcer, plaide Stephan Davidshofer, chercheur en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Genève. Au printemps 2016, l’universitaire a publié un article intitulé… Qui domine le monde? ¹ C’est tout naturellement à lui que La Cité s’est alors adressée pour comprendre dans quelle mesure l’arrivée du milliardaire new-yorkais à la tête de la «superpuissance» américaine est susceptible de bousculer l’ordre mondial actuel.

Avec son slogan Make America Great Again, littéralement Rendre sa grandeur à l’Amérique, Donald Trump a manifesté sa volonté de voir les États-Unis dominer la planète. N’est-il pas déjà le cas?

Stephan Davidshofer: Dans les années 1990, après la chute de l’URSS et la fin de la Guerre froide, la planète a vécu une phase «unipolaire», qui a duré environ une quinzaine d’années, durant laquelle les États-Unis ont porté à bout de bras l’ordre mondial. Durant cette période, la politique internationaliste de Washington, moteur de l’OTAN, est à l’origine des interventions militaires en Somalie, Libye, Kosovo, Irak… Puis l’année dernière, la Russie a annexé la Crimée, et l’OTAN n’a pas réagi. Signe que la phase «unipolaire» étasunienne est définitivement terminée.
Aussi, en inscrivant le slogan de Trump dans une perspective historique plus profonde, il a toujours existé une tension entre isolationnisme et interventionnisme dans le rapport des États-Unis avec le monde. Après 70 ans de volontarisme tous azimuts, évoquer un retour de la grandeur de l’Amérique comme une volonté de se désengager des affaires mondiales constitue une vision des choses très parlante pour une grande partie de la population.     

Mais, durant cette phase «unipolaire», les États-Unis de Clinton, Bush et en partie d’Obama ont bel et bien dominé le monde.

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a eu une demande de domination de la part d’un certain nombre de pays rassurés par le rôle de «gendarme du monde» endossé par les États-Unis. Mais c’est fini. On dit qu’après une amputation, on sent encore un membre. Certains reprochent aujourd’hui à Obama sa passivité au Moyen-Orient, alors que, durant la phase unipolaire étasunienne, les mêmes reprochaient à Washington exactement le contraire.

Si après la Guerre froide et la chute de l’URSS, les États-Unis ont progressivement perdu leur domination sur le monde, qui l’a dominé? Le capital?

La réponse à la question «qui domine le monde?» est politique ou ne l’est pas.

On objectera que les États sont écrasés par la mondialisation. Ont-ils encore leur mot à dire dans la marche du monde?

Les États n’ont pas totalement perdu la main, ils gardent un certain pouvoir de régulation et ne sont pas aussi démunis qu’on le pense face à la mondialisation. Prenez l’exemple des condamnations et amendes infligées par Washington aux banques qui ont facilité l’évasion fiscale des ressortissants étasuniens.

Les États seraient-ils en passe de reprendre le pouvoir?

Les multinationales, qui se sont affranchies depuis longtemps des logiques étatiques en délocalisant leur production, demeurent toujours des acteurs de taille du marché global, dans lequel les États ne jouent qu’un rôle marginal.

Donc ni les États ni les multinationales ne dominent le monde…

C’est exact. Les deux réponses courantes à la question «qui domine le monde?» — la réponse «globalisante» et «étatique» — ne sont pas satisfaisantes.

Quelle réponse peut-on considérer comme satisfaisante?

La meilleure réponse est: ceux qui s’en sortent le mieux sont capables de jouer sur les deux tableaux, ils disposent d’un pouvoir d’influence au niveau national et sont également bien intégrés dans les réseaux internationaux ou transnationaux. Les classes dominantes, les membres des grandes bourgeoisies, ont toujours été «multipositionnés». En Suisse, par exemple, l’homme qui a mené l’UDC au succès, Christoph Blocher, est un riche et influent homme d’affaires qui a consolidé sa fortune grâce au commerce international.

Cette classe transnationale peut-elle être considérée comme dominante?

En tant que classe ou élite, oui. J’ajouterais que cette typologie d’élite transnationale a toujours existé. Mais ce serait difficile de lui trouver une forme d’intentionnalité. Or la domination, telle que traditionnellement comprise, implique un projet politique. De là à dire que les élites transnationales ont un projet de domination, on tombe dans le complotisme.

Serait-ce tenir un discours complotiste que d’affirmer que le fameux 1% détenant la richesse de 99% de la population mondiale, ou les huit milliardaires qui possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, dominent le monde?

Encore une fois, il faudrait leur prêter un dessin commun de domination. La logique du 1% est affreusement simpliste et mène au complotisme. Prenez George Soros, le multimilliardaire qui a coulé la Banque d’Angleterre en spéculant sur la livre sterling. Il a un agenda libéral. Le capitalisme va de pair selon lui avec une forme de libéralisme mais aussi de philanthropie. D’autres milliardaires, Warren Buffet et Bill Gates, distribuent eux aussi des milliards à des œuvres humanitaires et s’inscrivent dans cet agenda libéral… Agenda qui n’est pas du tout au goût du pouvoir russe qui perçoit le soutien par exemple d’un George Soros à la société civile de pays de l’ex-bloc socialiste comme une entreprise de déstabilisation de l’influence de Moscou sur ces pays. Tout cela pour dire que vous ne trouverez pas d’oligarques russes qui auraient soutenu les manifestants de la place Maïdan en Ukraine. Cela indique que ce milieu n’est pas homogène et que ses représentants n’ont pas tous un même dessin.

Que révèle alors l’émergence de ce cercle restreint de super riches?

Ce fameux 1% était bien moins riche avant. Pourquoi? Parce que ses représentants acceptaient l’idée de payer des impôts. C’était une façon, pour être un peu cynique, d’«acheter la paix sociale». Je parle de l’époque de la Guerre froide. Les super riches et leurs entreprises s’acquittaient de l’impôt parce qu’ils avaient peur d’une révolution populaire, de basculer dans le communisme. Aujourd’hui, ils n’ont plus cette crainte et font facilement recours à des méthodes pour échapper à l’impôt, au travers de l’optimisation fiscale ou la création de sociétés off-shore dans les paradis fiscaux.

Face au phénomène de l’optimisation et de l’évasion fiscale, les États ont-ils perdu leur souveraineté?

Certains États tendent à renforcer leurs dispositifs légaux contre ce fléau. Mais ce phénomène montre que, après la Guerre froide, l’État n’est plus une enveloppe protectrice pour les populations. L’économie et la finance ne sont plus régulées par l’État, la sécurité non plus. Ce point est fondamental pour comprendre le succès des théories du complot.

Qu’ont-elles à voir les théories du complot avec l’impuissance des États?

Très souvent, les théories du complot ont un cadre souverainiste. Dans ces théories, la souveraineté est présentée comme une enveloppe protectrice. Dans Énigmes et complots, publié en 2012, le sociologue Luc Boltanski explique pourquoi au XIXe et XXe siècles, les complotistes de tout poil, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, étaient obsédés par la figure du Juif: parce qu’il échappait au contrôle de l’État à travers la figure du banquier qui maîtrise le capital international ou à travers celle de l’anarchiste… Il était facile de plaquer sur le Juif ces deux typologies anti-souverainistes.

Comment démonter les théories du complot?

Le succès des théories du complot est, d’une part, dû à l’échec relatif des sciences sociales, des universités ou des savoirs autorisés à produire une clé de lecture intelligible et, de l’autre, de la révolution de l’information, donc sa démocratisation, sous le règne des réseaux sociaux. Après la Guerre froide, aucune grille de lecture intelligible de ce monde ne s’est légitimement imposée. Avant, tout se lisait à travers la Guerre froide, syndicats, patronat, tout le monde utilisait cette grille de lecture. Nous sommes face à une impasse qui rend très difficile une entreprise de démolition des théories du complot.

Comment expliquer cet échec à produire une nouvelle clé de lecture intelligible du monde?

La vérité, telle qu’on la concevait auparavant, c’est-à-dire une production scientifique contrôlée par des pairs ou par un protocole de recherche ou, dans une logique journalistique, contrôlée par la vérification des faits, le fact cheking, n’a plus la même légitimité aujourd’hui. N’importe qui peut dire n’importe quoi et il n’y a pas de conséquence. C’est là que la démocratisation de l’accès à l’information a de fortes affinités avec le populisme. Les canaux d’information et de production du savoir traditionnels sont systématiquement exposés à la méfiance.

On revient à Donald Trump, le point de départ de cette discussion. Il dit n’importe quoi, mais il n’est pas pour autant disqualifié. Cela dit, la crise que vous décrivez est précédente à son arrivée.

Absolument. Après la Guerre froide, le fil qui liait le champ scientifique aux champs politique et économique s’est progressivement distendu, pour des raisons qui sont propres à tous ces champs. Le champ scientifique a perdu de son autorité bien avant l’arrivée de Trump. Aujourd’hui, à l’ère de la post-vérité, où les opinions personnelles et les émotions tiennent lieu de faits, ce lien est rompu. Autour de Trump, on voit l’extrême difficulté à établir une vérité.

Où se situe le cœur de cette crise de la connaissance et du savoir?  

La fin de la Guerre froide a provoqué une perte générale de repères. L’immense lacune laissée par cette grille de lecture n’a pas été comblée, ni par les universités ni par les médias, ce qui a donné lieu à un phénomène de dérégulation générale des clés de lecture, donc aux théories du complot, avec pour conséquence une difficulté, voire une impossibilité, à produire un savoir ou une vérité reconnue comme telle par une majorité.

Par exemple?

J’ai été sidéré lorsque l’usage d’armes chimiques dans une banlieue de Damas en 2013 a été dévoilé et condamné par la communauté internationale. Quelques semaines plus tard, un sondage indiquait que près de 50% des personnes interrogées étaient convaincues que ce n’était pas vrai.

Quels sont les effets concrets de cette dérégulation des clés de lecture?

Sur la question, par exemple, qui domine le monde?, on n’arrive plus à avoir un discours légitime et autorisé. Mais l’effet le plus pernicieux est ailleurs, lorsqu’on a de plus en plus de mal à faire à la différence entre une information produite avec des critères de scientificité et une information sur les réseaux sociaux qui ne serait pas produite avec les mêmes critères de scientificité.

C’est un tableau déstabilisant que vous dépeignez. Comment le corriger?

Toute la question est là. C’est le véritable défi de notre époque, dont la spécificité est celle-ci: nous vivons dans un sentiment d’insécurité permanent généré avant tout par une incapacité à produire un entendement du monde consensuel. Car comprendre le monde, qu’il est injuste et violent, ou au contraire plein de promesses, permet de rassurer. Le repli ou le retour vers le religieux témoigne à cet égard de ce manque.
Et la machine à produire du sens a subi une très grosse panne qui n’est pas près d’être réparée. La fin de la Guerre froide s’était ouverte sur une période d’optimisme. On parlait à l’époque du triomphe incontestable de la démocratie libérale, qu’il ne nous restait plus qu’à encaisser les «dividendes de la paix». Mais deux décennies d’ajustements structurels et d’interventions humanitaires très maladroites ont balayé cet espoir. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes carrément passés aux «dividendes de la terreur». La seule clé de lecture qui s’impose depuis est celle du terrorisme. En reprenant la formule de Didier Bigo, le fil rouge de la menace communiste a été remplacé par un fil vert, faisant le lien entre immigration, criminalité, incivilité, terrorisme et islam. Tout un programme. Nous sommes dès lors pris dans le piège de l’insécurisation permanente. Saturer les gens de discours anxiogènes va difficilement les rassurer.

Certains observateurs affirment qu’on est en passe de revenir à un climat de Guerre froide. Qu’en pensez-vous?

Le concept de Guerre froide revient parce qu’il est familier et parce que nous avons la nostalgie de cette époque où les rapports de force étaient clairs et l’ennemi identifiable. En témoigne la multiplication d’évocations de cette époque comme la série télévisée The Americans par exemple. La Guerre froide est à la mode, elle est devenue vintage! Mais il ne faut pas tomber dans le piège de croire que cette époque est revenue ou, pire, de croire qu’on vivait mieux sous la Guerre froide, avec la menace d’un Armageddon nucléaire au coin de la rue.

Que vous inspire la diffusion d’une information non vérifiée, l’existence d’une vidéo où Donald Trump s’adonnerait à des pratiques sexuelles hors norme dans une chambre d’hôtel à Moscou?

Cela donne l’impression qu’on est en train de retomber dans des logiques de subversion. De même lorsqu’on affirme que des partis populistes d’extrême droite, comme le Front national en France, seraient directement financés par la Russie. Ce pays est considéré comme le pivot d’une prétendue logique de subversion de l’ordre mondial. On en arrive même au stade d’affirmer que la production du discours de post-vérité serait un complot ourdi par le Kremlin pour déstabiliser l’Occident…

Quelle est la position de l’Europe dans ce tableau?

L’Europe a été affaiblie par l’irresponsabilité des élites nationales qui ont caressé l’électorat dans le sens du poil, en lui faisant croire qu’il est possible d’agir tout seul par exemple sur l’économie transnationale. Aujourd’hui, on paye chèrement l’effet boomerang de cette irresponsabilité.

Quel est cet effet boomerang?

Le creusement d’un fossé énorme entre le référent politique et la réalité économique. À force de repousser la faute sur Bruxelles, on a provoqué une collision entre le plan étatique et le plan supranational. Résultat, le référent politique est resté au stade national alors que les enjeux économiques se situent, eux, au niveau supranational.

Comment égaliser les deux niveaux?

C’est la question. Mais l’on n’observe pas de volonté politique à ce sujet. Bien au contraire, les discours politiques qui l’emportent actuellement sont ceux qui prônent l’idée irréalisable d’une reprise en main étatique d’enjeux avant tout transnationaux, économiques, sécuritaires ou de politique sociale.

Ce qui expliquerait pourquoi l’Union européenne se trouve en état d’apesanteur.

Et lorsqu’on veut sauter le fossé du national au supranational, si l’on reste suspendu en l’air, la gravité entraîne une chute. C’est ce qui menace l’Union. Dont le projet était d’unir les États et les peuples dans un projet économique ET politique commun. En ce sens, l’Union européenne est le projet le plus abouti au monde. Il a introduit le suffrage pour élire un parlement européen. Mais ce projet s’est arrêté là, il fait du surplace. Le projet européen est comme une bicyclette. Quand elle n’avance pas, elle tombe.

L’Europe pouvait-elle ou peut-elle malgré tout avoir l’ambition de dominer le monde?

J’ai fait ma thèse sur le thème de la «puissance européenne», au début des années Bush junior. À l’époque, tout le monde se posait la question de savoir si l’Union pouvait se permettre de tenir une politique étrangère fondée sur des principes fondamentaux, notamment les droits de l’Homme, alors que Bush menait une politique étrangère sur des intérêts concrets, comme le pétrole, ou sur des délires de puissance, en violant les droits de l’Homme sous les yeux ahuris de l’ONU.

L’Europe a-t-elle fait preuve de naïveté?

Elle s’est construite sur le respect du droit international. Avec l’idée que, par son pouvoir d’inclusion et d’attractivité, par son magnétisme naturel, elle allait apporter la paix dans son entourage géographique. Ce qui n’était pas faux. En 2004, l’Europe a gobé dix pays du bloc de l’Est en une seule année! On sciait les barrières aux frontières… Des images dont le symbolisme était très puissant.

La pax europea est-elle un projet voué à échouer?

L’Europe comme puissance civile ou normative a connu son heure de gloire. Elle produisait des normes comme l’abolition de la peine de mort, et elle les imposait comme critères pour faire partie de l’Union. Avec le Brexit, pour la première fois, le projet d’intégration européenne recule. Jusque-là, il n’avait jamais reculé. C’est peut-être un virage. Aujourd’hui, on tape sur Schengen, mais on ne pourrait plus vivre sans libre circulation, d’un point de vue économique ou culturel notamment. L’Europe a produit beaucoup d’effets de ce type.

En résumé, après l’effondrement de l’URSS, après la phase unipolaire étasunienne et la pensée unique néolibérale, il n’y a pas de réponse à la question qui domine le monde?

Exact, il n’y a pas de réponse à cette question. C’est tant mieux, c’est tant pis, mais c’est comme ça.

Personne donc, ni Trump ni Poutine, ne va-t-il dominer le monde?

Plus que «qui domine le monde?», la véritable question est qu’on va au devant d’un nouvel ordre mondial caractérisé par une ligne de fracture autour des libertés fondamentales. Une ligne de fracture interne aux sociétés démocratiques. Des sondages indiquent que 27 à 30% de la population occidentale considère que la démocratie n’est plus le meilleur système politique.

Vivons-nous la fin de notre civilisation, comme l’affirme le philosophe Michel Onfray?

Avec le recul des libertés fondamentales, de la liberté de presse ou d’expression et de l’État de droit, un phénomène qui a commencé le 11 septembre 2001 et s’est poursuivi dans les années 2010, nos sociétés sont en train de créer elles-mêmes les conditions de leur effondrement. C’est ça le vrai problème. Les États autoritaires, comme la Chine ou la Russie, ambitionnent d’imposer à leurs populations une autre way of life, un modèle dans lequel les gens vivent sous un gouvernement non démocratique mais préservent la liberté de tenir un iPad entre les mains, ou le droit d’avoir Netflix sans la liberté de la presse.

Votre proposition de désamorcer la question «qui domine le monde?» est-elle une invitation à regarder ailleurs?

Tenter de savoir qui domine le monde est contre-productif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, plus on tente de répondre à cette question, plus on tombe sur des réponses angoissantes. On sombre alors dans le complotisme et on désigne des boucs émissaires, les étrangers, les pauvres, les migrants, les Américains, les Russes… Tout cela détourne notre regard des effets de domination, qui eux sont bel et bien opérants.

Quels sont ces «effets de domination»?

Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Mais aussi le monde se divise désormais entre ceux qui sont légitimes à circuler normalement, et ceux qui ne peuvent pas circuler parce qu’ils n’ont pas le bon passeport. Le sociologue Zygmunt Bauman parlait des deux figures de la globalisation que sont le touriste et le vagabond. Une grosse partie de l’humanité est exclue de cette mobilité qui était à la base du projet d’une «globalisation heureuse». Par effet d’osmose et au gré de nos angoisses, celui qui vient d’ailleurs, même s’il est là depuis longtemps, est forcément une menace.
Les milliers de personnes qui meurent en tenant de traverser la Méditerranée ou le sort tragique de la population d’Alep incarnent l’effet concret de cette domination. C’est sur ces effets qu’il faut se concentrer et agir. Agir en refusant de nous noyer dans nos angoisses. Car un Donald Trump qui propose d’ériger des murs aux frontières n’est que le symptôme de notre propre enfermement sur nous-mêmes. À force d’avoir peur, nous avons cessé d’être interpellés par le monde. Qui domine le monde? Nos propres peurs.  

 

¹ Qui domine le monde? Par Stephan Davidshofer. Article paru dans l’ouvrage collectif intitulé Les étrangers volent-ils notre travail? Et quatorze autre questions impertinentes, aux Éditions Labor et Fides (Avril 2016). Un ouvrage censé vulgariser les travaux des chercheurs du département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève «sous la forme de discussion de bistrot». Dans le cadre des relations internationales, «la question au centre d’une discussion de bistrot est: qui domine le monde?», explique Stephan Davidshofer.

 

 
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En Espagne, Podemos à l’heure de vérité

18 octobre 2016

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin 2016 a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

 

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

 

José Antonio Garcia Simon correspondant à Madrid 18 octobre 2016

Pendant le mois de mai 2011, des dizaines de milliers de personnes ont occupé les places des principales villes d’Espagne pour signifier leur ras-le-bol des élites incapables de faire face à la crise économique, frappant alors de plein fouet le pays, et rongées par la corruption. Le mot d’ordre englobant l’ensemble des revendications de ce mouvement, connu depuis sous le nom d’Indignés, était la démocratisation de la vie politique — no nos representan étant l’un des slogans les plus scandés par les manifestants. Dans le sillage des Indignés, la mobilisation sociale a pris de l’ampleur: mouvements de défense des droits sociaux, associations luttant contre les expulsions de logement, assemblées de quartier qui tentent de pallier aux besoins locaux. Or, ces formes d’engagement peinaient à trouver une concrétisation politique. C’est là qu’émerge le parti qui a secoué ces des deux dernières années l’échiquier politique ibérique, Podemos.
C’est d’abord en vue de présenter une candidature aux élections européennes que Podemos est lancé en janvier 2014. Initiative qui est redevable, d’une part, à un petit parti trotskyste, Izquierda Anticapitalista, et, d’autre part, à un groupe de politologues de l’Université de Madrid. Avec la mise en place d’une émission politique, par le biais d’une chaîne de télé madrilène, ces derniers s’étaient initiés, depuis 2010, à la diffusion des idées de la gauche alternative. Ce qui a contribué à faire du jeune animateur de l’émission, Pablo Iglesias, un invité vedette des débats politiques télévisés des grandes chaînes nationales. Une figure médiatique portée par une modeste (mais résolue) structure partisane a ainsi été la formule initiale de Podemos. Un discours dénonçant sans hésitation la corruption des élites, les plans d’austérité, les inégalités socio-économiques, lui a valu un prompt regain de popularité. Trois mois après sa création, le nouveau parti faisait son entrée au parlement européen.

En à peine deux ans et demi d’existence, la formation de gauche a bousculé la scène politique espagnole. L’abdication du roi Juan Carlos — dont la crédibilité s’est considérablement érodée à la fin de son règne — en faveur du fils héritier, Felipe; l’accession à la tête du parti socialiste — aux mains jusque-là d’une direction usée — du jeune Pedro Sanchez; l’irruption sur la scène nationale de Ciudadanos, le pendant à droite de Podemos: ce sont autant d’éléments dus à la percée spectaculaire des compagnons d’Iglesias. Mais bien plus important encore, l’apparition de Podemos a mis à mal le bipartisme PSOE-PP* qui a régi le système politique espagnol dès l’instauration de la démocratie, il y a bientôt quarante ans. Podemos a non seulement raflé une septantaine de sièges lors des dernières élections législatives, se consolidant comme troisième force politique, mais il a aussi, en coalition avec des mouvements sociaux régionaux, réussi à hisser des figures du monde associatif, ou de la gauche radicale, à la mairie de villes telles que Madrid, Barcelone, Valence, Cadix ou encore La Corogne. Un séisme politique.

Mais à suivre de plus près l’évolution de Podemos, le constat est en réalité contrasté. Certes, le parti jouit d’une présence jusque-là inédite pour des forces de la gauche alternative, mais son incidence sur l’agenda politico-économique de la péninsule est encore incertaine. à quoi il faut ajouter les doutes qui planent sur son avenir immédiat. En effet, le résultat des élections générales de juin dernier — une répétition de celles de décembre 2015, qui n’ont pas abouti à la mise en place d’un gouvernement — marque un arrêt substantiel dans la progression du nouveau parti. Pour comprendre cela, il faut ici un bref rappel des aléas de Podemos depuis sa création. L’entrée au parlement européen, au printemps 2014, a tout de suite mis en évidence la nécessité de se doter d’une structure plus solide pour faire face aux défis de la vie politique institutionnelle. à cette fin s’est tenue en octobre 2014, à Madrid, une assemblée devant poser les assises de la nouvelle organisation. La réunion a vite tourné à l’affrontement entre les militants projetant une structure en phase avec l’expérience organisationnelle du mouvement des Indignés — participation accrue de la militance de base, déjà regroupée dans les «cercles», mécanismes de contrôle par la base de toutes les instances décisionnelles, une hiérarchie souple — et ceux qui priorisaient l’urgence de créer une machine de guerre électorale dans laquelle, afin de gagner en efficacité, le processus décisionnel serait plutôt l’affaire des dirigeants. C’est la seconde option, défendue par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, futur idéologue du parti, qui a obtenu l’aval de la majorité des participants. La structure organisationnelle de Podemos, à gros traits, reproduit ainsi le modèle des partis traditionnels.

 
La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

 

Ici joue un rôle fondamental la genèse politique des leaders de la nouvelle formation. Pablo Iglesias s’est initié à la politique dans les jeunesses communistes. Bien qu’il ait pris ses distances avec les pratiques de Izquierda Unida — une coalition de partis de gauche menée par le parti communiste —, il n’en garde pas moins une conception verticale de l’action politique — où l’efficacité repose sur les capacités de la base à appliquer les consignes de la direction. Par ailleurs, l’incapacité des Indignés à traduire en faits politiques leurs revendications n’a pu que confirmer ses vues quant à la nécessité d’une organisation efficace de la contestation. En cela, il rejoint Iñigo Errejón, lequel, influencé par les écrits du philosophe argentin Ernesto Laclau, ainsi que par les bouleversements politiques enclenchés par Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie, croit possible la mise en pratique d’une stratégie «populiste» propre au contexte espagnol.

Il faut comprendre ici le «populisme» non pas à travers la connotation péjorative qui lui est attribuée dans les médias mais par son acception politique. En ce sens, le populisme — qui peut-être tout aussi bien de droite que de gauche — trace une ligne de division dans le champ politique entre deux acteurs en confrontation, voire irréconciliables: le peuple versus l’élite. C’est d’après le discours servant à mettre en évidence cette division que l’on peut décider si l’on a affaire à un populisme de droite ou de gauche. à n’en pas douter, Podemos est une formation de gauche – son discours contre l’exclusion et les inégalités socio-économiques, pour une démocratisation des institutions européennes (au lieu de leur dissolution), pour un contrôle des mécanismes du marché et la restructuration de la dette ou encore sa détermination à faire barrage à l’extrême droite l’attestent.
Mais à différence de la gauche marxiste, Podemos évacue la question des classes sociales. En s’inspirant de Laclau, la stratégie populiste a consisté justement à agglutiner un sujet politique plus vaste autour de l’opposition entre la «caste» (les élites) et les «gens» (le peuple). En ce sens, Podemos a tenté à ses débuts d’esquiver à tout prix des débats particulièrement sensibles tels que celui du régime politique (monarchie ou république) ou la question catalane. C’est en fonction de cette politique du plus grand dénominateur commun que Podemos a misé une part considérable de sa légitimité sur le jeu médiatique. Profitant de la popularité de Pablo Iglesias, et de son aisance sur les plateaux de télévision, le parti a concentré en ce domaine ses efforts de visibilité. Et le pari s’est avéré payant dans un premier temps.

Toutefois, la stratégie populiste, telle qu’appliquée par Podemos, est en butte à des difficultés non négligeables. Celles-ci, bien qu’étroitement liées, relèvent de deux niveaux: discursif et organisationnel. Au fur et à mesure que le parti s’ancrait dans le paysage politique, le va-tout médiatique a eu comme conséquence une normalisation du discours. Plusieurs facteurs entrent en jeu dans cette baisse de ton: l’hostilité croissante dans les grands médias, indépendamment de leur obédience politique, face à l’avancée fulgurante de Podemos durant sa première année d’existence; une quête de respectabilité afin de parer à cette levée de boucliers; la volonté de ratisser le soutien le plus large possible mais surtout parmi les classes moyennes, peu enclines aux aventures politiques. Le fait est que Podemos a édulcoré ses diatribes jusqu’à les vider de leur substance. À cela, il faut ajouter, sur le plan organisationnel, une conduite discrétionnaire de la part des dirigeants, plus proche de la tradition communiste que des mouvements sociaux actuels, les cercles de base étant alors réduits à des organes d’exécution. Qui plus est, la place privilégiée qu’occupe la dimension médiatique, dans la stratégie du parti, a conduit à négliger l’implantation locale. C’est là le paradoxe d’un parti de projection nationale mais dépourvu de véritables assises territoriales.

Les élections municipales de 2015 ont mis ce paradoxe en évidence. S’il est vrai que Podemos a fonctionné comme catalyseur pour s’emparer de villes aussi importantes que Valence, Madrid ou Barcelone, il n’est pas moins vrai qu’il a dû pour cela se greffer à des mouvements sociaux avec un fort ancrage local. Il faut donc bien plus que la simple «marque» Podemos. Constat qui a également été dressé lors des élections législatives de décembre 2015. L’entrée en force de Podemos au parlement est redevable, en grande partie, à ses alliances régionales. C’est justement la nécessité de ces alliances qu’a forcé Podemos à s’immiscer dans le débat catalan. La confluence avec des mouvements sociaux locaux menés par Ada Colau, la maire de Barcelone, est l’un de ses fers de lance. Le parti prône ainsi, à rebrousse-poil des partis populaire et socialiste, la tenue d’un referendum qui permette aux Catalans de faire le choix entre l’indépendance ou le maintien dans l’état espagnol. Une position, somme toute, modérée mais qui est l’un des obstacles à un possible gouvernement avec le parti socialiste, et qui atténue l’écho de Podemos parmi les récalcitrants à toute négociation touchant à l’intégrité de l’Espagne. Concourir aux élections législatives de juin dernier en une seule liste avec Izquierda Unida, sous le nom de Unidos Podemos, répond aussi en un certain sens au besoin de combler ce déficit d’ancrage local. Mais il y a plus. Malgré le fait que Podemos ait constamment évité de se présenter comme un parti de gauche, une part considérable de son électorat correspond à cette sensibilité et a associé à de l’incapacité politique l’impossibilité de faire alliance avec Izquierda Unida lors des législatives de décembre.

 
L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

 

Le spectacle des leaders des deux formations se lançant des reproches incendiaires était affligeant. Finalement, ce printemps, une alliance a été scellée. Chose qui n’a pas été facile à accomplir, puisqu’au sein de chaque parti les réticences étaient fortes. Chez Podemos, par exemple, elle a laissé à découvert des tensions entre Iñigo Errejón, cramponné à la stratégie populiste, et Pablo Iglesias, disposé à effectuer un virage à gauche. Tout au long de la campagne, les sondages annonçaient Unidos Podemos talonnant de près les populaires et dépassant les socialistes. Le soir du 26 juin, les résultats sont pourtant tombés tel un coup de massue: non seulement la droite triomphait et les socialistes tenaient bien que mal comme deuxième force politique, mais, pis encore, Unidos Podemos s’effondrait en récoltant un million de votes de moins qu’en décembre lorsque Izquierda Unida et Podemos présentaient séparément leurs listes.
Comment expliquer une telle dégringolade? Une première raison tient au fait que le votant de Izquierda Unida, beaucoup plus idéologisé, et plus proche d’une gauche traditionnelle, ne conçoit pas aussi facilement l’alliance avec ce brouillon idéologique qu’est Podemos, qui ne montre que mépris pour ce que la vieille gauche représente et qui, par ailleurs, menace d’engloutir à moyen terme Izquierda Unida. Il y a donc eu désertion de l’électorat de cette formation. Sans oublier la campagne erratique menée par les représentants de Podemos. Là encore le populisme a touché à ses limites. Quoique Podemos ne puisse pas s’arroger le droit d’être le représentant de la gronde sociale à l’origine du mouvement des Indignés, il a tout de même, dès ses débuts, été perçu comme porteur de ses revendications et espoirs. Or, après une première session parlementaire où Pablo Iglesias s’est montré particulièrement virulent envers les socialistes, à partir du moment où de nouvelles élections paraissaient inévitables, le parti a alors opéré un virage à 180° degrés en insistant sur son obédience social-démocrate, faisant ainsi des appels de pied à l’électorat socialiste et mettant sous le tapis tout l’argumentaire qui avait marqué les premiers jours de Podemos, lequel allait justement à l’encontre de ce que le PSOE — et le PP — représente, le régime hérité à la fin du franquisme. Au vu des résultats, l’électorat socialiste n’a finalement pas mordu à l’hameçon, préférant l’original à la copie. Il est certain en revanche que l’abstention a frappé de plein fouet Podemos — elle a été encore plus forte qu’en décembre: la déception semble avoir fait mouche parmi ses sympathisants.

L’issue des élections ramène en quelque sorte Podemos à ses commencements — l’expérience acquise en plus, mais l’amertume aussi: quelle forme donner à la contestation politique que traverse le pays? Le parti peut certes continuer sur la voie populiste, mais au risque de passer pour une formation politique de plus. Cette option assurerait sa présence sur la scène politique espagnole, en la réduisant probablement à n’être que cela, une simple présence, et non plus ce vecteur du changement tant voulu. Ou bien il doit, tel que le réclament de nombreuses voix en son sein, s’essayer à de nouveaux modes d’organisation pour réussir à conjuguer l’élan et la souplesse des mouvements sociaux avec l’efficacité d’un parti. Le risque n’est pas moindre: s’embourber dans des assemblées qui paralyseraient toute action. Peut-être est-ce le prix à payer pour faire advenir «la nouvelle politique».
Entre temps, une lutte larvée entre factions est en cours depuis des mois. D’un côté, les partisans des thèses populistes d’Iñigo Errejón, qui considèrent l’alliance avec Izquierda Unida une erreur, préférant ratisser large. De l’autre côté, ceux qui soutiennent le virage à gauche prôné par Pablo Iglesias, afin de redonner un cap contestataire au parti, pour lequel les anciens membres d’Izquierda Anticapitalista constituent un soutien de poids. Il faudrait néanmoins nuancer encore ce partage des eaux.
Si Pablo Iglesias et Iñigo Errejón s’opposent quant à la stratégie future à suivre, ils partagent cependant une conception verticale du parti: une machine de guerre électorale dotée d’une hiérarchie forte. En quoi ils s’opposent aux «anticapitalistes» ou aux courants mouvementistes, qui privilégient une organisation plus souple et étroitement liée à la société civile. L’issue de ces luttes déterminera la forme (voire l’existence) du parti, ainsi que l’avenir immédiat de la politique espagnole. Podemos est, en ce sens, emblématique de la gauche européenne, prise entre les mailles d’une social-démocratie à bout de souffle et des formes inédites de mobilisation qui peinent à devenir viables.


* PSOE: Parti socialiste ouvrier espagnol, PP: Parti populaire.

 

 

 
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