Les Servan-Schreiber, l’engagement et la créativité en héritage

Franklin Servan-Schreiber et Diego Gradis. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

Franklin Servan-Schreiber et Diego Gradis. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

 

Ils sont cousins, proches et complices. Franklin Servan-Schreiber et Diego Gradis évoquent leur appartenance à la famille Servan-Schreiber, qui a marqué de son empreinte l’histoire de la France contemporaine dans les domaines de la presse et de la politique. Ils se remémorent les dîners du mercredi à Paris et les étés en Normandie. Tous deux ont choisi l’arc lémanique pour y résider, y travailler et y créer. Regards croisés pour La Cité sur leurs passions partagées: patrimoine immatériel, environnement, presse et famille.

 

Luisa Ballin
11 août 2017

 

Les Servan-Schreiber. Saga fascinante et inspirante d’une famille française d’origine prussienne qui se sera illustrée au XXe siècle et qui prolonge sa légende au XXIe siècle grâce à une génération tout aussi créative. À une année d’intervalle, Diego Gradis et son cousin Franklin Servan-Schreiber ont organisé deux expositions de photos le long du quai Wilson au bord du lac à Genève : l’une sur les traditions des Amérindiens en juillet 2016 (lien), l’autre sur la sauvegarde des océans pollués par les déchets plastiques, à redécouvrir du 16 au 31 août 2017 (lien).

Rencontre enrichissante dans une brasserie genevoise. Diego Gradis — fils de Bernadette, sœur de Jean-Jacques Servan-Schreiber, fondateur de L’Express et homme politique — est un ancien avocat d’affaires qui a également œuvré à l’Unesco avant de fonder avec son épouse Christiane Johannot-Gradis l’ONG Traditions pour Demain. Il évoque sa complicité avec son cousin Franklin, écrivain, historien, ingénieur et spécialiste des nouvelles technologies, troisième fils de Jean-Jacques Servan-Schreiber.

«Lors de notre dernière cousinade, nous avons constaté que la complicité entre la vingtaine de cousins directs à laquelle nous appartenons a été tissée par notre grand-mère au fil des dîners chez nos grands-parents, les lundis et les mercredis, puis chez notre grand-mère lorsque notre grand-père est décédé. Les plus jeunes cousins avaient douze ans et il fallait presque un mot d’excuse si nous n’y allions pas. Le deuxième volet de cette complicité était Veulettes-sur-Mer, le fief familial en Normandie, où Jean-Jacques, le père de Franklin, avait une maison, ainsi que notre tante Christiane Collange, et où notre grand-mère possédait une ferme. Nous, les cousins, étions confiés à nos grands-parents à Veulettes pour vivre la liberté absolue

«Et sans jeux vidéos, ajoute Franklin. Diego a presque dix ans de plus que moi. Il y avait une relation entre les différentes générations, avec des strates d’intimité. La différence d’âge s’estompe lorsque l’on vieillit et les différences intergénérationnelles sont moins grandes. Lorsque mon frère David (le médecin et écrivain David Servan-Schreiber, ainé des quatre fils de Jean-Jacques, décédé en juillet 2011 à 50 ans d’une tumeur au cerveau, ndlr) est retombé malade, le clan s’est resserré autour de lui et a été solidaire dans bien des épreuves. Nous nous sommes retrouvés autour de quelque chose à faire ensemble qui allait au-delà des dîners et des vacances d’été. Nous étions dans une profonde souffrance. Cela nous a permis de nous rassembler autour de David, de retrouver une nouvelle intimité et de mieux comprendre quelles étaient nos vies. Il y a trente ans, Diego me parlait du patrimoine immatériel des peuples et pour moi cela consistait à défendre de la musique folk avec des guitares au milieu des Andes. J’ai mis longtemps à comprendre que Diego était un visionnaire en avance sur son temps

 

L’esprit Servan-Schreiber

 

Franklin illustre l’esprit Servan-Schreiber. «Notre oncle Jean-Louis, le patriarche qui réunit la famille dans son ensemble tous les cinq ans, dit que nous ne sommes pas une famille de propriétaires ou de financiers, mais une famille où sont importants l’engagement et la créativité. L’un de nos cousins est un avocat d’affaires qui s’est engagé auprès des Indiens d’Amérique du Nord pour la sauvegarde de leur patrimoine culturel, David avait intégré Médecins sans frontières, Diego œuvre pour la sauvegarde du patrimoine immatériel notamment en Amérique Latine et je suis engagé dans une ONG qui sensibilise à la destruction des océans à cause des déchets plastiques

Le souffle des Servan-Schreiber vient de loin. «Notre arrière grand-père qui avait amené la famille en France, n’avait rien. C’était le Juif allemand qui débarquait. Il a mis aux défis ses trois frères de revenir de la Première Guerre mondiale décorés. À l’époque, tout était à reconstruire. Ce souffle a été repris par la génération de nos grands-parents et poursuivi vis-à-vis de leurs enfants. Il fallait aller de l’avant, être dans l’action, non pas par intérêt pécuniaire ou avec des velléités lucratives, mais pour s’épanouir et contribuer à aider les autres. Nous avons baigné dans cet esprit de liberté et de créativité et ce souffle nous a poussé. Il accompagne aussi mon fils âgé de 27 ans», précise Diego.

La nouvelle génération a-t-elle ressenti une pression pour être à la hauteur des ambitions familiales et continuer d’alimenter l’esprit pionnier des Servan-Schreiber? Si Diego répond n’avoir jamais senti de pression, Franklin avoue l’avoir ressentie. «Nous avons toujours été du bon côté de l’Histoire. C’est assez rare. Trois de nos grands-pères ont fait Verdun et sont revenus avec la croix de guerre. Mon père et ma tante se sont engagés lors de la Deuxième Guerre mondiale. Grâce à la mère de Diego, j’ai retrouvé une lettre du président du Conseil National de la Résistance, Georges Bidault, remerciant ma grand-mère d’avoir prêté son appartement pour des réunions. C’était émouvant. Mon père a fait la guerre d’Algérie et mon grand-oncle a fait une guerre extraordinaire dans les chars. Cela donne la pression d’être positif pour l’humanité et non pas pour une réussite spectaculaire comme on pourrait le penser. Mon père a été une telle étoile pour sa génération que l’on imagine que nous ayons été marqués par cela, mais ce n’est pas vrai. Il était tendre et aimant. Diego a eu une relation très proche avec lui. Cette nécessité de succès n’était pas écrasante mais inspirante

Et Diego de préciser: «Il n’y avait pas de devoir de résultats, mais une aspiration à faire les choses bien. Nous sommes décomplexés, c’est-à-dire déliés de contraintes sociales, de soucis d’apparences ou d’obligation d’image. On ne nous a jamais dit qu’il fallait être des gens formalisés et formatés. Cela a pu créer des problèmes à certains moments, mais en contrepartie, nous étions libérés d’une sorte d’étau dans notre manière d’agir et de choisir. Ma mère s’est battue pour que mes frères, mes sœurs et moi ayons la liberté de faire nos choix et de suivre nos impulsions
 
L’engagement. Mot récurrent dans la bouche des deux cousins. Celui de Diego date de trente pour la protection du patrimoine immatériel des peuples premiers et de leur environnement naturel. «À l’époque, personne ne s’y intéressait et, aujourd’hui, on redécouvre l’importance de ces valeurs», note Franklin. «Nous avons travaillé au Mexique avec une ONG qui publiait un journal appelé La otra bolsa de valores / L’autre bourse des valeurs, remettant en question les bourses financières. Dans notre famille, s’il y avait une obligation, c’était de nous caler sur les valeurs fondamentales. Sur le plan religieux nous étions agnostiques, ou tout du moins nous n’avions aucune obligation qui nous restreignait. Notre grand-mère (Denise Servan-Schreiber née Bresard, ndlr) tenait beaucoup à la valeur de la famille. Elle est décédée en 1987. Jusqu’en 1986 elle nous a maintenus tous ensemble. Notre oncle Jean-Louis a pris le relai, puis David a relancé le rassemblement familial».

 
Franklin Servan-Schreiber. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

Franklin Servan-Schreiber. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

 

Diego et Franklin se retrouvent souvent, comme ce fut le cas lors de la pose de la plaque commémorative de l'Allée Jean-Jacques Servan-Schreiber, entre la Place d'Iéna et le Trocadéro à Paris. L’histoire serait-elle en train de les rattraper? Diego ne cache pas que dans la famille Servan-Schreiber, il y avait aussi des tensions. Les dîners du mercredi n’étaient jamais de tout repos. «Je ne crois pas que Jean-Jacques ait été l’axe principal de la famille. Il a été un moteur qui a généré des discussions animées qui pouvaient être parfois amères entre frères et sœurs. Ce n’était pas toujours convivial. Jean-Jacques était un élément essentiel, mais il n’était pas le pivot.»

«Je souscris à ce que dit Diego: mon père a donné une dynamique. Il n’était pas le pivot de la famille. Le pivot c’était notre grand-mère», renchérit Franklin. « Elle était belle et élégante. Elle ne venait pas d’une grande famille, mais elle avait une force de caractère extraordinaire. Des trois frères, fondateurs du journal Les Échos, deux avaient leurs bureaux face-à-face et l’autre est devenu un grand pédiatre. À la vente des Échos, il y a eu une scission entre les familles des deux grands-pères. La famille s’est ensuite réconciliée et on a plaisir à se retrouver. Nous ne sommes pas dans les récriminations générationnelles. Nous avons dépassé les griefs à travers des discussions passionnées. Ce n’était pas un amour facile! Il y a eu des cassures et des réconciliations

 

Le rôle primordial des femmes

 

Le rôle des femmes a de tout temps été primordial au sein du clan Servan-Schreiber. Le téléfilm en deux parties «Clara, une passion française», réalisée par Sébastien Grall et produit par Fabienne Servan-Schreiber, arrière-petite-fille de Clara, illustre le combat de la fondatrice de la famille Schreiber, débarquée à Paris de sa Prusse natale en 1879 pour rejoindre son époux, Joseph, un représentant de commerce. Le couple s’installe en 1879 cité Trévise, dans la capitale française, où naîtront leurs trois fils: Robert, Emile et Georges. À la mort de leur père, Robert et Emile fonderont Les Échos de l’Exportation, qui deviendra par la suite le quotidien économique Les Échos. L’intégration en France sera pour Clara Schreiber — le nom Servan sera ajouté pendant la Seconde Guerre mondiale — le moteur qui permettra à la famille de gravir les plus hautes marches de l’échelle sociale. Suzanne Crémieux, la femme de Robert, sera vice-présidente du Parti radical, et leur fille Marie-Claire épousera Pierre Mendès-France, le président du Conseil des ministres.

«Notre tante Brigitte Gros, mère, résistante et sénatrice, avait refusé d’être ministre. Décédée des suites des sévices qu’elle avait subis pendant la guerre, elle avait notamment défendu à la tribune du Sénat le transport interurbain et l’émancipation des femmes. Notre autre tante Christiane Collange, écrivaine et rédactrice en chef du magazine Elle a beaucoup écrit sur les femmes. Et nous avons des cousines qui ont eu des carrières à l’égal des hommes», affirme Diego Gradis.

Éclat de rire contagieux lorsque Diego et Franklin parlent de leurs mères, incontournables et tout sauf discrètes, soulignent-ils en cœur. «Nous avons des mères extraordinaires qui ont épousé des hommes compliqués. Elles n’ont pas eu des vies faciles et ont continué l’engagement, résolument ! J’ai une grande tendresse et admiration pour ma mère, malgré les divergences de vues et de vie que nous pouvons avoir. Quand je regarde ma vie, je peux dire que je suis plus le fils de ma mère que de mon père. Mais on me défini toujours par la filiation paternelle. Ma mère (Sabine Becq de Fouquières, ndlr), allait voir mon père à L’Express. Elle était la fille du chef d’escadrille de mon père dans l’armée de l’air pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est comme cela qu’ils se sont connus. Ils avaient quinze ans de différence. La mère de Diego est la très active secrétaire générale d’une association de sauvegarde du patrimoine en France. À 88 ans, elle fait des visites partout dans l’Hexagone. La mienne, qui a 76 ans, est également très active», explique Franklin Servan-Schreiber.

 
Franklin Servan-Schreiber et Diego Gradis. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

Franklin Servan-Schreiber et Diego Gradis. @ Giancarlo Fortunato / Genève 2017

 

Diego évoque non sans humour ces mères de caractère.  «Elles étaient très belles et le sont toujours. Il y avait, tant du côté du père de Sabine, que du côté de nos grands-parents, un souci de l’esthétique, non pas pour le paraître mais un désir de l’apparence pour être. Toutes deux ont séduit des hommes sensibles à ce sens de l’esthétique. Nos mères sont volcaniques et explosives et ne laissent personne insensible! Elles ont eut à gérer des maris, Jean-Jacques le père de Franklin, et mon père Henri Gradis, qui n’étaient pas simples. Nos mères ont été extraordinairement interventionnistes dans notre éducation et notre formation. Parfois à bon escient, parfois pas! Il n’y avait pas une obligation, mais une envie d’être à la hauteur. Dans mon cas plus vis-à-vis de ma mère, avec laquelle j’ai une relation fusionnelle, que vis-à-vis de mon père

 

Regard sans complaisance sur les médias

 

La famille Servan-Schreiber a joué un rôle de premier plan dans le domaine de la presse en France, en ayant été à l’origine de deux journaux influents: Les Échos et L’Express. Quel regard les descendants de cette illustre lignée portent-ils sur les médias? Diego répond lucidement: «Il n’y a plus de grands médias, ils sont hélas en faillite. Une presse d’opinion était entre les mains de personnes qui avaient le sens de l’éthique. J’aurais aimé connaître la vision de Jean-Jacques sur la révolution numérique. Dans les années 1970, il a été un précurseur. Aujourd’hui nous sommes tous dépendants des ordinateurs. Il n’a pas pu voir les effets que cela provoquerait. D’ailleurs, ni Daech, ni Donald Trump ne pouvaient imaginer aboutir à leurs fins sans cette révolution numérique, qui a des effets pervers colossaux. On a créé une bête que l’on ne parvient plus à maîtriser. L’information est hors contrôle, reprise par des pouvoirs qui, s’ils ne sont pas de gros pouvoirs financiers, peuvent tout de même détruire les perspectives d’ouverture vers une nouvelle société. Je ne sais pas comment cette ouverture pourra se faire avec un système où l’information est éclatée. L’information explose, c’est un énorme défi. WikiLeaks? Très bien, mais il ne faut pas sous-estimer les effets pervers qu’il a engendré

Franklin Servan-Schreiber, fils de l’audacieux fondateur de L’Express, complète le propos de son cousin. «Les grands médias ne sont plus prescripteurs. Même s’ils sont aux mains de gros intérêts financiers, ils sont moins importants qu’avant. L’Express est aujourd’hui un très joli nom. M. Drahi l’a acheté. L’hebdomadaire perdait beaucoup d’argent et c’est une bonne chose qu’il puisse continuer d’exister. Il a très peu d’abonnés et la seule raison pour laquelle L’Express existe encore en papier est celle de donner une matérialisation à l’information, qui va être diffusée sur SFR. C’est pareil pour un film qui sort dans les salles de cinémas, cela lui donne une matérialisation avant qu’il soit mis sur internet. L’Express et le New York Times ne sont plus prescripteurs. Par contre, on peut voir sur YouTube des commentateurs ou des leaders d’opinion qui ont quatorze millions de vues sur les problèmes de la Commission européenne. Ce que je n’aurais jamais lu dans L’Express.»

Directeur de la communication de l’ONG Race for Water, Franklin Servan-Schreiber évoque aussi le questionnement sur de grands médias nationalisés comme la télévision française et ses chaînes France 2 et France 3, sans oublier France Inter. «On se demande pourquoi les États sont impliqués dans des chaînes de télévision. France Inter tente de ressembler aux médias privés, contrairement à la BBC en Angleterre. Mention spéciale pour la Suisse, où la RTS fait un travail de fond, d’enquête et d’équilibre étonnant et nécessaire.»

Loin de vivre dans le passé, les deux cousins se sont vite adaptés à la nouvelle donne survenue avec l’arrivé des médias en ligne. L’exposition organisée par Diego sur les Amérindiens est accessible sur les réseaux sociaux et a retenu l’attention d’un large public. «Elle montre une vision positive de ces populations que l’on dépeint en général comme des victimes, des demandeurs ou des contestataires. Nous avons choisi de privilégier l’espoir de ces hommes et de ces femmes qui agissent et produisent en tenant compte de leur environnement, qui éduquent et qui communiquent autrement. Dommage que la mise en avant de leurs valeurs ne fasse pas la une des journaux», constate le fondateur de Traditions pour Demain.

Spécialiste des nouvelles technologies et ancien directeur de la communication du CIO avant de diriger celle de l’ONG Race for Water, Franklin Servan-Schreiber a écrit un livre qui fait lui aussi la part belle à l’espoir: Quatre frères, un ami, et la recherche du sens de la vie (lien). «Je suis parti de la souffrance de mon frère David et à travers cette souffrance, je me suis posé la question du sens de la vie. J’ai réfléchi sur le pourquoi de notre présence ici, qui est la résultante d’un nombre de choix, pas toujours clairs et d’une histoire non linéaire, réfléchie et choisie avec beaucoup d’engagement de la part de nos ancêtres. Il faut comprendre le passé pour mieux inventer l’avenir, à tous les niveaux : justice, créativité, innovation, respect de l’environnement. Ce sont ces valeurs que nous souhaitons transmettre à nos enfants.»

 

 
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