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«Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle»

29 septembre 2014

De 1992 à 1994, la mafia sicilienne et des représentants de l’État italien ont conclu une pax mafiosa tacite au terme d’une négociation occulte qui a fini par éclater au grand jour et accoucher de condamnations en justice. De passage à Genève, pour une représentation de son spectacle théâtral «È Stato la mafia», le journaliste et écrivain Marco Travaglio, co-directeur du quotidien «Il Fatto Quotidiano», évoque les épisodes de cette effrayante «trattativa» qui tient depuis vingt ans en otage les gouvernements italiens.

Le journaliste Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano. © Charlotte Julie / Genève

Le journaliste Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano. © Charlotte Julie / Genève

 

Le 1992 à 1994, la mafia sicilienne et des représentants de l’État italien ont conclu une pax mafiosa tacite au terme d’une négociation occulte qui a fini par éclater au grand jour et accoucher de condamnations en justice. De passage à Genève¹, pour une représentation de son spectacle théâtral «È Stato la mafia»², le journaliste et écrivain Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano, évoque les épisodes de cette effrayante «trattativa» qui tient depuis vingt ans en otage les gouvernements italiens.

 

Luisa Ballin 29 septembre 2014

Pourquoi avoir monté un spectacle théâtral pour parler de la trattativa entre l’État et la mafia?

Marco Travaglio: J’ai voulu raconter certains épisodes clés de l’histoire récente de l’Italie, sous le nom de trattativa état-mafia, qui ont eu lieu entre 1992 et 1994, mais qui restent presque totalement ignorés par les Italiens, qui lisent de moins en moins, tant les livres que les journaux. Pour être comprise et saisie dans son ampleur, cette histoire doit être «racontée» dans un récit qui demande du temps et de l’attention. Le théâtre permet aux spectateurs disposés à consacrer deux heures et demie de leur temps de rester concentrés sur un thème exposé, en particulier devant un spectacle nourri d’une veine parodique et ironique comme celui que je présente.

Tout ce que vous dites dans votre spectacle est-il vrai?

Bien sûr que tout ce que je dis dans mon spectacle est vrai. Sinon je serais en prison!

Quelles sont vos sources?

Les actes judiciaires et les décisions des tribunaux sur les faits évoqués dans mon spectacle, ainsi que des témoignages et des articles écrits par des consœurs et des confrères.

Comment expliquez-vous qu’aucun gouvernement italien ne soit parvenu à vaincre la mafia ou les mafias?

Parce qu’aucun gouvernement italien n’a vraiment essayé de combattre la mafia!

Pourquoi?

La mafia représente un énorme réservoir de bulletins de vote, mais aussi une usine à faire de l’argent et à obtenir des avantages en terme de pouvoir pour tous ceux qui s’allient avec elle. De plus, la mafia est une sorte d’armée parallèle à laquelle l’État a fait appel pour exécuter des basses œuvres que les forces de l’ordre ou les services secrets ne pouvaient pas réaliser. Le juge anti-mafia Paolo Borsellino a, par exemple été tué sur ordre de l’État, et l’exécution a été confiée à la mafia. C’est à proprement parler un attentat d’État.

Quand a commencé la «trattativa» et pourquoi?

La trattativa est fille des attentats et assassinats qui ont eu lieu entre 1992 et 1994 en Italie. Cela a commencé en 1992 par l’assassinat à Palerme, le 12 mars, d’un homme politique, Salvo Lima (référent politique de la mafia sicilienne et bras droit du septuple premier ministre Giulio Andreotti, ndlr), puis de l’assassinat du juge antimafia Giovanni Falcone, le 23 mai, suivi de celui du juge antimafia Paolo Borsellino, le 19 juillet. L’année suivante, d’autres attentats et assassinats ont eu lieu à Florence, Rome et Milan (tuant des civils, des touristes et même une petite fille de cinquante mois, ndlr). Les auteurs de ces crimes ont fini par mettre l’état italien à genou et à le motiver à ouvrir une négociation. Depuis lors, l’État fait ce qu’attend cosa nostra, il traite, cède, signe des chèques en blanc, qu’il paye. Si un gouvernement décidait une fois pour toutes de changer de cap et qu’au lieu de faire des faveurs à la mafia, il prenait des décisions contre elle, cette dernière recommencerait alors à commettre des attentats. Tant que la mafia ne tire pas, cela veut dire que l’entente continue. Tant qu’aucun gouvernement n’adoptera pas de lois efficaces contre la mafia, la pax mafiosa perdurera. C’est une consigne que les gouvernements se transmettent de l’un à l’autre: ne pas toucher à la mafia.

Certains avant la «raison sécuritaire» pour défendre la trattativa. Que leur répondez-vous?

S’il s’agissait seulement de raisons de sécurité, la Résistance aurait été un acte imprudent, puisque les nazis faisaient feu et tuaient. Les partigiani qui se sont opposés aux troupes du IIIe Reich auraient-ils dû s’enfermer chez eux et éviter de combattre les nazis? Lorsqu’il y a eu le terrorisme en Italie et que les Brigades Rouges faisaient feu, qu’aurait dû faire l’état? Céder aux Brigades Rouges? Et aujourd’hui que les membres de l’ISIS (l’État islamique, ndlr) séquestrent des gens, faut-il leur laisser le champ libre? Faut-il payer les rançons que l’état islamique réclame pour les personnes qu’il enlève afin d’éviter des représailles? Il ne manquerait plus que l’État n’affronte pas le risque de rétorsions de la mafia et qu’il ne mène pas une guerre encore plus dure contre les mafieux! Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle.

Mais les mafias ne sont-elles pas militairement trop fortes pour être vaincues?

Non, les mafias ne sont pas militairement trop fortes. Elles sont composées de 20 000 à 30 000 personnes. L’État italien dispose de 350 000 hommes, entre membres des forces de l’ordre et soldats de l’armée. Cela veut dire que s’il décidait de vaincre les mafias, l’État pourrait le faire en peu de temps. Les mafias sont fortes parce qu’elle sont liées à la politique.

 
Palerme, via d'Amelio, 19 juillet 1992 @ Keystone / AP Photo

Palerme, via d'Amelio, 19 juillet 1992 @ Keystone / AP Photo

 

Comment voyez-vous dans ce contexte le gouvernement dirigé par le premier ministre Matteo Renzi. Est-il porteur d’un espoir?

Matteo Renzi tient des réunions avec Silvio Berlusconi, avec pour but de réformer, avec lui, le pays et la constitution, et même la justice... Le même Berlusconi qui a été jugé pour fraude fiscale, et qui a pendant deux décennies entretenu des liens avec la mafia sicilienne. Il a été financé par elle, puis il l’a financée à son tour, comme l’a récemment déclaré le boss Totò Riina. N’oublions pas que Berlusconi est le fondateur d’un parti, Forza Italia, dont la création est l’œuvre de son éminence grise, le Palermitain Marcello Dell’Utri, un ex-sénateur de la République qui se trouve en prison pour le délit d’association avec la mafia. Si le premier ministre Matteo Renzi se met à la même table que ces personnes, vous comprendrez pourquoi il lui est difficile de s’attaquer à la mafia.

Pourquoi, en Italie, la «trattativa» ne fait pas l’objet d’une couverture médiatique importante?

La disproportion entre ceux qui parlent de la trattativa État-mafia et ceux qui n’en parlent pas est très grande. Ceux qui l’évoquent sont si peu nombreux qu’il est facile de les isoler, en disant qu’ils font une fixation sur ce thème, qu’ils voient le complot partout ou même que ce sont des fous. Si les Italiens entendent quelqu’un en parler, ils pensent alors qu’il s’agit de l’«agité de service»... Car, si cela était vrai, tout le monde en parlerait, n’est-ce pas?

Ces faits, d’une gravité inouïe, sont presque inexistants sur les principales chaînes de télévision (qui appartiennent d’une part à Sivio Berlusconi, et de l’autre à l’État, ndlr). Une grande partie des Italiens ne sont donc pas informés de ce qui s’est réellement passé entre 1992 et 1994, car l’histoire de la trattativa est aussi celle des procès qui ont été intentés aux haut gradés des forces de l’ordre, aux ministres et autres commis d’État qui l’ont rendue possible.

Est-il dangereux pour vous de dénoncer les rapports entre l’État et la mafia?

Personne n’a jamais touché à l’un de mes cheveux. La seule conséquence a été que des hommes politiques m’ont attaqué devant les tribunaux. Il ne m’est jamais rien arrivé et je peux assurer que si d’autres faisaient ce que je fais, il ne leur arriverait rien, mis à part les plaintes habituelles en justice. La sécurité personnelle est une excuse. Ce qu’il y a, en revanche, c’est la servilité et l’autocensure; on se tient éloigné de certains sujets, non par peur de la mafia, mais par crainte des représailles de certains représentants de l’État.

Comment votre spectacle «È Stato la mafia» est-il accueilli en Italie?

Personne ne m’a lancé des tomates et à ma connaissance personne ne s’est endormi en venant voir le spectacle au théâtre! J’en déduis qu’il suscite l’intérêt et permet peut-être de mieux comprendre certaines choses qui se passent en Italie; des choses les spectateurs ne connaissaient pas ou ne comprenaient pas. Les salles sont toujours remplies; c’est bon signe.

Votre spectacle a donné naissance à un livre, qui contient un DVD. Pour «réveiller les consciences»?

Je serais prudent quant à l’usage du mot «conscience». La connaissance des faits est primordiale et je préfère placer la question de la conscience sur un autre plan. Il faut, au moins, que les Italiens sachent ce qui s’est passé, car cela fait partie de l’histoire de leur pays. La conscience est une affaire qui regarde chaque personne. Je pense qu’il est juste et utile de diffuser des informations concernant des faits qui ont eu lieu en Italie, sous le nez de tous. Je trouve hallucinant que les Italiens ignorent un pan fondamental de leur histoire.

«E’ Stato la mafia» sera-t-il présenté dans d’autres villes européennes?

Genève est la première ville où le spectacle a été accueilli en dehors de l’Italie. J’espère que nous pourrons le montrer dans d’autres villes européennes comme Paris, Bruxelles, etc. Malheureusement, en Europe ou ailleurs, il n’y a pas de véritable conscience des vrais problèmes qui minent l’Italie. Bruxelles continue de penser que l’Italie ne remplit pas ses devoirs pour réduire son endettement public. Alors qu’au contraire les Italiens consentent à des sacrifices depuis plusieurs années. Le problème est que les criminels eux n’en font jamais! Plus de 40% de l’économie italienne est souterraine. Cette économie au noir, mafieuse, est synonyme d’évasion fiscale et d’impôts éludés.

L’Europe peut-elle aider l’Italie dans sa lutte contre la mafia?

J’espère que l’Europe prendra les mesures qui s’imposent pour contraindre la classe politique italienne à lutter efficacement contre la corruption et la mafia, car je ne pense pas que Matteo Renzi le fera spontanément, puisqu’il conclut des accords avec Silvio Berlusconi. Celui-ci ne signe pas d’accords gratuitement et exige, comme contrepartie à son soutien, que l’on ne touche pas à ses affaires. L’Europe doit commencer à imposer à tous les pays membres des «standards de légalité» au-dessous desquels ils ne peuvent pas aller sous peine d’être exclus de l’Union européenne. Elle doit commencer par infliger des amendes salées à l’Italie, qui est devenue une sorte de paradis fiscal au cœur même de l’Europe. Si vous falsifiez les bilans de votre entreprise ou si vous ne payez pas vos impôts, rien ne vous arrivera en Italie. C’est un peu comme à Cuba, au temps de Fulgencio Batista avant l’arrivée de Fidel Castro, où les Américains allaient faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire aux États-Unis.

Le fait que la Suisse* ait récemment aidé l’Italie à arrêter des membres de la ‘ndrangheta (la mafia calabraise, ndlr) peut-il stimuler le gouvernement Renzi à s’attaquer au problème mafieux?

Lorsque l’on sait que des pans de l’État italien sont dans les mains de la ‘ndrangheta calabraise et de cosa nostra, il faut bien davantage pour lutter contre les mafias.


* Lire à ce sujet l'interview de Michael Lauber, procureur général de la Confédération: «Il est plus difficile de lutter contre la corruption en Italie qu’en Suisse»

1. Invité par l’association pour la promotion de la culture italienne et de l’engagement civil A Riveder le Stelle, Marco Travaglio a tenu, le 9 septembre à Genève, une représentation unique à guichets fermés de son spectacle «E’ Stato la mafia».

2. «E’ Stato la mafia», subtil jeu de mots qui, en français, pourrait se traduire par «L’État de la mafia».

 
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«Les restitutions de fonds négociées entre les parties donnent les meilleurs résultats»

Le Tessinois Pietro Veglio est membre de la fondation Bota, chargée de gérer le processus de restitution des fonds au Kazakhstan. Il analyse pour La Cité les modalités qui ont permis une gestion efficace, à l’abri de toute pression externe.

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Le Tessinois Pietro Veglio est membre de la fondation Bota, chargée de gérer le processus de restitution des fonds au Kazakhstan. Il analyse pour La Cité les modalités qui ont permis une gestion efficace, à l’abri de toute pression externe. [dropcap]M[/dropcap]ars 2003, New York, aéroport JFK. James Giffen, home d’affaire étasunien bien introduit dans les cercles du pouvoir des anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale, est arrêté par les autorités judiciaires de son pays. Il est accusé d’avoir versé des pots-de-vin aux gouvernants du Kazakhstan en contrepartie de concessions étatiques pour exploiter une partie des gisements de pétrole de la Mer caspienne. Et cela pour le compte de grandes compagnies étrangères.

C’est le départ du Kazakhgate, la plus grande enquête pour corruption jamais menée aux États-Unis. L’affaire rebondit en Suisse où des comptes sont bloqués et l’existence d’un circuit de pots-de-vin est mise au jour. La justice helvétique découvre que l’argent était contrôlé directement par le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, via une fondation sise au Lichtenstein.

En 2008, les gouvernements du Kazakhstan, des États-Unis, et de la Suisse signent un accord tripartite réglant la restitution d’une partie importante de l’argent bloqué, soit 115 millions de dollars (84 millions, plus les intérêts cumulés). Une fondation privée, nommée Bota, est créée pour gérer ce processus. Le conseil de fondation se compose de sept membres, cinq citoyens kazakhs n’ayant aucun lien avec le gouvernement, un représentant étasunien et un Suisse, le tessinois Pietro Veglio, ex-membre du conseil d’administration de la Banque mondiale et aujourd’hui président de la Fédération des ONG de la Suisse italienne (FOSIT). Rencontre.

Comment la Fondation Bota a jusqu’ici restitué l’argent du Kazakhgate?

Pietro Veglio: L’argent a été et est restitué à travers trois programmes d’aide pour les enfants et les adolescents kazakhs en difficulté. Dans le détail, le premier programme a consisté à verser mensuellement 40 dollars aux familles pauvres, une somme confiée aux mères et assortie d’une condition: que les enfants fréquentent l’école et passent des visites médicales. Le deuxième programme prévoit le financement de projets sur la protection de l’enfance gérés par des ONG locales, alors que le troisième porte sur le financement annuel de 200 à 250 bourses d’études universitaires ou d’études techniques pour les jeunes d’origine sociale modeste.

La totalité de l’argent confisqué a été et est dévolu à ces trois programmes ainsi qu’au paiement des salaires des personnes chargés de les réaliser. N’étant pas autorisée à collaborer avec les institutions publiques locales, la fondation a dû créer des structures autonomes pour mener à bien ses missions, sous la surveillance de la Banque mondiale, mandatée par les trois gouvernements signataires de l’accord de restitution. La Banque mondiale fournit également une activité de conseil sur la mise en oeuvre des programmes d’aide, qui sont, eux, exécutés par deux ONG internationales, IREX , basée à Washington, et Save the Children, à Londres, sélectionnées au terme d’un concours public.

Combien d’argent a jusqu’ici été restitué au peuple kazakh?

À ce jour, la fondation a «restitué» par ce biais environ 90% de l’argent confisqué. On prévoit de restituer la totalité de la somme à fin 2014. Il est probable que la fondation poursuive ses activités au-delà de cette date, en qualité d’organisme spécialisé dans l’aide à l’enfance et à la jeunesse.

Quel bilan peut-on tirer à ce stade?

Les trois gouvernements signataires ont chargé une organisation britannique d’évaluer les projets qui ont été menés à leur terme. Elle a établi qu’environ 150 000 personnes ont bénéficié de l’aide de la fondation, dont 900 étudiants issus de familles pauvres.

N’y a-t-il pas le danger que l’argent restitué retombe entre les mains du clan au pouvoir qui s’en était illégalement approprié?

Il faut dire au préalable que le gouvernement n’a pas entravé les activités de la fondation. Dans certains cas, il a même fourni une aide logistique et facilité ainsi le travail des opérateurs. Des institutions gouvernementales kazakhes ont montré un vif intérêt pour les activités de la fondation Bota, en particulier pour les méthodes de gestion des programmes d’aide.

Pour répondre ensuite à votre question, il n’existe aucun risque que l’argent retombe entre les mains du pouvoir en place, qui s’en était illégalement approprié, parce que les statuts interdisent à la fondation de collaborer avec les entités publiques kazhakes, et que le conseil de fondation exerce un contrôle strict de cette disposition. Enfin, le processus de restitution de l’argent confisqué est audité par une fiduciaire internationale n’ayant aucun lien d’intérêt avec la fondation.

Vous n’avez reçu aucune pression de la part du clan Nazarbaïev?

Bien que son siège se situe dans la capitale kazhake Almaty, la fondation est totalement indépendante de la sphère gouvernementale. Elle n’a reçu aucune pression de la part du clan Nazarbaiev. Signataire de l’accord tripartite, le gouvernement kazakh tient à améliorer son image à l’étranger pour attirer ainsi les investisseurs internationaux. S’ils sont très intéressés par les vastes gisements de ressources naturelle dont regorge le pays, ces derniers sont tout aussi inquiets à cause du niveau très élevé de corruption qui gangrène le pays kazakh.

Après plus d’un quart de siècle, les avoirs du clan Duvalier pourront enfin être restitués à Haïti. Quelle leçon tirezvous de cette interminable «saga»?

Les populations de pays ravagés par des conflits internes, comme les guerres civiles, ou mis à génoux par des régimes corrompus, n’ont souvent pas le courage ou la force d’intenter une action contre les ex-potentats qui les ont privées de ressources financières importantes. Le cas d’Haïti est emblématique. Le clan Duvalier a réussi durant de longues années à entraver la restitution des fonds bloqués en Suisse, en utilisant tout moyen légal à sa disposition et en exerçant une énorme pression sur les autorités haïtiennes.

Pour débloquer le processus, ln avril 2010, le Conseil fédéral a soumis aux Chambres la fameuse «Lex Duvalier», entrée en vigueur en février 2011. Ce texte rend possible la saisie des avoirs en l’absence d’une condamnation définitive. Il facilite la restitution dans les cas où les pays spoliés ne sont pas en mesure de mener à bien une procédure complexe, et de répondre aux exigences légales d’un État de droit comme la Suisse par exemple.

Quelle analyse faites-vous de la restitution des fonds Abacha au Nigéria?

Chaque procédure de restitution diffère des autres à cause de la nature des fonds saisis. L’article 51 de la Convention des Nations Unies contre la corruption prévoit que, dans le cadre de la confiscation d’avoir déposés à l’étranger par les ex-dictateurs et leurs clans, les États où l’argent a été déposé doivent le restituer au gouvernement du pays d’origine des fonds. Car ces fonds sont clairement la propriété de ces pays.

C’est ce qui s’est passé au Nigéria, qui avait promis d’utiliser les fonds restitués par la Suisse en 2005 pour financer des programmes de lutte contre la pauvreté. Le Nigéria a accepté que la Banque mondiale conduise un audit sur l’utilisation des fonds. Des ONG nigériens ont été associés à cet audit, qui a soulevé des critiques, mais qui a largement confirmé que l’argent restitué a effectivement été utilisé dans des programmes de lutte contre la pauvreté.

Comment jugez-vous la procédure de restitution à l’Angola?

Cette procédure a été éclaboussée par une polémique suscitée par l’ONG Déclaration de Berne, qui a vertement critiqué le fait qu’une part important de l’argent restitué ait été utilisée pour acheter des dispositifs anti-mines fabriqués par l’entreprise fédérale d’armement suisse RUAG, au lieu d’affecter les fonds à des projets humanitaires.

Reste indubitablement que la présence de mines, disséminées à travers l’Angola suite à une longue guerre, représente un grave danger pour la population locale. Sans connaître tous les détails de l’opération, de ce point de vue, je considère qu’elle est justifiable.

Qu’est-ce qui permet concrètement de garantir une «restitution vertueuse»? L’une des leçons à tirer des procédures jusqu’ici effectuées est que les solutions négociées entre les parties sont celles qui donnent les meilleurs résultats. Il est également fondamental que les procédures respectent trois principes: la transparence des versements, la définition des finalités d’utilisation des fonds, et le rôle précis des organisations associées aux programmes de restitution de l’argent.

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«Il est plus difficile de lutter contre la corruption en Italie qu’en Suisse»

10 septembre 2014

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, était l’invité du Club suisse de la presse de Genève, le 8 septembre 2014, dans le cadre d’un Lundi de la Gouvernance consacré à la lutte contre la corruption. Il a répondu aux questions de La Cité.

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber. © Keystone / Archives

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber. © Keystone / Archives

 

 

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, était l’invité du Club suisse de la presse de Genève, le 8 septembre 2014, dans le cadre d’un Lundi de la Gouvernance consacré à la lutte contre la corruption. Il a répondu aux questions de La Cité.

 

Luisa Ballin 10 septembre 2014

La volonté politique de combattre la mafia et la corruption existe-t-elle dans nos démocraties et plus particulièrement en Italie ou en France?

Michael Lauber: La mafia et la corruption sont liées. En Suisse, il y a une volonté politique de lutter contre la mafia et contre la corruption. Mais il y a une double question: Comment? Et quelle est la réponse la plus adéquate pour la Suisse? S’agissant de la volonté politique en Italie¹ — et si je me base sur notre longue expérience avec ce pays pour lutter contre les phénomènes mafieux — la réponse est un double oui. Mais il est beaucoup plus difficile de lutter contre la mafia et contre la corruption en Italie qu’en Suisse, parce ce que la Péninsule est touchée différemment. C’est un phénomène social contre lequel il faut lutter de façon différente.

Avez-vous éprouvé des difficultés dans votre collaboration avec les autorités italiennes?

Nous n’avons jamais eu de difficultés dans l’entraide judiciaire avec ce pays et lors des investigations conjointes. La question est plutôt liée à l’appréciation de ce que l’on fait sur le plan pénal dans les autres pays. Exemple de bonne coopération, celle que nous avons conclue dernièrement avec l’Italie; elle a abouti à l’arrestation de membres de la ‘ndrangheta (la mafia calabraise: ndlr) après enquêtes parallèles, et en Suisse et en Italie. Nos équipes d’investigations conjointes ont bien travaillé de concert. Nous avons notamment échangé cette fameuse vidéo qui a circulé sur internet. L’enquête pénale en Suisse a beaucoup aidé les investigations fouillées menées par les Italiens. Dans ce type d’enquête, nos voisins transalpins sont demandeurs. S’ils utilisent d’autres méthodes que les nôtres, je n’ai pas à les critiquer.

Quel est le degré d’indépendance des magistrats, notamment ceux chargés de la poursuite pénale?

En Suisse et en ce qui me concerne, je suis indépendant du point de vue organisationnel. Je ne suis pas membre d’un parti politique. Chez nous, les procureurs sont responsables du début à la fin d’une enquête et jusque devant le tribunal. Cela augmente l’efficacité et l’indépendance du système judiciaire. Si je compare notre position au Ministère public de la Confédération suisse avec celle de mes collègues dans d’autres pays voisins en Europe, je peux dire que mon indépendance est plus grande que celle de mes collègues dans d’autres pays voisins.

 

Lire également à ce sujet l’interview de Marco Travaglio, co-fondateur du quotidien Il Fatto Quotidiano: «Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle

 
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Dans l’ombre de l’affaire ukrainienne, Moscou fait main basse sur l’Arménie

Depuis novembre dernier, les regards sont braqués sur l’Ukraine, qui a signé, le 21 mars 2014, le premier volet de son accord d’association avec l’Union. Alors qu’une autre nation voisine de la Russie, l’Arménie, s’est, elle, détournée de Bruxelles.

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Depuis novembre dernier, les regards sont braqués sur l’Ukraine, qui a signé, le 21 mars 2014, le premier volet de son accord d’association avec l’Union. Alors qu’une autre nation voisine de la Russie, l’Arménie, s’est, elle, détournée de Bruxelles.

Sevan Person * 3 mai 2014

L’Union européenne développe depuis quelques années un programme de «Partenariat oriental» prévoyant des traités d’association incluant le libre-échange avec plusieurs républiques ex-soviétiques: Moldavie, Géorgie, Ukraine et Arménie. À ce jour, seules les deux premières ont finalisé l’accord avec Bruxelles. L’Ukraine en a signé le 21 mars le premier volet. L’Arménie, qui a négocié pendant quatre ans avec l’UE, devait elle aussi parapher le document le 28 novembre dernier à Vilnius. Mais le 3 septembre 2013, coup de théâtre: lors d’un voyage à Moscou, le président arménien Serge Sarkissian annonce que son pays adhérera à l’union douanière proposée par la Russie, ce qui empêche tout accord de libre-échange avec Bruxelles.
La question sécuritaire est au cœur de la politique extérieure de l’Arménie, petite république du Caucase d’à peine trois millions d’habitants. Le conflit du Haut-Karabagh empoisonne les relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan voisin depuis 1988. Ce territoire arménien — cédé par Staline aux Azerbaïdjanais en 1921 — a été au coeur d’une guerre de 1991 à 1994; elle s’est soldée par un cessez-lefeu. Le Haut-Karabagh constitue aujourd’hui de facto un second État arménien, mais non reconnu de jure. Les négociations de paix sont dans l’impasse, Arméniens et Azerbaïdjanais n’arrivant pas à s’accorder sur le statut de la région; la frontière entre les deux Etats reste désespérément fermée. Et surtout, Bakou agite constamment la menace d’une reprise des hostilités pour s’emparer du territoire contesté. La tension est toujours palpable et les incidents se sont multipliés sur la ligne de contact en 2013. Les experts internationaux sont de plus en plus nombreux à craindre une nouvelle guerre. Ainsi, l’Azerbaïdjan a ces dernières années littéralement explosé son budget militaire annuel qui dépasse désormais l’ensemble des dépenses de l’État arménien.
Les relations entre l’Arménie et la Turquie voisine ne sont pas non plus au beau fixe. Ankara impose un blocus terrestre à Erevan depuis 1993, en solidarité avec l’Azerbaïdjan (les Azerbaïdjanais sont d’origine turque) et pour faire pression sur l’Arménie afin que celle-ci renonce à obtenir la reconnaissance du Génocide de 1915, que la Turquie nie encore à ce jour. Dans ce contexte, l’Arménie se sent particulièrement menacée; elle est membre depuis 1992 d’une alliance militaire créée par la Russie sur les décombres de l’URSS, le Traité de sécurité collective Une base russe en Arménie assure la sécurité des frontières de la petite république.

Depuis son indépendance en 1991, l’Arménie mène une politique de complémentarité entre la Russie et l’Occident. Au fil des ans cependant, ce jeu d’équilibre a été mis à mal par une dépendance économique accrue vis-à-vis de la Russie. Moscou a progressivement pris le contrôle des infrastructures de l’Arménie: compagnie de gaz, centrale nucléaire, centrales hydroélectriques, chemins de fer, télécommunications, etc. De plus, Erevan importe du gaz russe à un coût inférieur à celui du marché international. Cependant, Moscou a brutalement augmenté de 50% le prix du combustible à partir de juillet 2013. Parallèlement, la Russie a vendu de nombreuses armes dernier cri à l’Azerbaïdjan ces récentes années, alors même que l’Arménie est son alliée stratégique! Le Kremlin semble en effet avoir tout intérêt à maintenir le statu quo dans le conflit du Haut-Karabagh. Cela lui permet, en cas de volonté d’émancipation de l’Arménie, d’agiter la menace d’un changement d’alliance au profit de l’Azerbaïdjan. En ce cas, l’Arménie perdrait vraisemblablement le territoire disputé du Haut-Karabagh. L’affaire des livraisons d’armes à Bakou en est une illustration.
Ces pressions ont eu raison du vent européen qui s’était mis à souffler en Arménie. Et comme celle-ci se sent menacée par la Turquie également, sa marge de manoeuvre est très réduite. L’Arménie ne pouvait, dans ces conditions, s’émanciper et Moscou le lui a brutalement rappelé. Ainsi, Erevan n’a finalement signé aucun accord avec l’UE et prépare activement son entrée dans l’union douanière dirigée par la Russie. Les autorités arméniennes expliquent l’adhésion à l’union douanière comme correspondant aux intérêts du pays, étant donné que la Russie est l’alliée stratégique de l’Arménie. Parmi les différents arguments avancés, citons notamment la promesse d’une baisse du prix du gaz russe. Conséquence espérée des autorités arméniennes: une incitation à l’installation d’entreprises étrangères intéressées par les faibles coûts de l’énergie.

Le prix pratiqué sera cependant similaire à celui en vigueur jusqu’en été 2013. L’ancien (et le futur) coût attractif du gaz n’a pas empêché une diminution significative des investissements étrangers en Arménie ces dernières années. Erevan avance également la promesse d’une hausse des investissements russes dans l’économie arménienne. Là encore, en reprenant le contrôle des chemins de fer arméniens en 2007, les Russes promettaient la modernisation du réseau. Les sommes investies sont demeurées à ce jour bien en deçà des promesses. De même, les échanges commerciaux entre l’Arménie et l’UE sont bien supérieurs à ceux réalisés avec les Etats de l’union douanière. Le seul argument un tant soit peu convaincant reste celui de la sécurité: la menace turcoazérie oblige l’Arménie à regarder du côté de Moscou qui n’hésite pas à dicter son agenda. Et au programme figure la création d’une union eurasiatique dont la première pierre est l’union douanière. Une autre raison inavouable a certainement joué en défaveur du rapprochement avec Bruxelles. Les oligarques arméniens qui contrôlent l’essentiel de l’économie du pays et jouissent du soutien du gouvernement n’ont pas vu d’un bon oeil l’accord avec l’Union européenne. Le traité avec Bruxelles aurait impliqué en effet non seulement le libreéchange, mais également l’adoption par l’Arménie de normes européennes dans les domaines politique et économique, ce qui aurait conduit à modifier le climat des affaires. Cela dit, l’échec de l’accord d’association est aussi à imputer à l’UE. Si celle-ci s’était clairement engagée pour une levée du blocus turco-azéri et avait été prête à assurer la sécurité de l’Arménie, Erevan aurait été moins dépendante de Moscou. Bruxelles aurait pu également «couper la poire en deux» et accepter un statut spécial pour l’Arménie qui aurait pu devenir membre de l’union douanière et signer l’accord avec l’ l’UE Union.
Cette option aurait constitué une sorte de compensation pour l’Arménie qui subit aujourd’hui encore les conséquences du Génocide, notamment du fait de la fermeture de la frontière terrestre par la Turquie. Mais Bruxelles et Moscou préfèrent la confrontation, au risque que des populations extérieures à cette nouvelle Guerre froide se retrouvent prises en étau, comme les Ukrainiens et les Arméniens. Quant à l’Arménie, elle devrait signer l’accord sur l’union douanière dans le courant de mai 2014. Pour le meilleur, et peut-être, pour le pire.

* Sevan Person est doctorant en histoire contemporaine aux Universités de Lausanne et de Munich.

 

 

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La légende allemande du «retour heureux» des requérants d’asile

15 avril 2015 — La Croix-Rouge bavaroise publie sur son site une brochure imaginant le bonheur de rentrer au pays pour les enfants de requérants. Face à une pluie de critiques, la brochure est retirée.

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La Croix-Rouge bavaroise publie sur son site une brochure imaginant le bonheur de rentrer au pays pour les enfants de requérants. Face à une pluie de critiques, la brochure est retirée.

Par Cristina Del Biaggio
Publié le 15 avril 2014

Maman. Papa. Deux enfants, une petite fille et un garçon. Papa porte une cravate. La mère, une jupe et un t-shirt sans manches. La petite fille tient la main de sa maman, et la regarde. Elle doit avoir environ deux ans. Le garçon, une dizaine d’années. Il va à l’école. Son sac à dos posé par terre le suggère en tout cas. Il semble heureux. Avec ses bras écartés, il imite le vol d’un avion suspendu dans le ciel, planant à peine au-dessus de sa tête.

Cette «photo de famille» illustrait la couverture d’une brochure de la Croix-Rouge bavaroise, qui a bien fait couler de l’encre en Allemagne, avant d’être retirée par ses concepteurs. Le titre, Rückkehr (Retour), ne laissait pas de place aux atermoiements: le temps était venu de rentrer. Mais dans quelle région du monde pouvait bien «retourner» cette famille dont les traits trahissaient à première vue un style de vie «occidental»?

En Irak, en Iran, ou alors en Afghanistan… C’est vers ces pays que l’Allemagne renvoie le plus souvent les requérants d’asile déboutés. Malgré une couverture joyeuse, la brochure n’invitait donc pas au départ vers des lieux de vacance pour familles. Elle était censée «aider» les enfants de requérants au retour.

Nous avions pu télécharger la brochure avant qu'elle soit supprimée. Au fil des pages, son auteure, Ulrike Kraft, dessine le retour heureux de requérants d’asile dans leur pays. Elle imagine également un happy end: «Maintenant, j’ai un ami, je joue avec lui et les autres tous les jours. J’aime vraiment beaucoup être ici», s’exclame le garçon en dernière page.

Les critiques ont fusé dans la presse allemande. «Une insulte», une «banalisation de la machine à expulsion», «une insolence absolue»: les défenseurs des réfugiés n’ont pas mâché leurs mots. Matthias Weinzierl et Alexander Thal du Bayrischen Flüchtlingsrat (Conseil bavarois pour les réfugiés) ou Bernd Mesovic, de l’association allemande Pro Asyl, ont vertement dénoncé cette brochure dans les colonnes de la Tageszeitung, du Hufftington Post et de la Neues Deutschland.

Les associations pointent l’invraisemblance du récit. «Un retour volontaire n’a lieu que très rarement. En réalité, les policiers arrivent au milieu de la nuit, les migrants sont arrachés à leur sommeil», analyse Matthias Weinzierl. Bernd Mesovic parle de «retour volontaire forcé», en soulignant le manque de réelles alternatives au renvoi. Ainsi, «le fait de pouvoir préparer, dans le calme ses valises et choisir les jouets à prendre avec soi n’est qu’une illusion. Et, à l’arrivée, il n’y a pas grand-mère et grand-père qui attendent, les bras ouverts, le retour de la famille. Le plus souvent, les réfugiés renvoyés n’ont même pas un lit où dormir», souligne Matthias Weinzierl.

«Les enfants retournent généralement dans la misère absolue, déclare Bernd Mesovic. Là-bas, ils ne peuvent pas aller à l’école. Leur seul espoir est de pouvoir un jour retourner en Allemagne.» Pour sa part, Alexander Thal souligne le fait que les enfants sont souvent isolés; c’est «l’enfer» pour eux, la «fin de leur ancienne vie».

Avec sa brochure, remarque Matthias Weinzierl, la Croix-Rouge a essayé de montrer une certaine normalité là où en réalité la normalité n’est qu’une illusion. «Le processus inhumain du renvoi est traité comme une visite chez le dentiste, poursuit le porte-parole du Conseil pour les réfugiés. Car dans les salles d’attente du dentiste aussi, il y a des livres coloriés posés sur la table afin que les enfants aient moins peur…» Alors que, comme le suggère Bernd Mesovic, «il est pratiquement impossible de présenter la thématique des renvois de façon pédagogique».

Au niveau politique, Matthias Weinzierl accuse la Croix-Rouge allemande de s’être rendue, avec la brochure bavaroise, «complice» du gouvernement de son pays, qui «s'est donné pour priorité de se débarrasser de ses hôtes indésirables». C'est le plus souvent vers l'Afghanistan que les renvois sont effectués. Selon Liza Schuster, qui conduit des recherches sur les conséquences des renvois vers ce pays en proie à la violence, le tableau est bien plus sombre qu'on ne l'imagine. Le titre d’un de ces derniers articles est sans appel: «Brutaux, coûteux, la vérité sur les renvois des requérants d’asile».

Elle témoigne du retour d’Aref Hassanzade qui, après un séjour de quatre ans en Belgique, décide d’adhérer au programme de retour «volontaire» vers l’Afghanistan. Il est tué par les talibans quelque semaines après son retour. Le 23 octobre 2013, la Libre Belgique a consacré un article à cet épilogue dramatique: «Mort d’un Afghan: la politique de retour volontaire de Maggie De Block a tué un homme».

La politique de retour ne tue pas seulement, mais elle est aussi inefficace, analyse Liza Schuster: «La même peur qui pousse les gens à partir, les motive à partir à nouveau lorsqu’ils sont rapatriés dans leur pays.» Dans un article publié dans Migration Studies, en collaboration avec le politologue Nassim Majidi, elle détaille les raisons qui motivent les migrants à reprendre la route (ici la traduction française):

L’impossibilité de rembourser la dette. Pour pouvoir partir, le migrant et sa famille ont dû s’endetter. Si le requérant renvoyé doit quitter le pays d’accueil avant d’avoir remboursé la totalité de sa dette, il y a une forte pression pour migrer à nouveau, même si cela a pour conséquence de devoir augmenter le montant de la dette initiale. Selon leschercheurs, les passeurs fournissent des «paquets de re-migration» et facilitent ainsi la décision de quitter le pays.

Les liens sociaux locaux et transnationaux. Le renvoi dans le «pays d’origine» part du principe que ce dernier représente la «maison» du requérant. Or, les liens avec l’Afghanistan sont souvent rompus par des migrations multiples et des épisodes de déplacements fréquents. Nombre de migrants qui arrivent en Europe n’ont pas quitté directement l’Afghanistan. Les requérants renvoyés décident souvent soit de rejoindre leur famille en exil ou alors de retourner dans le dernier pays où ils ont séjourné.

La honte et la «contamination». Une fois sur place, pour les requérants, il est très difficile de faire comprendre qu'ils ont été renvoyés alors qu’ils n’ont commis aucun crime. La honte est ressentie non pas uniquement par le requérant renvoyé, mais par toute la famille. De plus, le fait d’avoir vécu en Occident est vu par la communauté comme quelque chose ayant «contaminé» les migrants et perçu comme ayant un impact négatif sur leur développement futur. Cette représentation de la personne renvoyée comme étant une personne contaminée par la vie occidentale lui empêche d’accéder aux réseaux sociaux et familiaux, condition indispensable afin de trouver un travail et de s’intégrer dans la société afghane.

Si une personne est rejetée par la société, le seul remède est de reprendre la route. Et d'enclencher à nouveau la spirale infernale.


Cristina Del Biaggio
Invitée de la rédaction
Géographe, Université de Genève

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«Que l’Espagne réponde enfin des crimes du franquisme»

© Chartotte Julie / 2014

© Chartotte Julie / 2014

 

Le juge Baltasar Garzón n’oublie pas son pays. Suspendu de ses fonctions par ses pairs, il continue sans relâche son combat pour une justice universelle. Il ne sollicite plus de mandats politiques, mais il reste engagé aux côtés de la gauche espagnole.

Luisa Ballin 6 février 2014

Nul n’est prophète en son pays. L’ancien juge espagnol Baltasar Garzón en a fait l’amère expérience. Héros planétaire pour avoir lancé, en 1998, un mandat d’arrêt international contre le dictateur chilien Augusto Pinochet, ce combattant de la justice universelle a été suspendu de ses fonctions pendant onze ans par ses pairs espagnols de la magistrature en 2012; il aurait ordonné l’écoute et l’enregistrement illégaux de discussions entre des suspects incarcérés et leurs avocats. Nous avons rencontré Baltasar Garzón à Genève, où il a témoigné devant le Groupe de travail sur les disparitions forcées de l’ONU; le magistrat revient en mars dans la cité lémanique afin de participer au Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH), lors d’une soirée consacrée à la cybersurveillancee.

Après avoir engagé des poursuites pour rendre justice aux victimes des dictatures au Chili et en Argentine, vous avez été suspendu de vos fonctions de juge en Espagne. Quelle est votre situation actuelle?
Baltasar Garzón: Lorsqu’en 2003, Nestor Kirchner a conquis le pouvoir en Argentine, il a levé l’impunité des crimes commis par la dictature. Le nouveau président a ainsi ouvert un boulevard permettant l’action de la justice. Depuis lors, l’Argentine est un exemple mondial de la lutte contre l’impunité. D’une certaine manière, je fais partie de cette histoire. Ce fut un long travail d’équipe, entre juges, victimes, avocats et défenseurs des droits de l’homme. Par cette action commune, nous avons amorcé le processus judiciaire normal, avec des tribunaux qui fixent règles et limites. En revanche, si l’on parle de justice en Espagne, force est de constater que nous avons reculé.

Pourquoi?
Lorsqu’on privilégie les intérêts politiques, économiques et diplomatiques, la justice sort perdante. Il en va de la justice universelle comme de la justice ordinaire, celle qui poursuit, notamment, le crime organisé et la corruption. Elle peut enquêter avec succès lorsqu’elle prend les suspects par surprise. Mais dès que les structures des organisations criminelles se structurent solidement, la justice est alors mise en échec, le plus souvent. Le même schéma s’est reproduit avec la juridiction universelle. Après l’impact de l’affaire Pinochet, les États-Unis ont commencé à être mis en cause et dès lors, les ennuis ont commencé comme le démontre l’exemple de la Belgique. Ce pays s’était placé à la pointe de la justice universelle. Jusqu’au jour où le Secrétaire d’état américain a laissé clairement entendre que la Belgique allait peut-être perdre le siège de l’OTAN, si elle continuait sur cette voie. Le mois suivant, la loi belge a été changée.
Lorsque Guantanamo, la Chine ou Israël ont été évoqués et que les cloches ont sonné trop fort aux oreilles des dirigeants concernés, ceux-ci ont crié: Stop! Et le champ d’application de la loi de poursuite universelle a été réduit. Les intérêts politiques et économiques ont triomphé au détriment des droits des victimes. La justice progresse toujours de cette façon, deux pas en avant et un pas en arrière. Il en va de même en Espagne. Son Tribunal suprême nous avait permis d’avancer dans les dossiers concernant l’Argentine, mais il a fait machine arrière lorsqu’il s’est agi d’enquêter sur les crimes commis pendant le franquisme.

Est-ce encore un sujet tabou en Espagne?
Oui, il y avait certes un juge dont ils ne voulaient pas, mais ce qui a été déterminant ce fut l’enquête autour de la corruption du Parti populaire (ndlr: formation espagnole de centre droit). Presque toutes les personnes qui enquêtaient sur ce cas — policiers ou juges — ont été affectées d’une manière ou d’une autre. On élimine sur le plan professionnel. En Espagne, la justice est conservatrice.

Vous avez témoigné à Genève. Cela signifie-t-il que l’ONU est votre unique recours pour que justice soit rendue aux victimes du franquisme? Depuis que le Tribunal suprême m’a suspendu de mes fonctions, je continue à me battre pour mes valeurs. C’est ce qui m’a amené à les défendre à l’ONU. Je suis venu à Genève à mes frais et sans représenter personne d’autres que la Fondation Internationale Baltasar Garzón (FIBGAR). Mon objectif est de faire en sorte que l’Espagne réponde enfin aux victimes des crimes commis à l’époque du franquisme. Cet état les a totalement délaissées. Le moins que l’Espagne puisse faire est de reconnaître les faits qui se sont déroulés sous la dictature franquiste, afin que l’on sache ce qui s’est vraiment passé.
L’ONU a aujourd’hui un rôle fondamental à jouer; il en va de sa responsabilité historique. Les Nations Unies peuvent opter pour une réponse de pure forme ou s’engager à défendre le respect des normes qui garantissent la protection des victimes. Si l’ONU choisit le respect des victimes, nous franchirons un pas très important contre l’impunité et l’impulsion à ce mouvement aura été donnée de Genève.

Quel a été le résultat de votre intervention aux Nations Unies?
Le Comité nous a offert l’opportunité d’exposer notre opinion et notre analyse. En ce sens, le travail en équipe que nous — c’est-à-dire les différentes organisations — avons présenté s’est révélé très positif. Vous sentez-vous isolé en Espagne? Au contraire. Je me sens bien en Espagne. Ma capacité d’expression a augmenté parce que je peux m’exprimer avec une plus grande liberté, avec moins d’entraves. Beaucoup de gens me manifestent de l’affection. Je respecte aussi ceux qui n’en ont pas à mon égard. Ce que j’ai toujours  demandé aux Espagnols, c’est d’avoir la capacité de débattre.

Vous continuez d’être menacé?
Je suppose... Mais cela ne m’a jamais préoccupé. Une personne doit faire ce qu’elle croit juste, même si on la menace ou que l’on tente de l’humilier. Lors de l’enquête lancée à mon encontre, certains me disaient que si je changeais de position, si j’adoptais une attitude plus docile, tout serait vite terminé. Mon attitude n’a été ni docile ni belligérante. Je défends les droits des victimes. Je ne peux pas dire: désolé, je me suis trompé!

Vous irez jusqu’au bout?
Oui, pour être cohérent. Ma vie n’a pas été de tout repos, mais c’est celle que j’ai choisie. Les menaces ne me préoccupent pas. Toutefois, c’est pesant de vivre sous protection policière, pesant de savoir que l’on est entré chez moi à deux reprises et que mes communications sont interceptées. C’est pesant aussi d’affronter une campagne de dénigrement, de constater que l’on trafique mes comptes bancaires pour fabriquer des preuves, d’être sans cesse contraint de changer d’itinéraire et d’accepter que l’on protège ma famille. Je suppose que cela fait partie de mon travail. Je suis un fonctionnaire public et comme tel, je dois affronter la solitude. Ce qui n’aurait pas de sens à mes yeux, ce serait de profiter d’une position, au lieu de travailler en faveur des citoyens.

Vous n’avez pas songé, comme le juge italien Antonio di Pietro, de tenter de changer les choses en vous engageant dans une formation politique?
Je l’ai fait, en 1993 ¹. Ce fut une bonne expérience, je ne regrette pas l’avoir vécue. Mais je me suis trompé, ce n’était peut-être pas le bon moment. J’ai tenté d’apporter mes valeurs à l’action politique du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Aujourd’hui, je suis engagé dans plusieurs initiatives afin de faire comprendre à la gauche espagnole que l’union de toutes les forces qui la compose est l’unique possibilité pour combattre la politique néo-libérale, abrasive, du gouvernement actuel. Je ne cherche pas de poste; ce que je veux, c’est donner mon opinion et agir. La participation politique doit partir du bas vers le haut, l’important est d’apporter des idées.

S’agissant de la situation actuelle en Espagne, pensez-vous que les ennuis judiciaires de l’Infante et de son mari pourraient entrainer à long terme la fin de la monarchie espagnole? Personne ne peut répondre à cette question, pas même un républicain comme moi. Ce que j’affirme, c’est que les institutions doivent transmettre aux citoyens un message de transparence dans tous les domaines. J’espère que ce cas, et la solution de ce cas, pourront aider dans ce sens.

Quel bilan tirez-vous, à ce stade, de la défense de Julian Assange? J’assure la défense de Julian Assange, pro bono ². C’est la condition que j’ai posée, afin de disposer de la liberté d’entreprendre mon travail comme je l’entends. Assange est victime d’une grave injustice. Un procès lui a été intenté en Suède, afin de servir de prétexte à son extradition vers les États-Unis qui veulent le poursuivre pour des faits en relation avec la liberté d’information. L’asile que l’Équateur lui a accordé l’a sauvé du Grand Jury nord-américain qui l’aurait probablement jugé pour espionnage ou pour une autre énormité de ce genre. Défendre Assange m’a apporté une grande satisfaction et causé aussi bien des ennuis, comme la perte de mon poste de consultant de la Mission de soutien au processus de paix de l’Organisation des États américains (OEA) en Colombie. En effet, les États-Unis ont exigé mon éviction, uniquement parce que je défends Julian Assange. Exigence qui a été aussitôt satisfaite. Je prends cette éviction comme une marque d’honneur.

Quelle est la prochaine étape de votre stratégie dans la défense de Julian Assange?
La défense de Julian Assange, assurée par plusieurs avocats et avocates, se concentre pour obtenir que le droit d’asile octroyé par l’Équateur se convertisse en un droit effectif. De ce fait, nous exigeons que les droits de la défense d’Assange soient respectés en Suède et aux États-Unis, droits que l’on tente de limiter.

Accepteriez-vous de défendre également  Edward Snowden?
On me l’a proposé. Mais les cas d’Assange et de Snowden sont différents. Je ne crois pas que dans la situation où se trouve Snowden, je puisse l’aider. Ce sont des défenses différentes. Cela dit, la politique d’invasion massive dans la sphère privée qu’il a dénoncée est inacceptable, de même que la pénétration clandestine d’institutions à laquelle les États-Unis s’est livrée impunément, en excipant d’une prétendue sécurité nationale. Je ne vois pas pourquoi je devrais figurer sur une liste de cent personnes dont le courrier est lu avant qu’elles n’en prennent connaissance! Pourquoi enquêter sur un quidam qui ne détient pas de grands secrets d’état? C’est très triste d’en arriver là et, surtout, que de telles pratiques soient considérées comme normales.

C’est la mort de la démocratie?
D’une certaine façon, oui.

Quels sont vos projets? Ils sont multiples. Tout d’abord, je dirige un cabinet d’avocats, nommé ILOCAD. Nous traitons de dossiers relatifs à la défense des droits humains. Ensuite, je préside la Fondation Internationale Baltasar Garzón, qui dispose de bureaux à Madrid, Buenos Aires, Bogota et Cuernavaca, au Mexique. Nous sommes actifs, au sein de neuf pays, dans toutes les problématiques liées à la pauvreté, aux réparations en faveur de victimes des injustices, au développement de la responsabilité sociale. De même, je préside le Centre international des droits de l’Homme à Buenos Aires. Il a son siège dans l’ancienne école de mécanique de la Marine, qui fut l’un des principaux centres de torture de la dictature argentine. Il est devenu aujourd’hui un centre de la mémoire et des droits de l’Homme; c’est un exemple modèle de réparation symbolique en faveur des victimes. Je travaille aussi comme conseiller de l’Avocat général de la Colombie en matière d’enquête sur la macro-criminalité. Enfin, je suis en train d’écrire deux livres sur la corruption, collabore à deux documentaires et à un programme d’entretiens sur les droits de l’Homme et la paix sur la chaîne Canal Capital de Colombie. L’inaction ne me pèse donc pas!

Votre participation au Festival du Film et Forum International sur les droits humains, au mois de mars à Genève, est-elle confirmée? Oui, je participerai au FIFDH à Genève en mars. Je m’y suis rendu il y a trois ans et ce sera un honneur pour moi d’y participer à nouveau.

1. Il est élu député cette année-là, après avoir terminé à la deuxième place sur la liste du Parti socialiste ouvrier espagnol à Madrid; déçu par l’absence de politique claire contre la corruption, il renonce à son siège en 1994.

2. Engagement gratuit pour le bien public.

 
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Entre la Suisse et l’Argentine, les circuits de la corruption reprennent du service

11 octobre 2013 — Des banques et une fiduciaire suisse se retrouvent sous la loupe de la justice dans une affaire d’argent douteux portant sur 5 milliards de dollars. À la manœuvre, un entrepreneur argentin qui a fait fortune grâce au réseau des époux Kirchner. Le livre d’un journaliste argentin établi à Genève fait la lumière sur cette enquête.

L’ex-ministre argentin de la justice Gustavo Béliz avec son homologue suisse Ruth Metzler. © Keystone / Walter Bieri / Zurich, 11 novembre 2003

L’ex-ministre argentin de la justice Gustavo Béliz avec son homologue suisse Ruth Metzler. © Keystone / Walter Bieri / Zurich, 11 novembre 2003

 

Des banques et une fiduciaire suisse se retrouvent sous la loupe de la justice dans une affaire d’argent douteux portant sur 5 milliards de dollars. À la manœuvre, un entrepreneur argentin qui a fait fortune grâce au réseau des époux Kirchner. Le livre d’un journaliste argentin établi à Genève fait la lumière sur cette enquête.

Par Federico Franchini 11 octobre 2013

Zurich, 11 novembre 2003. Le ministre argentin de la justice, Gustavo Béliz, rencontre son homologue suisse Ruth Metzler ainsi que la cheffe de la diplomatie helvétique, Micheline Calmy-Rey. Au centre des discussions: la requête argentine d’accéder au compte suisse attribué à l’ex président Carlos Menem ¹. «Jamais notre pays ne s’est montré aussi déterminé à rechercher la vérité et à consolider la lutte contre l’impunité et la corruption. Ma visite en Suisse en est la preuve», déclarait le ministre argentin le 12 novembre à swissinfo.ch. Mais Gustavo Béliz n’a pas eu le temps de poursuivre cette lutte. Le 24 juillet 2004, il est destitué par le président Néstor Kirchner.
Journaliste d’investigation argentin établi de longue date à Genève, Juan Gasparini a mené durant cinq ans une enquête sans relâche sur le circuit de l’argent de la corruption argentine. Ce long travail aboutit à la publication, en 2009, du livre El pacto Menem-Kirchner qui montre comment les parcours de ces deux adversaires politiques se rejoignent en Suisse. Peu après le licenciement de Gustavo Béliz, fin 2013, un compte ouvert au Crédit Suisse de Zurich fait son apparition. Il contient environ 500 millions de dollars sortis d’Argentine et appartenant à la province de Santa Cruz, gouvernée à l’époque par Néstor Kirchner. En 2008, la province parvient à faire rapatrier 390 millions de dollars. Les autorités ignorent toujours où est passé le montant manquant.

 
La présidente argentine Cristina Kirchner et l’entrepreneur Lázaro Báez lors de l’enterrement de la mère de Néstor Kirchner à Santa Cruz. © Keystone / AP OPI / Francisco Munoz, 18 février 2013

La présidente argentine Cristina Kirchner et l’entrepreneur Lázaro Báez lors de l’enterrement de la mère de Néstor Kirchner à Santa Cruz. © Keystone / AP OPI / Francisco Munoz, 18 février 2013

 

L’espoir de lutter contre la corruption, alimentée en 2003 par l’élection de Néstor Kirchner, a été vite balayée. Financement électoral, fortune personnelle et opérations immobilières, depuis 2008 le couple présidentiel Néstor et Cristina Kirchner a été frappé par plusieurs accusations. Aujourd’hui, la présidente Cristina Kirchner est éclaboussée par un nouveau scandale qui, depuis avril 2013, défraie la chronique argentine: l’existence d’un système, complexe et huilé, de corruption et de blanchiment, créé par son défunt mari disparu en 2010. Le scandale s’étend jusqu’en Suisse. Selon les documents judiciaires argentins, dont nous sommes en possession, la fiduciaire Helvetic Services Group de Lugano et des banques helvétiques auraient joué un rôle prépondérant dans cette affaire, qui fait l’objet d’une enquête pénale pour présomption de blanchiment d’argent ouverte par le Ministère public de la Confédération (MPC).

Pour mieux comprendre comment cette société tessinoise aurait joué un rôle central dans ce qui est désormais défini comme «le plus grand cas de corruption de la décennie», il faut remonter au 14 avril 2013. Comme chaque dimanche, le canal El Trece diffuse la célèbre émission Periodismo Para Todos qui, ce jour-là, fait l’effet d’une bombe. Elle attaque directement le pouvoir politique et conjugal des Kirchner. La thèse du présentateur, le journaliste Jorge Lanata, est que, derrière la fortune du couple présidentiel ², se cache une énorme somme d’argent inconnue et non déclarée, générée par un mécanisme de recyclage de pots-de-vin. Au cœur de ce système, un homme: Lázaro Báez, ami de longue date de Néstor Kirchner. En 1990, lorsque l’ex-président était maire de Rio Gallegos, Lázaro Báez, alors employé de banque, organise sa campagne pour gouverner la province de Santa Cruz. Lorsque, un an plus tard, Néstor Kirchner devient gouverneur de cette province, Lázaro Báez est alors nommé directeur de la principale banque de la région. Et l’ascension de Báez devient inarrêtable grâce à l'élection, en 2003, de son ami Néstor à la présidence de la république argentine. Dans les secteurs de la construction et de l’exploitation pétrolière, Báez aurait gagné de juteux appels d’offres publics lui permettant de réaliser quelque 1,2 milliard de dollars de chiffre d’affaire en dix ans, selon ses propres dires.

L’émission du canal El Trece atteint un point de tension maximale avec l’interview de Leonardo Fariña, collaborateur supposé de Lázaro de Báez et de Federico Elaskar, propriétaire de la société financière SGI. Fariña, selon lequel l’entrepreneur de Santa Cruz contrôlerait une fortune de 5 milliards de dollars, admet sa participation à l’évasion de fonds issus des contrats publics obtenus par les sociétés de Lázaro Báez. Pour sa part, Federico Elaskar détaille la méthodologie financière utilisée pour déposer illégalement, dans une banque genevoise, quelque 50 millions d’euros appartenant à cette fortune ³. La confession publique des deux hommes est une sorte de vengeance médiatique. Federico Fariña aurait été l’émissaire de Lázaro Báez dans SGI et aurait empoché une partie de l’argent que son chef lui avait ordonné d’acheminer vers la Suisse. Quand Lázaro Báez le découvre, il devient furieux et contraint brutalement Federico Elaskar à vendre SGI à Helvetic Services Group, la fiduciaire de Lugano jusque-là inconnue.

La perte de sang froid de Báez a été l’erreur déterminante: en humiliant Elaskar, il pousse ce dernier à tout raconter au journaliste Jorge Lanata et à exposer de ce fait Helvetic Services Group à l’attention des médias. Et des juges. Après l’émission, la justice argentine ouvre deux enquêtes, l’une pour blanchiment d’argent et l’autre pour extorsion. Cette dernière est confiée à la juge María Gabriela Lanza et au procureur José María Campagnoli. Ancien secrétaire de l’ex ministre anticorruption Gustavo Béliz, Campagnoli dirige la Unidad Fiscal de Investigación de Delitos con Autor Desconocido (UFIDAD), une équipe de jeunes enquêteurs très motivés. En investiguant sur la cession «abrupte» de SGI à Helvetic Services Group, le team du procureur Campagnoli révèle rapidement l’existence d’un système présumé de corruption et blanchiment d’argent en place depuis une décennie. Un système qui impliquerait directement Néstor Kirchner et Lázaro Báez.

 
Siège de Helvetic Services Group à Lugano © Davide Rotodo / tio 20 minuti / 29 août 2013

Siège de Helvetic Services Group à Lugano © Davide Rotodo / tio 20 minuti / 29 août 2013

 

Le montage a été reconstitué en retraçant l’histoire d’Helvetic Services Group, dont la première apparition dans les registres officiels argentins survient en 2007: elle figure comme l’entité qui contrôle la totalité d’une société nommée Eyden Group LLC. Originaire du paradis fiscal étasunien du Nevada, Eyden Group LLC a été enregistrée en 2006 à Las Vegas par MF Corporate Services. Cette dernière est une filiale du bureau panaméen Mossack & Fonseca (M&F), sorte de leader mondial dans la création de sociétés de couverture. Dans le bulletin officiel argentin, la société qui administre Eyden Group LLC est une entité nommée Aldyne LTD ⁴. Cette dernière — dont le rôle est fondamental aux yeux des enquêteurs — a établi son siège dans le paradis fiscal des îles Seychelles, où elle est dirigée par deux citoyens suisses et administrée par M&F. La consultation du registre officiel du Nevada permet au procureur d’identifier 148 compagnies ⁵ créées à Las Vegas entre le 30 juillet 2002 et le 15 octobre 2010, toutes enregistrées à la même adresse; toutes ont été créées par M&F et sont administrées par Aldyne LTD.

Selon l’analyse du procureur José María Campagnoli, c’est avec la mort de Néstor Kirchner que se conclut, en octobre 2010, la «première phase» de la gestion du trésor caché attribué à l’ancien président. Un patrimoine administré à travers des dizaines de sociétés écran qui aurait eu en réalité un seul trésorier: Lázaro Báez. Le décès de Néstor Kirchner ouvre du coup la «deuxième phase» de la présumée machine à blanchir. Une phase caractérisée par la montée en puissance de Helvetic Services Group. Lorsque Juan Gasparini publie son livre-enquête El pacto Menem-Kirchner en 2009, il affirme que cet ouvrage est le dernier de sa carrière. Mais il ne peut pas résister à la tentation de se pencher sur ce nouveau scandale qui lie, encore une fois, la Suisse et l’Argentine. C’est ainsi qu’en ce mois d’octobre, il publie, en Argentine, Las bóvedas suizas del kirchenismo, fruit d’un travail d’investigation dans lequel il s’est investi, corps et âme. Aidé par le documentaliste Andrés Ballestreros, il a suivi le chemin de l’argent sale à travers une multitude de sociétés écrans, d’investissements opaques et de détournements financiers à travers l’Argentine, la Suisse et plusieurs paradis fiscaux. Son hypothèse: Lázaro Báez aurait infiltré le système financier suisse au moyen de prête-noms et de sociétés fictives.
Une affaire qui, selon l’auteur, ne ferait que répliquer les déboires des deux derniers ex-présidents argentins en Suisse. Avec, cette fois-ci, une nouveauté substantielle: la participation supposée de Helvetic Service Group, société fiduciaire enregistrée au Tessin, et soumise au contrôle des services financiers de la Confédération. Fondée à Lugano, le 14 novembre 2005, Helvetic Services Group est une société à capital limité — 100 000 francs — avec actions au porteur. Dans le registre du commerce, figurent deux noms: Claudio Giovanni F., un Tessinois qui possède, à la même adresse que la Helvetic Services Group, sa propre société fiduciaire gérée avec sa femme, et Néstor Marcelo R., avocat, citoyen italien et argentin, qui dirige des sociétés en Suisse, en Amérique latine, aux États-Unis, en Espagne, en Angleterre, en Irlande et en Nouvelle Zélande ⁶.

Une filiale de Helvetic Services Group s’installe à Buenos Aires en 2007. Dans le bulletin officiel argentin, il apparaît que le capital de la société est détenu par Néstor Marcelo R. (37%) et par Verena F. (63%), avocate et notaire à Chiasso, sœur de Claudio Giovanni F. Pour le procureur José María Campagnoli, Néstor Marcelo R. est l’«énigmatique homme de paille» de Lázaro Báez. Dans une interview à 20minuti, celui-ci affirmait pourtant n’avoir «jamais rencontré» M. Báez. Selon Juan Gasparini, Néstor Marcelo R. et Claudio Giovanni F. seraient la face visible de la médaille. Comment expliquer sinon qu’une société affichant un capital de 100 000 francs puisse acheter une telle quantité de biens (immeubles, sociétés, terrains, etc.) en Argentine et dans d’autres pays, dont la Suisse, comme le prouve l’enquête de Campagnoli. Ce dernier a également retracé une galaxie d’une cinquantaine de sociétés dans plusieurs pays, dont la Suisse, avec lesquelles une relation d’affaires avec HSG a pu être établie. De l’enquête, il ressort aussi que les actionnaires ou les administrateurs de ces compagnies seraient, soit Helvetic Services Group elle-même, soit des sociétés contrôlées par Ramos, son neveu Javier Martin Vanella (représentant légal de Helvetic Services Group en Argentine) ou bien d’autres personnages composant le cercle proche de Lázaro Báez. Autrement dit, derrière le mur de compagnies écran supposées être des clients potentiels de Helvetic Services Group, se dissimulerait, encore une fois, un seul propriétaire: Lázaro Báez, l’homme qui, depuis la mort de Néstor Kirchner, administrerait une fortune estimée à cinq milliard de dollars. Au centre de ce stratagème présumé: la société fiduciaire Helvetic Services Group.

 
Dans le rue argentines, la condamnation populaire du «kirchnerisme». © Keystone / AP photo / Natacha Pisarenko / Buenos Aires, 8 août 2013

Dans le rue argentines, la condamnation populaire du «kirchnerisme». © Keystone / AP photo / Natacha Pisarenko / Buenos Aires, 8 août 2013

 

Federico Elaskar a raconté comment il a fait sortir, illégalement, 50 millions d’euros d’Argentine. Cet argent liquide (en billets de 500 euros) est arrivé en avion privé en Uruguay, puis, à travers des sociétés fictives aux Caraïbes, il a atterri en Suisse dans un compte ouvert chez Lombard Odier à Genève, sous la couverture de Teegan Inc., société du Belize, implantée à Panama. Dont l’ayant droit économique est Martin Báez, fils de Lázaro. Contacté par Le Temps en juillet dernier ⁷, Lombard Odier a admis que Martin Báez a entretenu «une courte relation bancaire» avec l’établissement. Pendant cette période, le procureur Campagnoli a aussi pu établir que deux voyages ont été effectués par Martin Báez au bout du lac Léman.
Le compte a été clôturé l’an dernier. Le solde, vraisemblablement de plusieurs millions de dollars, aurait été transféré vers une autre banque à Genève. Selon le Tages Anzeiger ⁸, il s’agirait de la J. Safra Sarasin Ltd, filiale helvétique de la banque brésilienne J. Safra. Créée en janvier 2013 suite à l’absorption de l’historique établissement privé Sarasin, J. Safra Sarasin Ltd a rapidement vu partir cinq anciens cadres de la banque bâloise. Ces derniers était considérés comme des précurseurs de la stratégie de l’argent propre ⁹. Le 19 juin 2013, le procureur Campagnoli remet à la juge Lanza un rapport d’enquête dans lequel il explique comment l’argent noir est transformé en argent propre en Argentine. Selon lui, la maison mère de Helvetic Services Group, à Lugano, aurait investi à travers «un ou plusieurs comptes» auprès la banque J. Safra la somme de 25 millions d’euros dans des titres de la dette souveraine d’Argentine ¹⁰. Ensuite, ces titres ont été mis en liquidité par une société boursière qui les aurait transformés en pesos grâce à des chèques en faveur de la filiale argentine de Helvetic Services Group. Ces mêmes chèques ont été encaissés entre décembre 2012 et avril 2013 au profit d’Austral Construcciones, la société leader de M. Báez.

À fin avril, le MPC communique qu’il enquête sur cette affaire suite à une annonce au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) effectuée par une banque. Selon les règles en vigueur, la banque par laquelle entrent les capitaux dans le pays doit être établie en Suisse, et elle est aussitôt appelée à dénoncer les opérations suspectes et le dépôt d’argent douteux. La question est donc de savoir quelle est la banque qui a dénoncé l’affaire. Ou, plutôt, de savoir quelle est ou quelles sont les banques qui, en quête de liquidités, auraient ouvert, depuis 2005, des comptes pour Helvetic Services Group. Si, côté argentin, on connait plusieurs éléments de l’enquête judiciaire, côté suisse, nous n’avons pas réussi à en savoir davantage. Par sa porte-parole, Jeanette Balmer, le MPC nous a confirmé que l’enquête progresse et que l’analyse des flux financiers en cours permet d’«effectuer d’autres démarches» qu’il n’est pas possible de divulguer pour l’heure. Si la Suisse a souvent été le terrain où ont prospéré les affaires de corruption argentine, cette fois-ci, ce sont des sociétés de droit suisse qui pourraient avoir joué un rôle actif. Mais pour remonter à l’origine de l’argent et reconstituer ses mouvements, la Confédération n’aura hypothétiquement plus besoin, comme dans le passé, de la coopération judiciaire avec Buenos Aires.

1. L’affaire Menem, qui a défrayé la chronique judiciaire depuis 2001, a connu son épilogue le 18 juillet 2013, lorsque le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone a confirmé la décision prise par le procureur genevois Jean-Bernard Schmid de rendre à l’Argentine le compte non déclaré que Carlos Menem avait ouvert à l’UBS de Genève. Lire à ce propos La Cité du 13 septembre 2013.

2. La fortune privée du couple Kirchner est passée, depuis l’élection de Néstor Kirchner en 2003 jusqu’à sa mort en 2010, de 1,4 million à plus de 14 millions de dollars.

3. Malgré leur confession publique, Leonardo Fariña et Federico Elaskar ont toutefois démenti leurs déclarations.

4. Dans un communiqué publié le 14 juin 2013 sur son site web, Helvetic Services Group affirme «qu’elle n’a jamais maintenu et ne maintient aucun contrat, accord ou type de relations juridiques ou commerciales ou toute autre forme» avec Aldyne LTD.

5. Parmi ces 148 compagnies, 5 avaient établi leur filiale à Lugano. Elles étaient administrées par Gianpiero A. M., Vadim C., par des avocats panaméens ainsi que par la société Aldyne LDT. Elles ont été liquidées le 8 décembre 2008.

6. Le 28 août dernier, Claudio Giovanni F. démissionne, la fonction de président de Helvetic Services Group est alors occupée par Néstor R.. Contacté par e-mail, celui-ci a refusé de répondre à nos questions.

7. Carole Vann et Juan Gasparini, «La Suisse enquête sur une affaire de blanchiment liée à l’Argentine», dans Le Temps du 6 juillet 2013.

8. Philippe Reichen, Säckeweise Geld für Safra, Tages Anzeiger, 6 juillet 2013.

9. Emmanuel Garessus, «L’exode de directeurs s’accélère. chez Sarasin», Le Temps, 28 mai 2013.

10. Les services de la banque J. Safra n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

 
Dans le rue argentines, la condamnation populaire du «kirchnerisme». © Keystone / AP photo / Natacha Pisarenko / Buenos Aires, 8 août 2013

Dans le rue argentines, la condamnation populaire du «kirchnerisme». © Keystone / AP photo / Natacha Pisarenko / Buenos Aires, 8 août 2013

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La Suisse rend à l’Argentine le compte UBS de Carlos Menem

Le Tribunal fédéral clôt un dossier qui défraye la chronique judiciaire depuis 2001. La justice argentine est ainsi autorisée à analyser tous les mouvements du compte ouvert en Suisse par l’ex homme fort de Buenos Aires, qu’on soupçonne d’avoir touché un pot-de-vin iranien et des rétrocommissions françaises.

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Le Tribunal fédéral clôt un dossier qui défraye la chronique judiciaire depuis 2001. La justice argentine est ainsi autorisée à analyser tous les mouvements du compte ouvert en Suisse par l’ex homme fort de Buenos Aires, qu’on soupçonne d’avoir touché un pot-de-vin iranien et des rétrocommissions françaises.

Mis en ligne le 21 septembre 2013 à 09h14

[dropcap]C[/dropcap][dropcap]’[/dropcap]est la fin de douze ans de batailles judiciaires en Suisse. Le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone a confirmé, le 18 juillet dernier, la décision du procureur genevois Jean-Bernard Schmid de rendre à l’Argentine le compte non déclaré que l’ancien président Carlos Menem avait ouvert à l’UBS de Genève. Y a-t-il eu des mouvements inavouables sur ce compte qui justifiaient son acharnement à le garder secret? L’éclaircissement de l’énigme est désormais dans les mains des tribunaux argentins. Récit des faits.

Tout a commencé avant l’été 2001, suite à l’arrestation, à Buenos Aires, de Carlos Menem, accusé de corruption. Soudain, l’UBS communique au Département fédéral de justice et police que l’ex-président argentin détient un compte à Genève, ouvert vraisemblablement avant son mandat présidentiel de 1989 à 1999.

Berne transmet le dossier à la justice genevoise, qui ouvre une instruction pour blanchiment supposé en Suisse, un dossier confié à la juge Christine Junod. Pour sa part, Menem soutient que le compte est approvisionné d’une somme d’environ 600 000 dollars, provenant d’un dédommagement de l’État argentin pour sa période de privation de liberté — il avait été placé en résidence surveillée — pendant la dictature militaire.

Le cas prend une tournure politique. Deux parlementaires fédéraux, le Genevois Christian Grobet et le Vaudois Pierre-Yves Maillard, multiplient les interpellations. Au terme de la visite d’une délégation de magistrats argentins à Genève, la juge Christine Junod donne l’impression de vouloir entrer en matière sur des faits présumés qui pourraient être assimilés en Suisse à de l’escroquerie fiscale et au blanchiment d’argent.

Carlos Menem avec sa fille Zulemita dans un grand hôtel genevois durant sa présidence. © Humberto Salgado / Archives

Le dossier s’alourdit avec le témoignage d’un ex-haut responsable des services secrets iraniens, un «repenti» qui décide de collaborer avec la justice de divers pays européens, dont l’Allemagne et la Suisse. Il prétend que Menem aurait usé de son pouvoir et de ses réseaux politiques pour que l’enquête sur l’attentat contre la mutuelle juive AMIA à Buenos Aires en 1994, qui fit 84 morts et 230 blessés, soit bâclée. Il aurait pour cela reçu un pot-de-vin magistral du régime de Téhéran, considéré comme le commanditaire du massacre.

Malgré ces éléments, à l’été 2004, la juge Junot boucle la procédure sans suite. Le 30 septembre, elle quitte son poste. Menem ferme son compte à l’UBS, après avoir récupéré un solde supérieur à un million de dollars, qui a en partie été transféré via son avocat genevois vers le compte d’une société en Floride, aux États-Unis, où la fille de Menem, Zulemita (diminutif de Zulema) possède aujourd’hui une compagnie. Le procureur Daniel Zappelli classe à son tour ce dossier avant Noël 2004.

Trois ans plus tard, c’est par la France que le spectre de Menem réapparaît à Genève. Le juge Renaud Van Ruymbeke demande un complément d’entraide judiciaire à la Suisse, dans le cadre de la vente des frégates françaises à Taiwan et du scandale ELF. C’est la conséquence des révélations du magazine Le Point, en octobre 2003, sur un pot-de-vin de 25 millions de dollars versé par une branche néerlandaise du géant français de l’électronique et de la défense Thales, par l’intermédiaire de la société fiduciaire genevoise Finego, fondée en 1992 et dirigée par le Français Lionel Queudot.

Thales gère certains de ses contrats depuis les Pays-Bas afin de bénéficier d’une fiscalité avantageuse. En Argentine, le scandale porte sur des «irrégularités» liées à la conclusion d’un contrat de privatisation de l’espace radioélectrique en faveur de Thales, signé par le gouvernement Menem le 11 juin 1997.

La fiduciaire Finego effectue le paiement des commissions occcultes en utilisant les services de deux fiduciaires genevoises, la Société Financière Privée et la Société Financière du Seujet, ainsi que des comptes ouverts dans la succursale Florissant de l’UBS, à la banque Piguet, et à la Lloyds Bank, ayant pignon sur rue à Genève. Bénéficiaires des transferts: trois comptes aux états-Unis, et un en France, dont les ayants droit restent toujours dans l’ombre.

LE «TROISIÈME HOMME»

À Genève, c’est le juge Jean-Bernard Schmid qui est chargé de répondre aux commissions rogatoires relatives à ces transactions. L’Argentine se greffe à l’entraide demandée par la France et fait parvenir à son tour ses requêtes accompagnées d’un chef d’inculpation différent de celui des années 2001-2003: fraude à l’administration de l’État.

En 2009 et 2010, les informations sur les comptes de deux intermédiaires argentins présumés de l’affaire sont transmis à Buenos Aires: Jorge Neuss, un lobbyiste décoré officier de la Légion d’honneur en France le 21 septembre 1999, et Alberto Gabrielli, un ancien fonctionnaire du gouvernement Menem, devenu expert au sein de l’Union internationale des télécommunications (UIT). Le troisième homme, Menem lui-même, résiste à la transmission de son compte UBS à l’Argentine sous le chef d’accusation de fraude à l’administration de l’État pour avoir accordé une concession à Thales entachée d’irrégularités. à 83 ans, il vient de perdre, à Bellinzone, son dernier combat avec la justice helvétique.

Militant dans sa jeunesse de l’organisation d’extrême droite GUD, Lionel Queudot s’est installé en Suisse comme gestionnaire de fortune après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981. Avant de fonder la fiduciaire Finego, il avait travaillé à Nyon avec son compatriote Pierre Leconte chez Gold Hill, ou il s’est spécialisé dans les investissements dans des matières premières comme le gaz et l’argent.

Créée en 1982, Gold Hill fut mise en faillite en 2001. Finego connaîtra le même sort en 2003. Queudot a quitté la Suisse en 2007, mais il vient d’être rattrapé par son passé. à la fin des années 1990 et au début 2000, il aurait aidé un certain Jérôme Cahuzac, ministre déchu du gouvernement de François Hollande, à faire fructifier ses avoirs grâce à des opérations spéculatives dans des mines d’argent au Pérou.

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«Les peuples se comprennent mieux lorsqu’ils ont des projets communs»

Avec son dernier livre intitulé «Cette belle idée du courage», Ségolène Royal accompagne son retour sur la scène politique après sa défaite aux élections législatives de 2012. Rencontre.

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Avec son dernier livre intitulé Cette belle idée du courage, Ségolène Royal accompagne son retour sur la scène politique après sa défaite aux élections législatives de 2012. Rencontre.

Mis en ligne le 12 septembre 2013 à 15h43

[dropcap]L[/dropcap]a présidente de la région Poitou-Charentes était, fin août, l’invitée d’honneur de la Fête de la communication au Club suisse de la presse à Genève. Celle qui fut ministre dans les gouvernements de Pierre Bérégovoy et de Lionel Jospin, et première femme à accéder au second tour de l’élection présidentielle française en 2007, a reçu La Cité dans son fief de Poitiers, à la veille de l’université d’été du Parti socialiste français à La Rochelle. Entretien autour d’un livre, d’un engagement et d’une vision de l’Europe.

Peut-on changer les choses en n’étant plus ni dans un gouvernement ni dans un parlement national? Comme le disait le président Roosevelt, et comme je le rappelle dans mon livre, il faut faire les choses là où l’on est avec les moyens que l’on a. La gestion d’un territoire régional tel le Poitou-Charentes est très importante, car elle permet de mettre en application les discours et les actes même sur des sujets globaux tels que l’environnement et le climat. Je considère la région que je préside comme un laboratoire dans lequel je peux expérimenter les modes d’actions politiques auxquels je crois, dans le domaine économique, écologique, culturel, social et démocratique. Mon action politique est aussi visible dans le cadre de mes responsabilités internationales: je suis vice-présidente de l’Internationale socialiste, présidente de l’Association internationale des régions francophones et vice-présidente de la Banque publique d’investissement, une de mes propositions politiques que j’ai le plaisir de voir être mise en application et à la réussite de laquelle je participe. Oui on peut changer les choses en n’étant plus ni au gouvernement ni au parlement.

Votre livre présente une galerie de portraits sur le courage: Jean Jaurès, Nelson Mandela, Louise Michel, etc. Mais ce sont aussi des pages personnelles que vous écrivez. Quel lien existe-t-il entre le parcours de ces personnalités et vous? Ce livre m’a permis de faire le récit d’événements auxquels j’ai participé et partagé parfois avec certaines de ces personnalités. Il remet à niveau une densité politique sur la base d’une idée du courage. Je l’ai écrit après avoir observé des cheminements qui ont soutenu mon engagement politique. J’ai puisé bien des énergies dans les personnages que je décris, une expérience que j’ai voulu mettre à disposition des lecteurs.

Vous citez l’écrivain Paulo Coelho: «Un guerrier sait bien qu’une guerre est faite de plusieurs batailles: il poursuit.» Vous allez donc poursuivre? En tous les cas, je n’arrête pas. Je poursuis tranquillement ma route. Je ne suis pas en manque de je ne sais quoi. C’est ce qui fait ma liberté et ma force. Je suis là. Si l’histoire doit repasser, elle repassera.

Au fond de vous, avez-vous la conviction que l’histoire repassera? L’histoire est faite de tant de choses: ce sont des circonstances et une époque. Je ne suis pas en attente, je continue d’être écoutée et entendue et c’est ce qui importe. J’ai une cohérence politique qui continue à faire écho. Lorsque j’ai été réélue ici, dans ma région, avec 61% des suffrages, tout candidat qui, comme moi, avait tenté de conquérir la présidentielle aurait immédiatement dit: je repars! Mais je me protège, parce que je me dis que si je dois vivre pendant deux ans en état de candidate à la présidentielle, je vais devoir affronter tous ceux qui vont sortir leurs griffes. Je me protège et je dis: on verra. Alors que dans la dynamique politique il faut s’exprimer, il ne faut pas se protéger. Je ne dis pas cela pour refaire l’histoire, mais je ne voulais pas que l’on dise que ma présence au deuxième tour de l’élection présidentielle était un accident de l’histoire, une personne surgie de nulle part, un produit des sondages, un personnage secondaire de la vie politique et autres amabilités que j’ai entendues, y compris de la part de certains socialistes. Je ne pouvais pas arrêter. Cela m’a encouragée à rester en politique, même si je savais que ce serait difficile.

Était-ce trop tôt d’avoir une femme au second tour de l’élection présidentielle en France? C’est difficile à dire, mais si j’avais été un homme je n’aurais pas eu la majorité de l’appareil de mon parti contre moi. Et puis il y avait ce procès en incompétence que l’on faisait en permanence contre les femmes, qui a cessé depuis et qui a fait que les choses se sont retournées. En tant que femme, c’était plus dur d’ouvrir le chemin. Aux états-Unis, l’élection de Barack Obama a été une transgression extraordinaire. Peut-être que si Barack Obama avait été élu avant moi, la transgression de voter pour une femme en France aurait fait bouger les lignes.

En pensant à vous et à Hillary Clinton, on peut se demander si ce n’est pas un handicap ou un obstacle que d’être à la fois une femme politique de haut niveau et l’épouse ou la compagne d’un homme politique qui est au plus haut niveau? Non, parce que l’on partage beaucoup de choses et on comprend les contraintes. C’est plutôt un atout...

Vous citez aussi l’ex-président du Brésil Lula, en rappelant qu’il a persévéré à quatre reprises avant d’être élu, mais en soulignant surtout qu’il a analysé ce qui n’a pas marché et qu’il a beaucoup appris de ses erreurs jusqu’à la victoire. Pourquoi ce rappel? On apprend beaucoup de ses erreurs, notamment sur l’organisation d’une campagne. Si j’avais eu plus de soutien, ma capacité d’organisation en aurait été multipliée. Mais au moins, cela a été utile pour la suite, car le candidat socialiste de 2012, François Hollande en a fait l’analyse. Tout cela a été décrypté et a servi pour la victoire présidentielle, et c’est tant mieux.

À Genève, le 29 août, votre intervention a porté sur le thème: «Réformer la France, réformer l’Europe.» Comment? Il manque actuellement un désir d’avenir, une lisibilité de l’avenir et une espérance. C’est cela qu’il faut construire pour que les peuples d’Europe, dans leur diversité, se tournent collectivement vers un horizon commun. Il faut que cela soit encouragé, porté, fédéré, sur des thèmes comme l’écologie, l’énergie, l’esprit d’entreprendre, l’emploi, les biotechnologies et aussi sur la diversité, la culture et la jeunesse.

La Suisse et la France traversent un moment difficile, sur le plan fiscal notamment. Comment faire pour que les relations entre ces deux pays soient moins tendues? Il faut là aussi des projets culturels communs. Les peuples se comprennent mieux lorsqu’ils ont des projets communs qui les élèvent.

* Paru en mai 2013 aux éditions Grasset, Paris.

Article paru dans l’édition n°21 / An II de La Cité, du 13 au 27 septembre 2013

Une version de cet entretien paraît également sur le site du Club suisse de la presse: http://2013.pressclub.ch/communique/reformer-la-france-et-reformer-leurope; et dans le magazine UN Special: http://www.unspecial.org

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La transparence, nouvelle frontière politique et économique

31 mai 2013

Le montage opaque qui permettait à Apple de ne verser presque pas d’impôt dans aucun des pays où elle commercialise ses produits vient d’être dévoilé par une commission du Sénat américain. Flairant habilement l’air du temps, l’Académie de journalisme de Neuchâtel a organisé une journée consacrée aux enjeux de l’accès libre à l’information, contre l’opacité.

© Anastasia Dutova / Université de Neuchâtel / 24 mai 2013

© Anastasia Dutova / Université de Neuchâtel / 24 mai 2013

 

Le montage opaque qui permettait à Apple de ne verser presque pas d’impôt dans aucun des pays où elle commercialise ses produits vient d’être dévoilé par une commission du Sénat américain. Flairant habilement l’air du temps, l’Académie de journalisme de Neuchâtel a organisé une journée consacrée aux enjeux de l’accès libre à l’information, contre l’opacité.

 

Fabio Lo Verso 31 mai 2013

C’est le mot-clé de ce début 2013: transparence. OffshoreLeaks, ces milliers de documents secrets mis au jour, dévoilant les pratiques les plus astucieuses pour échapper au fisc d’un bout à l’autre de l’Atlantique, a servi de piqûre de rappel. Mais un électrochoc autrement plus puissant a secoué les États-Unis et l’Europe, géants mondiaux plombés par une angoissante dette publique: la découverte récente des artifices procéduriers parfaitement légaux ayant permis à Apple de n’être fiscalement enregistré nulle part. L’«optimisation fiscale», sorte d’évasion fiscale légale, serait-elle le nouveau poison qui ronge les caisses publiques?
Apple n’est que la pointe de l’iceberg. Comment percer le mur de l’opacité? Le voile sur l’«évasion légale» du fabricant de l’IPhone a été levé par une commission sénatoriale américaine, dotée de moyens presque illimités, du moins lorsqu’elle agit dans ses juridictions. Comment forcer les industriels de l’extraction minière — pétrole, gaz ou diamant — à faire davantage de transparence sur leurs pratiques fiscales? En avril, le CEO de Glencore, Ivan Glasenberg, affirmait que son entreprise ne verse aucun impôt, «zéro!», en Suisse¹, où la multinationale du négoce en matières premières a pourtant établi son siège social.
Le 23 mai, l’Union européenne (UE) décidait pour sa part d’intensifier ses investigations «sur les montages financiers que les multinationales bâtissent pour profiter des différences, et de la concurrence, entre les systèmes fiscaux des états où elles sont implantées ²». En 2013, la transparence est-elle devenue la nouvelle frontière politique et économique mondiale? Les annonces conquérantes se multiplient et tout se passe comme si le combat pour la transparence — ou contre l’opacité, c’est selon — était une affaire qui se joue uniquement entre les États. En diffusant desmontagnes d’informations frappées du sceau de la confidentialité, WikiLeaks a jusqu’ici agi comme un donneur d’alerte globalisé ou un whistleblower digital, en montrant que les gouvernements ne sont pas toujours un exemple de probité. C’est pourquoi, aux États-Unis, Julian Assange, fondateur de l’organisation, «est considéré comme une menace pour la sécurité nationale», rappelle Christian Christensen , professeur de journalisme à l’Université de Stockholm *.
Qui roule véritablement pour la transparence? «L’administration Obama poursuit les donneurs d’alerte plus que tous les autres gouvernements dans le monde», observe l’universitaire suédois, en évoquant au passage le sort du soldat Bradley Manning, jeté en prison pour avoir transmis à WikiLeaks un certain nombre de documents militaires classés secret défense³. Dans les années 2000, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sillonnait la planète pour convaincre les parlements à adopter des mesures favorisant l’émergence de whistleblowers. «Où est passée cette époque où les fuites étaient encouragées, lorsqu’elles étaient d’intérêt public», se demande Birgitta Jonsdottir, parlementaire islandaise du Parti pirate.
Plus de trois ans après le coup de sang de Nicolas Sarkozy, au G20 de septembre 2009 à Pittsburgh — «Les paradis fiscaux, c’est fini!» —, OffshoreLeaks a ramené tout le monde sur terre. La fraude se déplace, sans obstacles, vers de nouveaux centres offshore, au moyen de trusts anglo-saxons et autres innovations de l’ingénierie financière occulte. «Traiter le sujet de la transparence uniquement entre États, c’est se lier les mains», analyse Kristinn Hrafnsson, journaliste islandais devenu porte-parole de Wikileaks, après que Julian Assange a été contraint de passer ses journées à l’intérieur de l’ambassade de l’Equateur à Londres. «Les journalistes et les médias ont un rôle capital à jouer.»
La collaboration de WikiLeaks, puis d’OffshoreLeaks avec la presse — New York Times, Le Monde, Der Spiegel, pour ne citer que ces exemples — montre que le front de l’information libre doit rester mobilisé, «et que les alliances sont indispensables», ajoute Kristinn Hrafnsson. «Revendiquer plus de transparence, c’est évoquer le diable dans nombre de pays, même dans ceux que l’on croit plus libres et plus ouverts sur la question», poursuit-il. «La transparence a connu une évolution sans précédent grâce à internet, mais je ne partage pas le constat qu’elle ait pour autant augmenté.»
Le porte-parole de WikiLeaks calcule que «plus de 24 millions de documents ont été classifiés dans le monde en 2008, une année record, et que la tendance est en hausse». Ne faudrait-il plus dès lors parler d’opacité? Faut-il prendre la soudaine mobilisation des États les plus endettés de la planète plus au sérieux qu’avant? Grâce au Freedom Information Act, la culture de la transparence s’est répandue aux États-Unis, alors qu’en Europe, la Suède a été la première à introduire une telle législation. Mais citoyens et journalistes restent le plus souvent sur leur faim. Notamment en Suisse, «où la situation est encore difficile», indique Titus Plattner, journaliste à la cellule d’enquête commune du Matin Dimanche et de la SonntagsZeitung, et associé au volet suisse de l’opération OffshoreLeaks.
Cet ancien de L’Hebdo est engagé dans la plateforme www.loitransparence.ch, dont le but est de soumettre à l’épreuve la LTrans (Loi fédérale sur la transparence), une législation «que tous les cantons romands connaissent et qui s’applique aussi aux communes». Mais son application n’est pas évidente: «Les administrations se sentent parfois agressées, elles inventent des excuses pour ne pas répondre aux demandes, il faut faire un long travail de persuasion.» La LTrans a en tout cas permis de dévoiler que Rolex a déboursé 33 milions de francs pour acquérir la marque Rolex Learning Center, ou que l’indemnité de départ d’un cadre de Christoph Blocher au Département fédéral de justice et police se montait à 400 000 francs. «C’est grâce à la bataille héroïque de la rédaction de La Liberté, durant 39 mois, que cette information a pu être publiée», rappelle Titus Plattner. «Mais elle n’a été reprise par aucun autre journal», regrette-t-il. Cette affaire a créé un précédent, obligeant l’administration à répondre plus rapidement.
Mais l’argent comptant n’est pas le seul nerf de la guerre. Le 23 mai dernier, la ministre française de la Santé, Marisol Touraine, a publié un décret pour encadrer les «cadeaux en nature» accordés par l’industrie pharmaceutique aux professionnels de la santé, à la suite du scandale du Mediator, médicament accusé d’être responsable de centaines de morts en France, et qui aurait dû être retiré du marché par les laboratoires Servier bien avant son interdiction en 2009. En France, pays encore sous le choc de l’une des plus retentissantes affaires médicales de son histoire, la transparence va-t-elle s’imposer dans les relations entre les lobbys de la pharma, les médecins et les autorités?
En Suisse, l’agence Swissmedic, chargée de surveiller le marché des produits thérapeutiques, a été la cible d’interrogations parlementaires au sujet de ses relations avec l’industrie pharmaceutique. «Nous avions pour notre part demandé à cet institut la liste des médecins qui ont implanté les prothèses PIP», raconte Titus Plattner. Ces prothèses sont au cœur d’un scandale de santé publique depuis la découverte en 2010 de leur dangerosité. «La réponse nous est bien parvenue, mais elle était totalement caviardiée», conclut le journaliste. Les bastions de l’opacité résistent solidement face à une loi qui se fonde sur le principe: «Tout ce qui n’est pas secret est public.»
Pour quelle raison une liste détaillant la pose d’implants mammaires serait-elle secrète? Quels sont les critères permettant d’établir la confidentialité d’une information? Après la fiscalité et la santé (pharma et assurances maladie), il y a un domaine où la transparence est une question éminemment taboue en Suisse: le financement des partis politiques. Mais c’est une autre histoire.

* Comme l’universitaire suédois, les experts cités dans cet article sont tous intervenus lors de la journée organisée, le 24 mai 2013, par l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel sous le titre: «Le combat pour la transparence. Bataille perdue ou bataille à mener? Enjeux politiques, économiques et sociétaux de l’accès libre à l’information.»


1. Lire: Négoce des matières premières, un monde opaque et impénétrable, article paru dans l’édition n° 15 de La Cité, datée du 26 avril au 10 mai 2013.

2. Bruxelles s’attaque désormais à l’évasion fiscale des multinationales, Le Monde du 24 mai 2013.

3. L’ONU a qualifié la détention de Bradley Manning dans la base militaire américaine de Quantico de «traitement cruel, inhumain et dégradant», du fait, entre autres, d’un isolement de huit mois en 2011. Source: Wikipedia.

 
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«En Syrie, notre rêve de révolution est devenu cauchemar»

8 mars 2013

Comédienne du monde arabe, la Syrienne Fadwa Suleiman a rejoint la contestation en prenant, fin 2011, la tête des manifestations pacifiques à Homs. Elle paye aujourd’hui le prix de l’exil. Sa nouvelle arme: l’écriture.

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

 

Comédienne du monde arabe, la Syrienne Fadwa Suleiman a rejoint la contestation en prenant, fin 2011, la tête des manifestations pacifiques à Homs. Elle paye aujourd’hui le prix de l’exil. Sa nouvelle arme: l’écriture.

 

Carole Vann InfoSud 8 mars 2013

C’était l’hiver dernier. Ce jour-là, personne n’osait sortir défiler car la révolution était violemment réprimée. Nous tournions en rond chez nous à Damas, j’ai proposé à mes amies: puisque nous ne pouvons manifester, sortons dessiner sur la place publique! «Nous sommes descendues dans les rues avec nos pinceaux et de la peinture, nous nous sommes mises à dessiner par terre sur d’immenses espaces. Les passants nous regardaient plutôt amusés. Au bout d’un moment, des agents de la sécurité sont arrivés, ils étaient armés, ils nous ont ordonné de partir. Mais je me suis mise à leur répondre. Je voulais instaurer un dialogue, je voulais essayer de traverser cette barrière entre eux et nous, pour atteindre une partie plus vraie, plus intime
«Je leur ai proposé de peindre avec nous. Deux d’entre eux se sont prêtés au jeu. Mais leur chef est intervenu brutalement. Je ne me suis pas laissée démonter, j’ai réussi à le convaincre de prendre lui aussi le pinceau, il a alors fait un dessin magnifique, très fin. Nous étions ébahies. Il m’a expliqué que, depuis l’enfance, il était très doué pour les arts, qu’il regrettait de n’avoir pas pu continuer, et qu’il ne faisait son travail (d’agent de sécurité, chargé entre autres de la répression) que pour gagner sa vie. Ainsi, le meneur de cette bande armée qui terrorisait la population était là devant moi, doux, fragile, sensible
Fadwa Suleiman a la beauté d’une héroïne de tragédie grecque. Le regard grave inscrit sur un visage pâle d’une grande douceur. Des cheveux noirs et courts en bataille, à la garçonne: elle s’est défaite de sa longue chevelure de jais fin 2011, lorsqu’elle est entrée dans la clandestinité à Homs. La comédienne syrienne était déjà célèbre dans le monde arabe pour ses séries télévisées et pièces de théâtre. Aujourd’hui, elle est connue aussi en Occident comme l’actrice alaouite — branche dérivée de l’islam chiite à laquelle appartient le clan Assad — qui a osé tenir tête au régime de Bachar.

 
Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

 

Une étiquette dont se défend farouchement la jeune femme: «Je suis Syrienne, résistante, comme tous ceux qui ont bravé la peur en descendant dans les rues manifester pour la paix», assène-t-elle à qui l’interroge à Genève, où elle a été invitée comme membre du jury de l’édition 2013 du Festival du film et Forum international sur les droits humains (FIFDH). «Je m’étonne qu’on pense que je suis seule dans mon cas. Il y a plein de manifestants issus des minorités qui demandent des changements, seulement ils n’écrivent pas sur leur front ‘je suis alaouite ou kurde ou chrétien ou druzeIls s’affichent comme Syriens, résistants et contre les violences!»
Encore et toujours, elle rappelle que le peuple ne veut pas la guerre. Mais cette majorité silencieuse, ces millions de Syriens qui ne sont ni avec le régime ni avec l’opposition armée, n’est pas visible. Déjà bien avant le début des soulèvements, ils travaillaient au changement au sein de cellules déstructurées. Journalistes, artistes, blogueurs, intellectuels, ils continuent d’œuvrer, de manière souterraine. «Nous voulons une vraie révolution pacifique, nous voulons démanteler le régime et ses services secrets, stopper les haines confessionnelles alimentées par ce même régime, construire de nouvelles institutions et de nouvelles lois qui nous permettent de penser et de nous exprimer librement.»
Face aux atrocités de la répression, Fadwa, comme bien d’autres, a décidé de ne pas se taire et de participer aux protestations, sans se cacher. Elle a aussi multiplié les vidéos en ligne, appelant ses compatriotes à se soulever pacifiquement et à ne pas tomber dans le piège du confessionnalisme. Ses armes, l’actrice les a choisies dès les premières heures de la révolution: la force tranquille de l’art, dans son sens le plus profond et le plus mystique. Cet art capable de transformer un ogre en agneau, une tyrannie en démocratie, des flèches empoisonnées et mortelles en fleurs enchanteresses et parfumées. Dans les moments les plus terrifiants, lorsqu’elle menait les manifestations, cette conviction l’habitait et lui permettait de défier la peur. Sur ce point, elle n’a pas changé, même si ses certitudes sont quelque peu ébranlées par la réalité de l’exil auquel elle a été contrainte depuis un an. C’est dans la grisaille de Paris qu’elle écrit Le Passage, une ode lyrique, étrange, fébrile, dans laquelle dialoguent une jeune fille et une voix. La première incarne la quête pour une révolution pacifique, tandis que la seconde la presse de prendre les armes, ou alors de se laisser séduire par les «petits avantages» de l’exil.
– Une voix: Ici, il y a la sécurité. Ici tu pourras créer, réfléchir, sans risquer d’être tuée. Tu pourras refaire du théâtre. – La jeune fille: Là-bas, il y a le théâtre, la vie. Là-bas, des actes héroïques s’écrivent. Là-bas, il y a la langue et les mots. Là-bas, la vérité est entière. Qui dit que la sécurité existe quelque part dans le monde? La mort est partout… La mort est plus proche de nous que notre respiration. Je pleure un mort encore en vie. Bienheureux le mort-vivant. Bienheureux le vivant-vivant. Là-bas, les gens meurent pour revivre. – Là-bas, les gens meurent, tout simplement. Faut pas que tu meures! – Faut pas qu’ils meurent! – Tu voudrais coucher trois jours sur un trottoir? – Oui, mais un trottoir à mémoire. – Tous les trottoirs possèdent une mémoire. – Mais la mémoire de mon trottoir me ressemble. Présentée dans plusieurs espaces culturels (Paris, Limoges, Avignon, Marseille), la pièce raconte son combat partagé avec nombre de Syriens qui l’ont soutenue et suivie. Elle dit aussi l’inquiétude, la peur, le doute et l’espoir, et elle interroge sur le sens de la vie et de la mort.

«Vous savez, je suis sortie de l’ombre malgré moi, j’en ai été la première surprise», raconte-t-elle en se roulant une cigarette sur les quais de la rade de Genève. «C’était à Homs, j’ai eu un tel choc en découvrant les destructions là-bas et l’état de misère des habitants. Là j’ai compris que la Syrie était en train de sombrer, que quelque chose ne serait plus jamais comme avant. Et j’ai senti cet appel intérieur monter en moi, j’étais guidée par une puissance incroyable, qui me dépassait, je n’avais plus peur. Et tout d’un coup, j’étais devenue une figure médiatique, un emblème

«Alors très vite, le régime a compris que je représentais un réel danger pour lui. Il a voulu me désintégrer, m’anéantir.» Traquée par les services de sécurité, elle entre dans la clandestinité. «Mais comme je m’opposais à toute violence armée, y compris celle de l’opposition, je suis devenue dérangeante pour toutes les fractions armées, dont les salafistes et les frères musulmans.» Commence alors une cabale contre elle. Traitée tour à tour d’agent israélien, de fille de mauvaises mœurs, de complice du régime, de collaboratrice des hommes de Hariri (ndrl: Rafiq Hariri, politicien libanais, trouve la mort en février 2005 dans un attentat-suicide au cœur de Beyrouth. Les soupçons se sont portés sur les services secrets syriens). En danger de mort — sa tête est mise à prix — elle sort du pays à travers une filière secrète et trouve refuge à Paris. «J’avais décidé de ne jamais quitter Homs, mais l’étau s’est resserré et le langage des armes a pris le dessus, confie-t-elle. Surtout, j’étais devenue un danger pour ceux qui me protégeaient
À présent, dans le froid, loin de ses proches, elle constate avec tristesse: «Au lieu de participer à mon histoire sur place, je le fais sur papier, par procuration. Mon rêve, notre rêve, est devenu cauchemar. Tout ce que je craignais pour la Syrie est en train d’avoir lieu. On se trouve acculé à une intervention militaire. Ce n’est pas le choix du peuple

 

 
Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

Fawda Suleiman par © Alberto Campi / Genève, 1 mars 2013

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