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Ces affaires qui brouillent l’image du Parquet fédéral

16 décembre 2016

L’été 2016 a vu éclater une série de scandales touchant le Ministère public de la Confédération (MPC) et, particulièrement, le procureur général Michael Lauber. Les affaires «Behring», «Pitteloud» et celle dite des «mandats externes» s’ajoutent aux remous provoqués par le coup de balai au sein MPC, où pour la première fois des procureurs ont été congédiés à cause de résultats prétendument insuffisants. Le Parquet fédéral a également été secoué par le départ fracassant d’un procureur expérimenté.

© Charlotte Julie / Archives

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L’été 2016 a vu éclater une série de scandales touchant le Ministère public de la Confédération (MPC) et, particulièrement, le procureur général Michael Lauber. Les affaires «Behring», «Pitteloud» et celle dite des «mandats externes» s’ajoutent aux remous provoqués par le coup de balai au sein du MPC, où pour la première fois des procureurs ont été congédiés à cause de résultats prétendument insuffisants. Le Parquet fédéral a également été secoué par le départ fracassant d’un procureur expérimenté.

Mattia Pacella 16 décembre 2016

Mercredi 2 novembre 2016. Un généreux soleil automnal inonde les bureaux lausannois du Ministère public de la Confédération (MPC) à la route de Chavannes. Les médias romands sont conviés à la présentation de la feuille de route de l’institution pour les années 2017 à 2020. L’ambiance se veut détendue. Rien ne doit laisser transparaître l’état de tension qui, tout au long de l’été, a singulièrement crispé le MPC, plaçant son chef, le procureur général Michael Lauber, sous une mauvaise lumière. Sortant d’un long silence médiatique, face aux journalistes invités à Lausanne, ce dernier plante ses piquets clôturant d’un seul coup le périmètre de la discussion: «Nous sommes habitués aux critiques, le MPC va bien, il est plus attractif que jamais, et il sera, à l’avenir, encore plus dynamique.» Des propos visant à calmer une polémique qui a rebondi suite au départ, fin septembre, du procureur fédéral Stefan Lenz, 57 ans.
Considéré comme l’un des meilleurs procureurs de sa génération, entré au MPC en 2002, il était, avant de claquer la porte, à la tête de l’une des plus vastes et complexes enquêtes de blanchiment d’argent et de corruption touchant la Suisse: l’affaire Petrobras, du nom du géant pétrolier brésilien. Ce scandale, qui a éclaboussé les anciens présidents du Brésil Dilma Rousseff et Lula Da Silva, n’a pas encore dévoilé toute son étendue. En Suisse, près de 800 millions de dollars ont jusqu’ici été gelés et plus de soixante procédures pénales ont été ouvertes. Adressée à Michael Lauber, la lettre du procureur démissionnaire, dont La Cité a obtenu une copie, s’apparente à une liste de griefs. Stefan Lenz reproche à son chef la décision de déclasser la fonction de procureur, engendrant une diminution du salaire annuel de plus de 20 000 francs. Certains de ses collègues sont frappés par cette mesure, d’autres sont en revanche adoubés du titre de «procureur spécial», leur permettant ainsi de préserver leurs acquis salariaux. La Cité a appris que ces nouvelles fonctions n’ont pas été mises au concours, suscitant l’impression d’un traitement préférentiel…
Au bénéfice d’une garantie salariale jusqu’à sa retraite, lorsqu’il s’insurge contre son chef, Stefan Lenz ne prêche pas pour sa paroisse, il entend dénoncer la mauvaise gestion du MPC: «Additionné à des réformes inadéquates, provoquant une très mauvaise ambiance, ce déclassement est à l’origine des nombreux départs annoncés au MPC.» À noter que l’état-major du MPC a, lui, gardé le même niveau salarial… Selon Lenz, ces décisions trahissent un manque de reconnaissance pour le travail de certains de ses collaborateurs. Il pointe aussi le danger d’une perte d’attractivité de l’institution judiciaire. «Pour les avocats, assurer la défense des criminels est désormais devenu encore plus intéressant qu’embrasser la carrière de procureur fédéral», déplore-t-il.
Devant les médias réunis à Lausanne, Michael Lauber rétorque : «Le MPC n’est pas attractif? On reçoit des centaines de candidatures par année; c’est plutôt le contraire, le MPC est plus qu’attractif que jamais.» Il rappelle que l’institution traverse une phase de restructuration entreprise «dans le but de respecter le budget annuel de 60 millions de francs» que lui octroie le législatif. «Le Parlement était au fait de cette réorganisation avant que je sois réélu en juin 2015», rappelle-t-il. «Je savais depuis le début que cette réforme coûterait cher, mais c’est le prix à payer

© Charlotte Julie / Archives

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C’est en mai 2015 que le Matin Dimanche et la SonntagsZeitung révèlent que des cinq collaborateurs se verront remerciés pour une insuffisance supposée de résultats, une mesure qui intervient pour la première fois dans l’histoire du Parquet.
La façon de procéder à cette restructuration «nécessaire» revient à la figure du chef de l’institution. Au printemps 2016, le procureur général se fait, par exemple, taper sur les doigts par le Tribunal administratif fédéral (TAF) dans le cadre de la non-reconduction du mandat du procureur Félix Reinmann. Les juges lui reprochent d’avoir omis de lui notifier un avertissement et d’avoir violé le droit de ce dernier à connaître les griefs motivant la cessation de son contrat. Selon nos informations, à la fin de l’année 2014, huit mois avant la communication à M. Reinmann de sa mise à pied, le service juridique du MPC avait transmis à Michael Lauber un avis lui précisant qu’un avertissement était «obligatoire» si l’on entendait ne pas reconduire dans ses fonctions un procureur fédéral. Lors du point de presse du 2 novembre, interrogé sur ces faits, Michael Lauber répond sèchement: «Monsieur Reinmann a le droit de parler, mais moi, en tant que chef du MPC, je dois défendre l’institution et je ne peux pas discuter de détails contractuels.»

Là où le procureur général a dû faire face à un puissant vent contraire, c’est dans des dossiers autrement plus sensibles, les affaires Behring et Pitteloud notamment, ainsi que celle dite des «mandats externes». Le dossier «Behring», du nom d’un financier bâlois, est l’un des plus lourds que le MPC a eu à instruire. Les chiffres donnent le tournis: près de 2000 investisseurs ont été grugés, entre 1998 et 2004, pour un préjudice total de plus de 800 millions de francs. Les auteurs de cette escroquerie ont utilisé le système de Ponzi... Michael Lauber inculpe uniquement Dieter Behring, alors que les investigations du MPC aboutissent à la complicité de neuf autres personnes. Appelé à la barre en juin dernier, devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, le chef du MPC déclare qu’il n’avait pas connaissance d’actes d’accusation contre les comparses de Behring. Il contredit la version du procureur Werner Pfister, lequel avait conduit l’enquête en premier ainsi qu’un expert financier.

Ces deux collaborateurs du MPC affirment avoir rédigé ou participé à la rédaction d’actes d’accusation contre les complices du financier bâlois. Lequel, se fondant sur cette déposition, porte aussitôt plainte pour faux témoignage et abus de fonction contre Michael Lauber. Son suppléant Ruedi Montanari ainsi que le procureur qui a conduit le dossier au tribunal, Tobias Kauer, sont également visés. Nommé par l’Autorité de surveillance du MPC, le procureur fédéral extraordinaire Thomas Hansjakob parvient, fin octobre dernier, à la conclusion qu’il n’existe aucun indice concret d’actes pénalement répréhensibles. Il décide de ne pas entrer en matière sur la plainte déposée par les avocats de Behring. Reste que, entendu par le tribunal, le procureur général a raconté une histoire contraire à celle de ses deux collaborateurs, amplifiant le sentiment qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du MPC. La justice a pu être rendue et Behring a été condamné, le 30 septembre, à 5 ans et demi de prison pour escroquerie et blanchiment d’argent qualifié.

L’affaire «Pitteloud» a également causé bien des ennuis au chef du MPC. Ex-ambassadeur au Kenya, Jacques Pitteloud, actuellement en charge de la direction des ressources au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), est accusé de tentative de contrainte par deux riches hommes d’affaires kényans. Selon ces derniers, l’ex-ambassadeur aurait insisté auprès d’eux pour qu’ils acceptent une proposition visant à clore la procédure pénale ouverte en Suisse à leur encontre contre le paiement de 50 millions de francs. Michael Lauber rend une ordonnance de non-entrée en matière sur la plainte des Kényans. L’initiative de Jacques Pitteloud, au demeurant surprenante, est prévue par le code de procédure pénale depuis 2011: si le prévenu répare le préjudice, le procureur peut alors décider de clore l’affaire. Souvent, le règlement du dommage causé, auquel s’ajoute un montant pour le tort moral subi, suffi à boucler un dossier. Mais Jacques Pitteloud aurait eu le tort d’avoir trop lourdement insisté auprès des deux prévenus.

Coup de théâtre, la non-entrée en matière du MPC est balayée par le Tribunal pénal fédéral. Qui enjoint le même MPC à poursuivre l’enquête, au vu des éléments contenus dans le dossier... L’ex-ambassadeur devra s’expliquer devant l’institution dirigée par Michael Lauber, alors qu’il «a agi en soutien et en concertation avec le MPC», selon le DFAE. Devant le Tribunal pénal fédéral, le MPC affirme pour sa part, lettre à l’appui, n’avoir jamais donné d’instructions à Jacques Pitteloud, alors que le Ministère public devait au moins lui communiquer les noms des prévenus pour qu’il puisse entreprendre sa démarche. Ironie de l’histoire, pour démontrer son innocence, l’ex-ambassadeur va devoir prouver qu’il a reçu sa mission directement du MPC. S’il y parvient, une procédure pénale pourrait être ouverte contre le MPC pour avoir intentionnellement induit en erreur le Tribunal pénal fédéral dans le but de couvrir ses agissements.

L’affaire des «mandats externes» alourdit singulièrement le tableau. En juillet dernier, l’hebdomadaire Schweiz am Sonntag révèle que le MPC a attribué presque tous ses mandats de conseils et d’informatique sans mise au concours. Le journal dévoile que ce sont les mêmes entreprises qui obtiennent les contrats, et que certaines d’entre elles auraient des liens étroits avec Michael Lauber. Telle la société de sécurité informatique Swiss Infosec, bénéficiant de cinq mandats pour 364 000 francs, fondée par un certain Reto Zbinden, licencié en droit à l’Université de Berne la même année, 1992, que Michael Lauber.

Les deux hommes, note la Schweiz am Sonntag, sont membres de la confrérie Zofingue. L’hebdomadaire découvre que les commandes ne dépassaient pas les 50 000 francs, montant qui représente le seuil au-delà duquel les mandats du MPC doivent être proposés sur le marché public. Le journal dominical détaille aussi le cas de la société PricewaterhouseCoopers (PwC), qui a obtenu, depuis 2012, huit mandats de consulting pour une valeur totale d’environ 700 000 francs. Or le secrétaire général et responsable des ressources humaines du MPC, Mario Curiger, avait travaillé pour le cabinet PwC. Michael Lauber, qui l’avait d’abord engagé comme consultant, a ensuite créé au MPC une fonction spécialement pour lui. Ces affaires sont actuellement sous la loupe de l’Autorité de surveillance du MPC qui a déclaré, dans un premier temps, que tous les mandats ont été attribués sur une base juridique appropriée.
C’était avant que la presse alémanique dévoile l’existence de deux autres mandats attribués sans concours, entre janvier 2012 et février 2015, pour un montant total de plus de 400 000 francs. Le premier, portant sur le conseil stratégique, politique et administratif, a été confié à Hans Wegmüller, ancien chef des services de renseignement, le deuxième à Jana Riedmüller, experte en communication qui, selon nos informations, avait contribué à la stratégie de communication de Michel Lauber en vue de son élection comme procureur général en 2011. Ces révélations ont jeté de l’huile sur le feu qui brûle, depuis le début de l’été, les ailes du MPC.

Ces chapitres difficiles s’ouvrent au moment où le MPC accumule les déconvenues sur le front de la lutte contre la criminalité organisée en Suisse. En septembre dernier, l’imposante enquête Quatur, nom donné à un trafic d’armes et de drogue sur l’axe Zurich-Tessin-Italie, a connu un épilogue peu glorieux. Quatorze ans après le début des investigations contre treize personnes soupçonnées d’appartenir à la ‘ndrangheta, la mafia calabraise, le principal accusé a été acquitté. Avec douze autres personnes, il était considéré par le MPC comme l’un des hommes de main du clan Ferrazzo de Mesoraca. Mais au fur et à mesure que l’enquête avançait, les accusations d’appartenance à une organisation criminelle, de trafic de stupéfiants et d’armes se sont effondrées comme un château de cartes. Le retentissant échec de l’affaire Quatur couronne une série de revers. Le mois dernier, l’hebdomadaire tessinois Il Caffè racontait par le détail comment deux autres procédures importantes avaient valu des déconvenues au MPC. La première impliquait le groupe suisse ABB et géant énergétique russe Gazprom. Les enquêteurs du MPC ont tenté de prouver que des pots-de-vin avaient transité d’une entreprise à l’autre, plus précisément d’un ex-cadre d’ABB à son homologue russe de Gazprom.

L’institution avait axé son instruction sur la qualité prétendue «d’agents publics» des collaborateurs de Gazprom, entité contrôlée par l’État russe. Ce qui lui permettait d’agir sous la loi helvétique qui punit la corruption dans la sphère publique (en attendant l’aboutissement du projet de loi contre la corruption dans la sphère privée). Mais en avril dernier, la Cour des affaires pénales a, elle, jugé que les employés du géant russe ne peuvent pas être considérés comme des agents publics, ce qui a réduit l’accusation à néant.  La Confédération a été condamnée à verser des indemnités de l’ordre de 300 000 francs. Le MPC a annoncé qu’il allait recourir au Tribunal fédéral. Dans la deuxième affaire analysée par Il Caffè, d’importantes indemnités ont également été requises. Il s’agissait du dossier Montecristo sur un trafic de cigarettes et de contrebande entre l’Italie et le Monténégro. Cette longue enquête, qui avait débuté avec une impressionnante vague d’arrestations en août 2004, s’est soldée par la condamnation de… deux personnes, pour des faits mineurs.
Ajoutons à ces revers celui que le ministère public a essuyé, en automne 2015, dans le procès du «banquier» de la ‘ndrangheta en Suisse, un Calabrais basé à Vacallo, petite commune au sud du Tessin. Pendant l’instruction, le prévenu admet tous les faits, y compris la participation active à une organisation criminelle. Le MPC réclame alors une peine de quatre ans de prison, dans le cadre d’une procédure simplifiée. Malgré les aveux du «banquier» de la ‘ndrangheta, les juges fédéraux statuent que l’enquête du MPC n’est pas allée suffisamment en profondeur et qu’ils ne peuvent pas, de ce fait, valider la procédure simplifiée. Le procès a été renvoyé à une date indéterminée.

L’enquête sur la cellule mafieuse de Frauenfeld, dans le canton de Thurgovie, active en Suisse alémanique depuis les années 1970, a également suscité de nombreuses interrogations. Arrêtés en Italie en été 2014, deux membres de la famille de Frauenfeld ont rapidement été condamnés dans la Péninsule, en première instance, à 12 et 14 ans de prison. Il a fallu plus d’une année et demie pour assister en Suisse aux arrestations de treize autres membres affiliés à la cellule thurgovienne. Lesquels ont dû être libérés après seulement deux semaines... Ils attendent actuellement leur extradition en Italie. Le MPC n’a pas fait recours devant le Tribunal fédéral, conformément à la nouvelle politique de son chef, limitant drastiquement les procédures devant les juges de Bellinzone, de peur de se retrouver trop souvent en mauvaise posture. La baisse était déjà visible en 2011 durant l’année électorale de son prédécesseur, Erwin Beyeler. Au premier semestre 2015, précédent sa réélection, Michael Lauber n’a interjeté aucun recours contre un jugement du Tribunal pénal fédéral.
En janvier 2015, Michael Lauber s’en est pris à l’arsenal normatif helvétique pour justifier les procédures non abouties. «En Suisse, avait-il précisé à la NZZ am Sonntag, on ne peut pas condamner une personne seulement parce qu’elle est affiliée à la mafia, il faut qu’il y ait passage à l’acte.» Le procureur général a donc proposé au Parlement de renforcer la législation en vigueur. Mais, selon nos informations, cette réforme, actuellement en discussion au sein de l’Office fédéral de la justice, se limiterait au durcissement de la sanction prévue par l’article 260ter du Code pénal, qui punit l’appartenance ou le soutien à une organisation criminelle. Cette modification devrait être soumise au parlement d’ici la fin 2017. L’interview de Michael Lauber à la NZZ am Sonntag a suscité, dans la presse suisse, la réaction d’experts qui situaient, eux, le problème au niveau des interactions et de la collaboration entre les autorités préposées à la lutte contre la criminalité organisée. Mais également dans le manque d’efficacité dans la recherche et la récolte de preuves. Pour eux, l’article 260ter a bon dos. Ils rappelaient que, en janvier 2005, le Tribunal fédéral a expressément affirmé que cet article comporte l’imputabilité d’une personne pour le simple fait d’appartenir à une organisation criminelle.

À Zurich ou à Genève, les procureurs appliquent par ailleurs cet article et ne trouvent pas son utilisation problématique, faisaient-ils remarquer. Le cas le plus exemplaire est le scandale de la HSBC à Genève, éclaté à la suite de l’enquête journalistique internationale SwissLeaks, dont les révélations faisaient état de la présence de trafiquants de drogue parmi la clientèle de la banque. Quelques jours plus tard, malgré l’ampleur de l’enquête, Michel Lauber reste impassible, prétextant que «ces informations, provenant d’une liste volée, étaient inutilisables». Cela n’a pas empêché le procureur général genevois, Olivier Jornot, et son adjoint, Yves Bertossa, de perquisitionner les locaux de HSBC. Les médias saluent alors le courage du Parquet genevois et mettent en évidence le décalage avec la position en retrait du chef du MPC.

© Charlotte Julie / Archives

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Parfois, le Ministère public a ouvert des enquêtes même si les infractions détectées ne tombaient pas sous sa compétence. Le scandale de la FIFA en est une illustration. Pour rappel, le président de l’organisation, Joseph Blatter, a fait l’objet d’une procédure pénale pour gestion déloyale et abus de confiance. Il lui était reproché d’avoir effectué, en février 2011, un versement de 2 millions de francs en faveur de Michel Platini, ancien président de l’UEFA, et ce au préjudice de la FIFA, pour des mandats fictifs effectués entre janvier 1999 et juin 2002. Au regard de l’attribution de compétences inscrite dans le Code de procédure pénal, cette affaire aurait dû être du ressort de la justice cantonale, le MPC étant spécifiquement chargé de combattre le terrorisme, les organisations criminelles internationales, les crimes de guerre et les génocides, de même que la criminalité économique comme le blanchiment d’argent au niveau international.

Si la série de déconvenues et d’échecs essuyés sous la gestion de Michael Lauber a enflammé le débat en Suisse alémanique, dans les médias romands, bien que moins virulente, la polémique a connu un point culminant l’été dernier, lorsque, au micro de la RTS, le procureur Félix Reinmann a tiré à boulets rouges contre le MPC. Première salve: «Je suis persuadé que, comme mes collègues non reconduits, je dérangeais dans la structure actuelle du Ministère public.» Deuxième salve : «En 2012, j’ai amené un dossier devant le Tribunal pénal fédéral qui concernait l’organisation criminelle des Géorgiens, bien implantée en Suisse. Les 319 pages du jugement du tribunal expliquaient dans le détail que les membres de l’organisation pouvaient tomber sous l’article 260ter. Nous avions tous les moyens pour poursuivre ce genre d’infractions. Mais on m’a demandé de ne pas aller jusqu’au bout.» Troisième salve: «Le procureur général a décidé de son côté, dès les années 2013-2014, de ne plus s’aventurer dans le domaine du crime organisé. Sauf qu’il ne s’agissait pas de partir à l’aventure, mais de dossiers solides. Cela me préoccupe, parce que c’est la sécurité même de la Suisse qui est en jeu

Au cours de la deuxième moitié de 2016, il ne s’est passé une semaine sans que le Ministère public ne subisse un revers ou une critique dans son action. Y a-t-il une affaire Lauber? À cette question, le conseiller national libéral-radical genevois Christian Lüscher répondait, au quotidien 24 heures, par la négative: «Le TAF ne lui fait aucun reproche sur la légitimité du licenciement des procureurs. Ils ont été jugés inaptes à remplir leur fonction, et cela engendre des coûts, c’est inévitable. Mais cela ne remet absolument pas en cause la politique criminelle de Michael Lauber.» Néanmoins, le TAF , qui ne s’était pas prononcé sur le fond, avait estimé utile de préciser que les capacités du procureur Félix Reinmann ne pouvaient pas être mises en causes. À l’opposé de Christian Lüscher, le socialiste genevois Carlo Sommaruga se montrait, lui, sévère : «Je lui fais deux critiques principales. La première, c’est celle de s’entourer d’une garde personnalisée dont l’allégeance n’est pas saine du tout. Ensuite, dans sa politique judiciaire, il est davantage dans la séduction que dans la prise de risques. Un procureur fédéral se doit de prendre des risques, même si cela doit lui attirer les critiques

 

© Charlotte Julie / Archives

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Le prix du «ménage»
au Ministère public

Deux millions de francs. C’est le coût payé par le contribuable pour ce qui a été appelé «le ménage» effectué par Michael Lauber au sein du MPC. Rendu public deux semaines avant sa réélection, en juin 2015, ce montant comprend les indemnités de départ de 2 procureurs et 5 collaborateurs, ainsi que les indemnités décidées par le Tribunal administratif fédéral (TAF) suite au recours des procureurs fédéraux non-reconduits dans leurs fonctions. La somme globale de deux millions représente 4% du budget annuel du MPC ou l’équivalent de dix postes de procureurs fédéraux sur un an. Le 2 novembre dernier, devant les médias à Lausanne, Michel Lauber a tenu à clore le débat par une phrase lapidaire: «Je ne suis pas de l’avis des juges, mais je ne veux pas rester dans cette polémique, c’est pourquoi le MPC a décidé de ne pas faire recours, même si nous sommes sûrs de gagner
Officiellement dans le but de rentrer dans le budget de 60 millions par an octroyé par la Confédération, la «restructuration» a été menée au scalpel au MPC et le déclassement des fonctions a laissé un goût amer. Pour ne citer que quelques exemples, la fonction de procureur fédéral assistant — en d’autres termes, la relève du MPC— a perdu 5 classes de rémunération, en passant de 26 à 21 pour les nouveaux entrants, le niveau des collaborateurs expérimentés a été réduit à la classe 23. Dans cette moulinette, les informaticiens ont été les plus finement hachés, perdant d’un seul coup de 8 à 9 classes salariales. Nombre d’entre eux n’ont pas tardé à donner leur démission suite à l’annonce des déclassements. En comparaison, les emplois de juriste à la Confédération sont rémunérés en classe 22, mais très régulièrement en classe 24 ou 25. À noter que les procureurs assistants doivent désormais assumer des responsabilités presque identiques à celles d’un procureur fédéral.

 

 

 
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La ’ndrangheta en Valais, une vieille histoire

13 décembre 2016

Les liens de la mafia calabraise avec ce canton de frontière remontent aux années de la migration italienne en Suisse. Mais seulement depuis 2006, la présence de la ’ndrangheta en Valais est remarquée à la faveur d’enquêtes que les autorités italiennes mènent de plus en plus efficacement contre les ramifications mafieuses en dehors de l’Italie.

© Alberto Campi / Calabre, 2012

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Les liens de la mafia calabraise avec ce canton de frontière remontent aux années de la migration italienne en Suisse. Mais seulement depuis 2006, la présence de la ’ndrangheta en Valais est remarquée à la faveur d’enquêtes que les autorités italiennes mènent de plus en plus efficacement contre les ramifications mafieuses en dehors de l’Italie.

 

Federico Franchini et Fabio Lo Verso Décembre 2016

Selon les autorités italiennes, il est le «régent» d’un puissant clan de la ‘ndrangheta, la mafia calabraise, un grade et une position qui forcent le respect dans cet univers mafieux. Avant de tomber dans les filets de la justice helvétique, Leo C. vivait dans le Haut-Valais, où il conduisait une vie apparemment tranquille. Depuis fin 2013 au bénéfice d’un permis B, alors qu’il coule de jours paisibles en Suisse, il est condamné en Italie, le 3 décembre 2014, en première instance par le Tribunal de Reggio Calabria, à 9 ans et six mois de prisons, pour appartenance à une association mafieuse, extorsion et détention d’armes. À ce moment-là, la justice italienne ignore qu’il réside en Suisse depuis un peu plus d’une année. L’homme demeure introuvable pour la police de la Péninsule. Ce n’est qu’en août 2015, grâce à une enquête conjointe avec le Parquet fédéral, qu’elle parvient enfin à repérer la planque helvétique de Léo C. La justice transalpine réclame aussitôt à la Confédération son arrestation puis son extradition.

L’Office fédéral de justice (OFJ) attendra un an avant d’émettre un mandat d’arrêt à l’encontre du mafieux, en vue de l’extrader vers l’Italie. Le 3 août 2016, le «régent» est placé en détention à Sion. En attendant que Berne lui remette l’accusé, la justice italienne confirme, le 22 novembre dernier, en deuxième instance, le verdict de décembre 2014. Léo C. est informé de ce jugement alors qu’il croupit dans sa cellule valaisanne. L’extradition de ce chef mafieux est actuellement suspendue à un recours déposé par son avocat. «Le condamné n’a pas atterri en Suisse par hasard. Il y disposait certainement d’un pied-à-terre et de quelqu’un qui le connaissait et qui était prêt à l’aider», commente le procureur italien Stefano Musolino, chargé des enquêtes anti-mafia nommées Alta tensione 2. En Valais, la présence de mafieux italiens n’est pas exceptionnelle. Longtemps, cette réalité a été, à tort, considérée au rang d’un fait divers. Depuis quelques années, grâce aux informations acquises par la police italienne, croisées avec celles de la police fédérale, l’image devient de plus en plus nette. Et elle montre que des cellules de la ‘ndrangheta sont enracinées en Valais depuis des décennies et qu’elles œuvrent entre ce canton et la province piémontaise de Verbano-Cusio-Ossola.

Dans son rapport 2014, la police fédérale rappelait que le Tessin est la porte d’entrée de la mafia calabraise en Suisse. Mais elle pointait également la présence de cellules de la ’ndrangheta à Frauenfeld, en Thurgovie, et ailleurs en Suisse, notamment à Zurich. En Valais, précisait-elle, «les principaux représentants viennent avant tout de la Calabre méridionale (…). Ils sont considérés comme étant bien intégrés socialement.*» Cette propension à se fondre dans la masse n’aura finalement pas permis à Antonio Nucera et à son fils Francesco de rester inaperçus. En été, ils sont remis par Berne aux autorités de leur pays. Comme Leo C., ils avaient été condamnés en Italie, en première instance, respectivement à 9 et 6 ans de prison pour association mafieuse et blanchiment. C’était en 2013.
Au terme d’une longue cavale, ils ont été arrêtés en mars 2016. L’un à Saas-Grund, l’autre à Viège. Avec la famille mafieuse de Leo C., les Nucera partagent une racine commune à Gallicianò, près de Condofuri, un petit village de la côte ionique dans la région de Reggio Calabria. Comme l’a révélé L’illustré, dans son édition du 7 septembre 2016, Nucera père travaillait deux jours par semaines dans un ski-lift de la tranquille localité de Saas-Almagell, entre Saas-Fee et Zermatt. Le reste du temps, il s’occupait du petit téléski du village. À Viège et à Brigue, il avait ouvert plusieurs relations bancaires par lesquelles il faisait transiter des sommes d’argent d’origine douteuse.

 
© Alberto Campi / Sion, 2012

© Alberto Campi / Sion, 2012

 

Les activités des mafieux calabrais en Valais ne se limitent au blanchiment pur et simple. Ils sont également actifs dans la construction. Selon une enquête publiée sur le site romand Jet d’encre, les clans auraient posé leurs griffes sur le chantier du tunnel d’Evyholz, ainsi que sur ceux de l’assainissement de l’autoroute A9 et de la construction du pont près de Niedergesteln (lire ici). Pour remporter ces marchés publics, les mafieux se sont servis d’une société à Thun et d’une autre à Viège. Cette dernière a été fondée en 1993 par un Italien d’origine calabraise qui habitait à l’époque dans la zone de Verbano-Cusio-Ossola. Les chantiers d’Evyholz et de l’autoroute A9 ont généré des coûts plus élevés que prévu, motivant une enquête du Contrôle fédéral des finances, actuellement en cours.

En mars dernier, le directeur de cette société a été arrêté et, avec lui, deux fonctionnaires du bureau valaisan de l’OFROU, l’Office fédéral des routes, rapidement libérés. Ils étaient soupçonnés de corruption active et passive dans le cadre de l’adjudication d’un marché public de la valeur de 35 millions de francs pour la restructuration du tunnel de la Casermetta, sur la route du Simplon. Selon le site Jet d’encre, le nom de ce directeur figurait déjà dans une ordonnance émise par le Tribunal de Reggio Calabria… en 2009, dans le cadre de l’enquête Nuovo Potere sur des clans calabrais ayant des ramifications dans le Piémont et en Suisse (lire ici). Pour les enquêteurs italiens, l’homme aurait eu des liens avec des membres de l’organisation mafieuse chargés d’acheminer de la drogue de l’Italie en Suisse, et des armes, appelées dans le jargon mafieux «chocolat», dans le sens inverse.

Cela fait une dizaine d’années que la mafia calabraise en Valais, d’ordinaire très discrète, fait beaucoup parler d’elle. Précisément depuis qu’un boss de la ’ndrangheta a été capturé en 2006 à Viège, puis condamné à la perpétuité en Italie pour un double homicide. Le plus récent de tous, le cas de Léo C. est emblématique de la facilité, pour les mafieux, d’obtenir un permis de résidence, malgré un casier judiciaire pas tout à fait vierge dans leur pays. Dans ce cadre, le canton du Tessin a été le premier à introduire, il y a quelques mois, l’obligation d’un extrait du casier judiciaire italien pour les permis B et G, mentionnant non seulement les condamnations définitives, mais aussi les procédures en cours. Une mesure qui a irrité l’Italie et l’Union européenne. Dans la plupart des cantons suisses, aucune règlementation semblable n’est en vigueur. En Valais, pour obtenir un permis B, il suffit de décrocher un contrat de travail de la durée d’au moins 365 jours. Quand certains ne décident de contourner carrément la voie légale… En octobre dernier, devant les juges italiens, la confession de Gennaro Pulice, repenti de la ‘ndrangheta et ancien killer du clan calabrais Cannizzaro-Daponte-Iannazzo, a fait sensation. Il a raconté comment il avait facilement pu obtenir un permis de séjour et de travail en Suisse: en versant des pots-de-vin à un fonctionnaire tessinois.



* Au lendemain de l’arrestation, le 8 mars dernier, de 15 membres présumés de la ‘ndrangheta, dont 12 dans le canton de Thurgovie, le Tages Anzeiger livre des informations sur le profil de ces hommes indiquant que beaucoup d’entre eux seraient des «secondos», des immigrés de deuxième génération qui ont grandi et ont été scolarisés en Suisse. Leur profession: revendeur de voitures, chauffeur d’autobus ou employé de banque. Tous participaient activement à la vie de la communauté. (Le Temps du 9 mars 2016).

 
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En Espagne, Podemos à l’heure de vérité

18 octobre 2016

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin 2016 a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

 

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

 

José Antonio Garcia Simon correspondant à Madrid 18 octobre 2016

Pendant le mois de mai 2011, des dizaines de milliers de personnes ont occupé les places des principales villes d’Espagne pour signifier leur ras-le-bol des élites incapables de faire face à la crise économique, frappant alors de plein fouet le pays, et rongées par la corruption. Le mot d’ordre englobant l’ensemble des revendications de ce mouvement, connu depuis sous le nom d’Indignés, était la démocratisation de la vie politique — no nos representan étant l’un des slogans les plus scandés par les manifestants. Dans le sillage des Indignés, la mobilisation sociale a pris de l’ampleur: mouvements de défense des droits sociaux, associations luttant contre les expulsions de logement, assemblées de quartier qui tentent de pallier aux besoins locaux. Or, ces formes d’engagement peinaient à trouver une concrétisation politique. C’est là qu’émerge le parti qui a secoué ces des deux dernières années l’échiquier politique ibérique, Podemos.
C’est d’abord en vue de présenter une candidature aux élections européennes que Podemos est lancé en janvier 2014. Initiative qui est redevable, d’une part, à un petit parti trotskyste, Izquierda Anticapitalista, et, d’autre part, à un groupe de politologues de l’Université de Madrid. Avec la mise en place d’une émission politique, par le biais d’une chaîne de télé madrilène, ces derniers s’étaient initiés, depuis 2010, à la diffusion des idées de la gauche alternative. Ce qui a contribué à faire du jeune animateur de l’émission, Pablo Iglesias, un invité vedette des débats politiques télévisés des grandes chaînes nationales. Une figure médiatique portée par une modeste (mais résolue) structure partisane a ainsi été la formule initiale de Podemos. Un discours dénonçant sans hésitation la corruption des élites, les plans d’austérité, les inégalités socio-économiques, lui a valu un prompt regain de popularité. Trois mois après sa création, le nouveau parti faisait son entrée au parlement européen.

En à peine deux ans et demi d’existence, la formation de gauche a bousculé la scène politique espagnole. L’abdication du roi Juan Carlos — dont la crédibilité s’est considérablement érodée à la fin de son règne — en faveur du fils héritier, Felipe; l’accession à la tête du parti socialiste — aux mains jusque-là d’une direction usée — du jeune Pedro Sanchez; l’irruption sur la scène nationale de Ciudadanos, le pendant à droite de Podemos: ce sont autant d’éléments dus à la percée spectaculaire des compagnons d’Iglesias. Mais bien plus important encore, l’apparition de Podemos a mis à mal le bipartisme PSOE-PP* qui a régi le système politique espagnol dès l’instauration de la démocratie, il y a bientôt quarante ans. Podemos a non seulement raflé une septantaine de sièges lors des dernières élections législatives, se consolidant comme troisième force politique, mais il a aussi, en coalition avec des mouvements sociaux régionaux, réussi à hisser des figures du monde associatif, ou de la gauche radicale, à la mairie de villes telles que Madrid, Barcelone, Valence, Cadix ou encore La Corogne. Un séisme politique.

Mais à suivre de plus près l’évolution de Podemos, le constat est en réalité contrasté. Certes, le parti jouit d’une présence jusque-là inédite pour des forces de la gauche alternative, mais son incidence sur l’agenda politico-économique de la péninsule est encore incertaine. à quoi il faut ajouter les doutes qui planent sur son avenir immédiat. En effet, le résultat des élections générales de juin dernier — une répétition de celles de décembre 2015, qui n’ont pas abouti à la mise en place d’un gouvernement — marque un arrêt substantiel dans la progression du nouveau parti. Pour comprendre cela, il faut ici un bref rappel des aléas de Podemos depuis sa création. L’entrée au parlement européen, au printemps 2014, a tout de suite mis en évidence la nécessité de se doter d’une structure plus solide pour faire face aux défis de la vie politique institutionnelle. à cette fin s’est tenue en octobre 2014, à Madrid, une assemblée devant poser les assises de la nouvelle organisation. La réunion a vite tourné à l’affrontement entre les militants projetant une structure en phase avec l’expérience organisationnelle du mouvement des Indignés — participation accrue de la militance de base, déjà regroupée dans les «cercles», mécanismes de contrôle par la base de toutes les instances décisionnelles, une hiérarchie souple — et ceux qui priorisaient l’urgence de créer une machine de guerre électorale dans laquelle, afin de gagner en efficacité, le processus décisionnel serait plutôt l’affaire des dirigeants. C’est la seconde option, défendue par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, futur idéologue du parti, qui a obtenu l’aval de la majorité des participants. La structure organisationnelle de Podemos, à gros traits, reproduit ainsi le modèle des partis traditionnels.

 
La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

 

Ici joue un rôle fondamental la genèse politique des leaders de la nouvelle formation. Pablo Iglesias s’est initié à la politique dans les jeunesses communistes. Bien qu’il ait pris ses distances avec les pratiques de Izquierda Unida — une coalition de partis de gauche menée par le parti communiste —, il n’en garde pas moins une conception verticale de l’action politique — où l’efficacité repose sur les capacités de la base à appliquer les consignes de la direction. Par ailleurs, l’incapacité des Indignés à traduire en faits politiques leurs revendications n’a pu que confirmer ses vues quant à la nécessité d’une organisation efficace de la contestation. En cela, il rejoint Iñigo Errejón, lequel, influencé par les écrits du philosophe argentin Ernesto Laclau, ainsi que par les bouleversements politiques enclenchés par Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie, croit possible la mise en pratique d’une stratégie «populiste» propre au contexte espagnol.

Il faut comprendre ici le «populisme» non pas à travers la connotation péjorative qui lui est attribuée dans les médias mais par son acception politique. En ce sens, le populisme — qui peut-être tout aussi bien de droite que de gauche — trace une ligne de division dans le champ politique entre deux acteurs en confrontation, voire irréconciliables: le peuple versus l’élite. C’est d’après le discours servant à mettre en évidence cette division que l’on peut décider si l’on a affaire à un populisme de droite ou de gauche. à n’en pas douter, Podemos est une formation de gauche – son discours contre l’exclusion et les inégalités socio-économiques, pour une démocratisation des institutions européennes (au lieu de leur dissolution), pour un contrôle des mécanismes du marché et la restructuration de la dette ou encore sa détermination à faire barrage à l’extrême droite l’attestent.
Mais à différence de la gauche marxiste, Podemos évacue la question des classes sociales. En s’inspirant de Laclau, la stratégie populiste a consisté justement à agglutiner un sujet politique plus vaste autour de l’opposition entre la «caste» (les élites) et les «gens» (le peuple). En ce sens, Podemos a tenté à ses débuts d’esquiver à tout prix des débats particulièrement sensibles tels que celui du régime politique (monarchie ou république) ou la question catalane. C’est en fonction de cette politique du plus grand dénominateur commun que Podemos a misé une part considérable de sa légitimité sur le jeu médiatique. Profitant de la popularité de Pablo Iglesias, et de son aisance sur les plateaux de télévision, le parti a concentré en ce domaine ses efforts de visibilité. Et le pari s’est avéré payant dans un premier temps.

Toutefois, la stratégie populiste, telle qu’appliquée par Podemos, est en butte à des difficultés non négligeables. Celles-ci, bien qu’étroitement liées, relèvent de deux niveaux: discursif et organisationnel. Au fur et à mesure que le parti s’ancrait dans le paysage politique, le va-tout médiatique a eu comme conséquence une normalisation du discours. Plusieurs facteurs entrent en jeu dans cette baisse de ton: l’hostilité croissante dans les grands médias, indépendamment de leur obédience politique, face à l’avancée fulgurante de Podemos durant sa première année d’existence; une quête de respectabilité afin de parer à cette levée de boucliers; la volonté de ratisser le soutien le plus large possible mais surtout parmi les classes moyennes, peu enclines aux aventures politiques. Le fait est que Podemos a édulcoré ses diatribes jusqu’à les vider de leur substance. À cela, il faut ajouter, sur le plan organisationnel, une conduite discrétionnaire de la part des dirigeants, plus proche de la tradition communiste que des mouvements sociaux actuels, les cercles de base étant alors réduits à des organes d’exécution. Qui plus est, la place privilégiée qu’occupe la dimension médiatique, dans la stratégie du parti, a conduit à négliger l’implantation locale. C’est là le paradoxe d’un parti de projection nationale mais dépourvu de véritables assises territoriales.

Les élections municipales de 2015 ont mis ce paradoxe en évidence. S’il est vrai que Podemos a fonctionné comme catalyseur pour s’emparer de villes aussi importantes que Valence, Madrid ou Barcelone, il n’est pas moins vrai qu’il a dû pour cela se greffer à des mouvements sociaux avec un fort ancrage local. Il faut donc bien plus que la simple «marque» Podemos. Constat qui a également été dressé lors des élections législatives de décembre 2015. L’entrée en force de Podemos au parlement est redevable, en grande partie, à ses alliances régionales. C’est justement la nécessité de ces alliances qu’a forcé Podemos à s’immiscer dans le débat catalan. La confluence avec des mouvements sociaux locaux menés par Ada Colau, la maire de Barcelone, est l’un de ses fers de lance. Le parti prône ainsi, à rebrousse-poil des partis populaire et socialiste, la tenue d’un referendum qui permette aux Catalans de faire le choix entre l’indépendance ou le maintien dans l’état espagnol. Une position, somme toute, modérée mais qui est l’un des obstacles à un possible gouvernement avec le parti socialiste, et qui atténue l’écho de Podemos parmi les récalcitrants à toute négociation touchant à l’intégrité de l’Espagne. Concourir aux élections législatives de juin dernier en une seule liste avec Izquierda Unida, sous le nom de Unidos Podemos, répond aussi en un certain sens au besoin de combler ce déficit d’ancrage local. Mais il y a plus. Malgré le fait que Podemos ait constamment évité de se présenter comme un parti de gauche, une part considérable de son électorat correspond à cette sensibilité et a associé à de l’incapacité politique l’impossibilité de faire alliance avec Izquierda Unida lors des législatives de décembre.

 
L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

 

Le spectacle des leaders des deux formations se lançant des reproches incendiaires était affligeant. Finalement, ce printemps, une alliance a été scellée. Chose qui n’a pas été facile à accomplir, puisqu’au sein de chaque parti les réticences étaient fortes. Chez Podemos, par exemple, elle a laissé à découvert des tensions entre Iñigo Errejón, cramponné à la stratégie populiste, et Pablo Iglesias, disposé à effectuer un virage à gauche. Tout au long de la campagne, les sondages annonçaient Unidos Podemos talonnant de près les populaires et dépassant les socialistes. Le soir du 26 juin, les résultats sont pourtant tombés tel un coup de massue: non seulement la droite triomphait et les socialistes tenaient bien que mal comme deuxième force politique, mais, pis encore, Unidos Podemos s’effondrait en récoltant un million de votes de moins qu’en décembre lorsque Izquierda Unida et Podemos présentaient séparément leurs listes.
Comment expliquer une telle dégringolade? Une première raison tient au fait que le votant de Izquierda Unida, beaucoup plus idéologisé, et plus proche d’une gauche traditionnelle, ne conçoit pas aussi facilement l’alliance avec ce brouillon idéologique qu’est Podemos, qui ne montre que mépris pour ce que la vieille gauche représente et qui, par ailleurs, menace d’engloutir à moyen terme Izquierda Unida. Il y a donc eu désertion de l’électorat de cette formation. Sans oublier la campagne erratique menée par les représentants de Podemos. Là encore le populisme a touché à ses limites. Quoique Podemos ne puisse pas s’arroger le droit d’être le représentant de la gronde sociale à l’origine du mouvement des Indignés, il a tout de même, dès ses débuts, été perçu comme porteur de ses revendications et espoirs. Or, après une première session parlementaire où Pablo Iglesias s’est montré particulièrement virulent envers les socialistes, à partir du moment où de nouvelles élections paraissaient inévitables, le parti a alors opéré un virage à 180° degrés en insistant sur son obédience social-démocrate, faisant ainsi des appels de pied à l’électorat socialiste et mettant sous le tapis tout l’argumentaire qui avait marqué les premiers jours de Podemos, lequel allait justement à l’encontre de ce que le PSOE — et le PP — représente, le régime hérité à la fin du franquisme. Au vu des résultats, l’électorat socialiste n’a finalement pas mordu à l’hameçon, préférant l’original à la copie. Il est certain en revanche que l’abstention a frappé de plein fouet Podemos — elle a été encore plus forte qu’en décembre: la déception semble avoir fait mouche parmi ses sympathisants.

L’issue des élections ramène en quelque sorte Podemos à ses commencements — l’expérience acquise en plus, mais l’amertume aussi: quelle forme donner à la contestation politique que traverse le pays? Le parti peut certes continuer sur la voie populiste, mais au risque de passer pour une formation politique de plus. Cette option assurerait sa présence sur la scène politique espagnole, en la réduisant probablement à n’être que cela, une simple présence, et non plus ce vecteur du changement tant voulu. Ou bien il doit, tel que le réclament de nombreuses voix en son sein, s’essayer à de nouveaux modes d’organisation pour réussir à conjuguer l’élan et la souplesse des mouvements sociaux avec l’efficacité d’un parti. Le risque n’est pas moindre: s’embourber dans des assemblées qui paralyseraient toute action. Peut-être est-ce le prix à payer pour faire advenir «la nouvelle politique».
Entre temps, une lutte larvée entre factions est en cours depuis des mois. D’un côté, les partisans des thèses populistes d’Iñigo Errejón, qui considèrent l’alliance avec Izquierda Unida une erreur, préférant ratisser large. De l’autre côté, ceux qui soutiennent le virage à gauche prôné par Pablo Iglesias, afin de redonner un cap contestataire au parti, pour lequel les anciens membres d’Izquierda Anticapitalista constituent un soutien de poids. Il faudrait néanmoins nuancer encore ce partage des eaux.
Si Pablo Iglesias et Iñigo Errejón s’opposent quant à la stratégie future à suivre, ils partagent cependant une conception verticale du parti: une machine de guerre électorale dotée d’une hiérarchie forte. En quoi ils s’opposent aux «anticapitalistes» ou aux courants mouvementistes, qui privilégient une organisation plus souple et étroitement liée à la société civile. L’issue de ces luttes déterminera la forme (voire l’existence) du parti, ainsi que l’avenir immédiat de la politique espagnole. Podemos est, en ce sens, emblématique de la gauche européenne, prise entre les mailles d’une social-démocratie à bout de souffle et des formes inédites de mobilisation qui peinent à devenir viables.


* PSOE: Parti socialiste ouvrier espagnol, PP: Parti populaire.

 

 

 
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Les comptes suisses de l’accusateur de Dilma Rousseff

13 septembre 2016

Virulent pourfendeur de l’ex-présidente brésilienne, Eduardo Cunha, homme politique très en vue au Brésil, aurait touché des pots-de-vin, à travers des comptes ouverts à la BSI de Lugano et de Zurich, dans le cadre d’une concession pétrolière au Bénin. Enquête.

© Dom Smaz / Rio de Janeiro / Archives

© Dom Smaz / Rio de Janeiro / Archives

 

Virulent pourfendeur de l’ex-présidente brésilienne, Eduardo Cunha, homme politique très en vue au Brésil, aurait touché des pots-de-vin, à travers des comptes ouverts à la BSI de Lugano et de Zurich, dans le cadre d’une concession pétrolière au Bénin. Enquête.

 

Federico Franchini 13 septembre 2016

Jusqu’au 6 mai dernier, Eduardo Cunha assumait la charge de président du Congrès des députés du Brésil. Ce membre éminent du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) est considéré comme le grand stratège de la procédure de destitution de Dilma Rousseff, terrassée par le scandale Petrobras, du nom de la société pétrolière publique du Brésil. Cette gigantesque affaire de corruption et blanchiment aura fini par emporter à son tour l’accusateur de la présidente déchue. Visé par douze procédures et accusé d’entrave à la justice, Eduardo Cunha est démis de ses fonctions le 7 mai. Un mois plus tard, le 7 juin, le procureur général du Brésil signe un mandat d’arrêt à son encontre.
En avril 2015 déjà, lorsque le scandale Petrobras alimentait les gros titres au Brésil et dans le monde entier, le nom de Eduardo Cunha figurait parmi les personnalités politiques de très haut niveau impliquées dans l’affaire. Faisant preuve de diligence, la banque suisse Julius Bär signale alors aux autorités helvétiques quatre comptes suspects ouverts dans sa filiale de Genève. Des comptes dont l’ayant droit économique est l’homme fort du PMDB. De là, le procureur fédéral Stefan Lenz, à la tête de la task force Petrobras créée par le Ministère public de la Confédération (MPC), n’a plus qu’à remonter la piste de l’argent.

Le procureur se focalise rapidement sur des comptes suspects ouverts à la BSI, banque tessinoise actuellement sous le coup d’une dissolution décidée par les autorités helvétiques pour ses agissements dans un autre scandale tout aussi retentissant que l’affaire Petrobras: celui du pillage du fameux fonds souverain de Malaisie. De l’un de ces comptes tessinois, la somme de 1,3 million de francs est transférée sur des comptes genevois dont Eduardo Cunha est le titulaire. Le compte ouvert à la BSI appartient, lui, à une société des Îles Seychelles – la Acona Investment Limited – dont l’ayant droit économique est un autre politicien brésilien de renom: José Augusto Rezende Henriques. Membre du MPDB et homme de confiance de Cunha, il est accusé de corruption et blanchiment d’argent et arrêté en septembre 2015.

Pour les enquêteurs, la source de ces versements réside dans la «concession pétrolière» rachetée par Petrobras au Bénin pour 34,5 millions de dollars. Un montant que la société étatique brésilienne avait directement versé en 2011 à la Compagnie béninoise des hydrocarbures, chargée de l’attribution des concessions pétrolières. Selon les documents que La Cité a pu se procurer, de ces 34,5 millions de dollars, 31 millions sont transférés sur un compte, ouvert à la BSI de Zurich, par Lusitania Petroleum, une société basée aux Îles Vierges Britanniques. Or tant la Compagnie béninoise des hydrocarbures que Lusitania Petroleum sont dirigées par le même homme, le Portugais Idalécio de Castro Rodrigues de Oliveira. Ce dernier reçoit sur un autre compte zurichois de la BSI la somme de 17,4 millions en provenance du compte de Lusitania Petroleum. De ce même compte, 10 millions de dollars partent en direction du compte déjà évoqué de Acona Investment Limited, toujours auprès de BSI. D’où un versement de 1,3 million est à son tour effectué, rappelons-le, en faveur des comptes genevois que Cunha détenait à la Julius Bär. Quant à la concession béninoise, elle se révélera... dépourvue de pétrole.

Le MPC ouvre une procédure pénale pour blanchiment d’argent et corruption passive et bloque les comptes suisses de Cunha, comme le confirme à La Cité une porte-parole du MPC, qui ajoute: «Eduardo Cunha est un citoyen brésilien, il ne peut pas être extradé en Suisse et, pour cette raison, le MPC, en collaboration avec l’Office fédéral de justice, a transféré la procédure aux autorités judiciaires brésiliennes pour que le dossier puisse être étudié et jugé par elles.» Dans cette affaire, un banquier de Zurich semble avoir joué un rôle prépondérant. Son nom apparaît à plusieurs reprises, lors de transferts bancaires cités dans l’opération béninoise ainsi que dans la création d’Acona Investment, la société des Seychelles appartenant à José Augusto Rezende Henriques. Au total, selon les archives des Panama Papers, ce banquier assume la fonction d’intermédiaire financier d’une trentaine de sociétés enregistrées par l’étude Mossack & Fonseca. Certaines sont impliquées dans le scandale Petrobras.
Au Brésil, un important témoin entendu dans cette affaire a récemment indiqué aux autorités judiciaires de son pays le nom d’une mystérieuse société off-shore où Cunha aurait caché ses pots-de vins: Penbur Holding… Dans le document de fondation de cette société, que La Cité a également pu se procurer, la signature de deux hommes de paille de Mossack & Fonseca campe au-dessous du logo de la banque BSI. Le champ censé identifier le bénéficiaire final est, lui, laissé vide…

La FINMA, gendarme du marché financier suisse, avait confirmé en mai dernier l’implication de la BSI dans le scandale Petrobras. L’autorité de vigilance avait «blâmé le comportement fautif de la banque dans cette affaire». Contactée à ce sujet, la BSI affirme «avoir répondu à toutes les requêtes formulées par les autorités et clarifié sa position». Mais au-delà des déclarations de circonstance, le modus operandi de cet établissement et de ses collaborateurs s’apparente à un comportement frauduleux, dont les techniques semblent utilisées pour cacher des crimes graves, comme le blanchiment et la corruption. C’est ce qui découle de la lecture de l’accord conclu en mars 2015 entre le fisc des États-Unis et la BSI, qui écope, pour solde de tout compte, d’une amende de 211 millions de dollars. Ce document décrit comment l’institut luganais aidait les citoyens américains à échapper au fisc au moyen de sociétés panaméennes munies d’actions au porteur, une manière très efficace de dissimuler les bénéficiaires économiques de ces entreprises.
Le MPC, qui a mis en place une équipe entièrement dévolue à cette affaire, a bloqué 800 millions de francs dans une vingtaine de banques. Il a également saisi un terrain à Mont-sur-Rolle. Pour sa part, la FINMA a ouvert une procédure contre six banques (La Cité de juin 2016). Parmi les instituts ciblés, la banque tessinoise PKB figure dans le volet concernant l’entrepreneur brésilien Marcelo Odebrecht, condamné à 19 ans de prison pour avoir versé plusieurs millions de pots-de-vin à des dirigeants de Petrobras. Pour blanchir tout cet argent, il aurait utilisé un système astucieux où PKB servait de pivot central. Odebrecht aurait ainsi constitué des sociétés off-shore grâce aux comptes ouverts dans cet établissement, d’où ont transité 180 millions de dollars, une coquette somme qui a fini par garnir les comptes de trois dirigeants de Petrobras, un scandale dont on n’a pas encore mesuré toute l’étendue.

 
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Pays basque, le «bélier» d’une nouvelle Europe?

12 septembre 2016

Le 25 septembre, les électeurs de «la communauté autonome basque» sont appelés à renouveler leur Parlement. Les nationalistes, divisés en deux groupes, y sont largement majoritaires. Les plus déterminés espèrent cette fois arriver en tête du scrutin. Ils entendent profiter de la dynamique enclenchée par le Brexit qui a eu pour conséquence indirecte de raviver l’idée d’indépendance en Écosse et Irlande du Nord. Rencontre avec Arnaldo Otegi, ancien de l’ETA, chef de file de la coalition de gauche EH Bildu.

© Alberto Campi / Ondarroa, Pays basque / Juillet 2016

© Alberto Campi / Ondarroa, Pays basque / Juillet 2016

 

Le 25 septembre, les électeurs de «la communauté autonome basque» sont appelés à renouveler leur Parlement. Les nationalistes, divisés en deux groupes, y sont largement majoritaires ¹. Les plus déterminés espèrent cette fois arriver en tête du scrutin. Ils entendent profiter de la dynamique enclenchée par le Brexit qui a eu pour conséquence indirecte de raviver l’idée d’indépendance en Écosse et Irlande du Nord. Rencontre avec Arnaldo Otegi, ancien de l’ETA, chef de file de la coalition de gauche EH Bildu ².

 

propos recueillis Par William Irigoyen 12 septembre 2016

Arnaldo Otegi est un animal politique. Né il y a cinquante-huit ans à Elgoibar dans la province de Guipuscoa, cette figure du nationalisme basque a l’Euskal Herria (Pays basque en euskara) chevillé au corps. Son rêve? Voir cette «communauté autonome» espagnole ³ divorcer de Madrid et accéder de plein droit à l’indépendance. Son engagement radical, qui ne date pas d’aujourd’hui, lui a valu de nombreux séjours en prison. Le 1er mars dernier, il achevait une peine de six ans pour «appartenance à une organisation terroriste au rang de dirigeant». Lors de sa première intervention, suivie de près par des sympathisants de la cause basque, il appelait à la consolidation de la paix. Arnaldo Otegi reste aujourd’hui haï par les parents et proches des victimes de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna ⁴) qui l’accusent de n’avoir jamais véritablement renié l’organisation qualifiée de terroriste ⁵. Il est l’un de ceux qui ont activement milité en faveur de la fin de la lutte armée, laquelle est effective depuis octobre 2011.

Nota bene: Quelques jours après la parution de cette interview dans la version papier de La Cité, la justice espagnole a décidé d'interdire à Arnaldo Otegi le droit de se présenter aux élections basques du 25 septembre.

Si, lors des élections du 25 septembre au Pays basque, votre coalition arrive au pouvoir à Vitoria-Gasteiz, quelle sera votre première mesure symbolique?
Arnaldo Otegi
: J’observerai une minute de silence pour toutes les victimes du conflit politique vieux de cent ans et je lirai un manifeste pour la liberté de notre pays et pour l’égalité de son peuple.

Le 21 juin, 51,2% des Britanniques ont choisi de quitter l’Union européenne. En écosse et en Irlande du Nord, les électeurs ont massivement voté contre le Brexit. Avez-vous l’impression que ce référendum vient, indirectement, donner un coup d’accélérateur incroyable au combat indépendantiste?
Il y a maintenant sept ans, nous avons misé sur un changement de stratégie. Nous avons considéré que si, dans l’Europe actuelle, se construisent de larges majorités au sein des différentes nations plaidant pour leur indépendance, la création de nouveaux États n’est qu’une question de temps. Jouant sur la peur, nos adversaires ont répondu assez curieusement que notre démarche nous placerait en dehors de l’Union européenne. Le Brexit démontre exactement le contraire. Il va apporter de nouvelles opportunités à tous ceux qui, en Écosse et en Irlande, défendent l’indépendance. En Catalogne et au Pays basque, il va y avoir de nouvelles avancées.

Certains nationalistes corses ont affirmé qu’ils avaient comme projet de faire accéder leur pays nouvellement indépendant à l’Union européenne. Et vous, que souhaiteriez-vous idéalement: un Pays basque indépendant à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE?
En tant que candidat d’une large coalition qui va de la sociale-démocratie à l’anticapitalisme, je vous dirais que l’Union n’est pas configurée, territorialement, économiquement et socialement, comme un espace démocratique au service du peuple. Nous sommes en présence d’une Europe des marchands, une structure de domination de certaines élites financières. Pour les citoyens appartenant à différentes classes sociales, il ne s’agit pas d’un projet attirant. J’envisage un État basque au sein de l’espace européen mais agissant comme un «bélier» afin d’opérer une reconfiguration politique. Mais il nous faudra organiser un débat avec possibilité d’un référendum. Ce sont les citoyens qui doivent décider de leur appartenance ou non à l’UE.

Quels seraient les avantages et les inconvénients de la fondation d’un État basque?
Les avantages sont évidents: nous récupérerions ainsi les instruments de souveraineté, en matière de politique fiscale et monétaire notamment, ce qui, dans un pays exportateur comme le nôtre, peut avoir une incidence positive sur l’efficacité de notre économie. Celle-ci repose sur l’industrie mais doit intégrer les défis sociaux et environnementaux. L’inconvénient majeur serait que ce scénario d’avenir génère de l’incertitude au sein de la population et que cela ait des répercussions évidentes, notamment sur les niveaux de consommation. Ce débat mérite une approche globale, certainement pas conjoncturelle.

Ne serait-il pas temps de construire, au Parlement européen, une liste «transnationale» des mouvements indépendantistes regroupant, au sein de Los pueblos deciden, la coalition à laquelle vous appartenez, des Nord-irlandais, des Corses, des Sardes, des Flamands et bien d’autres?
C’est une bonne idée. Mais elle aurait dû être mise en œuvre il y a bien longtemps. Je suis convaincu que l’humanité est confrontée à des défis qui ne peuvent trouver de solutions dans les seules limites de nos territoires. Je crois que nous, les forces européennes d’émancipation, sommes un moteur de démocratisation nationale et sociale au sein de l’Union. Une grande coalition comme celle que vous évoquez démontrerait notre grande force et permettrait de canaliser le malaise populaire grandissant vis-à-vis de ce modèle d’Union à partir d’une perspective progressiste de gauche. Nous pourrions ainsi nous confronter aux positions politiques les plus réactionnaires, celles de l’extrême droite, qui sont en train de contaminer de larges secteurs de la population. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire dangereusement les vieux scénarios des années 1930. La profonde crise civilisationnelle que nous traversons — avec les conséquences sociales et écologiques dramatiques que nous connaissons — sont en train de soulever de grandes vagues d’indignation populaire contre les élites gouvernantes. Dans certains cas, ce mécontentement est même dirigé par l’extrême droite ou par les cercles les plus réactionnaires des élites politiques et médiatiques. La gauche européenne a donc une responsabilité supplémentaire dans la situation actuelle.

Arnaldo Otegi vu par © Urtzi Gartzia / 2016

Arnaldo Otegi vu par © Urtzi Gartzia / 2016

Quelles doivent être, selon vous, les différentes étapes conduisant à l’indépendance du Pays basque?
Parvenir à un accord démocratique avec Madrid sur la reconnaissance de notre droit à l’auto-détermination est une étape déjà conclue. Simplement, nous croyons que ni l’État espagnol ni l’État français ne permettront la concrétisation d’un tel scénario. Nous nous proposons donc de mettre en route un processus constituant, populaire, démocratique et participatif qui, partant de la réalité actuelle, aboutira à la construction de notre propre État. L’Europe doit se faire à l’idée que, après la Catalogne, nous allons constituer un deuxième front afin de demander à ce que soit respecté notre droit à l’auto-détermination. En plus d’appartenir à l’un des peuples les plus anciens du continent, nous, les Basques, possédons une structure économique et industrielle absolument distincte de celle de l’Espagne, dont le taux de chômage est le double du nôtre. Le poids de l’industrie dans l’économie est supérieur chez nous et avoisine celui que l’on trouve dans le reste de l’Union. Nous avons une conscience sociale bien plus avancée, ce qui nous permet d’affirmer que notre État assurera une meilleure et une plus juste répartition du travail et de la richesse, une politique environnementale progressiste et des positions claires en faveur de l’égalité des genres.

Est-ce que le projet d’émancipation écossaise vis-à-vis de la Grande-Bretagne, qui semble se dessiner, peut, selon vous, être un modèle politique à suivre?
Le modèle écossais est idéal car il permet un référendum négocié avec l’État. Il apporte sérénité, stabilité et sécurité juridique au processus. Cependant, il n’est pas forcément exportable ici. L’État espagnol n’acceptera jamais un modèle de consultation populaire négocié avec le Pays Basque ou, comme on le voit actuellement, avec la Catalogne. C’est l’État espagnol lui-même qui crée de l’instabilité et de l’incertitude à son propre égard. Par conséquent, il compromet la stabilité européenne elle-même. Dans ces circonstances, la seule issue est de former des volontés démocratiques majoritaires capables de mettre en place, au Pays Basque comme en Catalogne, des processus unilatéraux d’indépendance.

Redoutant le développement des tendances séparatistes au Pays Basque et en Catalogne, le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy s’est catégoriquement prononcé contre l’adhésion de l’Écosse à l’Union européenne. Est-ce que, selon vous, ce genre de position est, à terme, tenable?
Monsieur Rajoy a un sérieux problème: l’Écosse et l’Irlande ont voté en majorité pour rester dans l’UE. Il ne peut pas continuer à nier un principe démocratique élémentaire qui est le droit pour un peuple de décider s’il veut être ou non indépendant. Sa menace de veto est tout simplement ridicule. L’Espagne a un problème. Elle voit dans l’Écosse ou l’Irlande un miroir dans lequel elle essaie par tous les moyens... de ne pas se regarder.

Depuis la fin du mois de juin, vous pouvez à nouveau vous déplacer dans l’Hexagone. Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’Intérieur, a mis fin à une interdiction qui vous frappait depuis 32 ans. Cette «victoire» n’est-elle pas le signe que les représentants du «mouvement national» basque posent finalement plus de problèmes à leurs adversaires quand ils abandonnent les armes?
C’est une victoire morale. Cette mesure injuste, impossible à défendre démocratiquement, nous fut infligée non seulement à moi mais aussi à des centaines de compatriotes. J’aimerais que cela illustre la volonté du gouvernement français — qui, de mon point de vue, a un rôle très important à jouer dans le processus de paix en Euskal Herria — de se repositionner dans le contexte actuel et ce, d’une manière plus constructive et positive. Mais, pour le moment, on n’en est pas là.

Si un jour le Pays basque devenait indépendant, est-ce que des citoyens comme votre intervieweur, qui porte un nom basque mais n’en parle pas la langue, pourraient automatiquement obtenir la nationalité ou bien faudrait-t-il qu’il soit né sur le sol basque?
La politique d’accès à la nationalité que nous défendons est la plus progressiste du monde. Pour nous, est basque toute personne qui vit et travaille dans notre pays et souhaite le devenir. Il n’y a aucune autre restriction, même si, évidemment, notre État devra minutieusement contrôler l’accès à la nationalité tout en faisant preuve d’ouverture.

Propos traduits de l’espagnol par Sabine Thuillier


1.    27 sièges pour ENJ-PNV (Parti Nationaliste basque);
21 pour EH-Bildu (Euskal Herria Bildu, en français «Réunir le Pays basque»).
2.    Coalition composée de plusieurs partis de la gauche dite abertzale (patriotique):
Eusko Alkartasuna, Aralar, Alternatiba, Sortu.
3.    Il en existe dix-sept au sud des Pyrénées.
4.    «Pays basque et liberté».
5.    L’organisation clandestine a mis fin à son action armée en octobre 2011.

 
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«Seules les sociétés civiles peuvent relancer le dialogue entre l’Europe et le monde arabe»

19 mai 2016

L’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères était hier à Genève pour lancer une initiative visant à remettre sur les rails les relations entre l’Europe et le monde arabe, après l’enlisement du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.

Miguel Moratinos lors de sa conférence à l'Université de Genève. © Charlotte Julie / 18 mai 2016

Miguel Moratinos lors de sa conférence à l'Université de Genève. © Charlotte Julie / 18 mai 2016

 

L’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Moratinos, était hier à Genève pour lancer une initiative visant à remettre sur les rails les relations entre l’Europe et le monde arabe, après l’enlisement du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.

 

Luisa Ballin 19 mai 2016

La société civile méditerranéenne doit jouer un rôle central sur l’échiquier politique européen et moyen-oriental. C’est la conclusion d’une équipe de chercheurs du Global Studies Institute de l’Université de Genève qui ont remis, hier, à Miguel Moratinos un rapport sur les préoccupations et les aspirations des peuples européens de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Cet acte académique ouvre une phase de relance du dialogue entre les deux rives de la Méditerranée, dans laquelle l'ancien ministre espagnol des Affaires étrangères s'était fortement engagé dans le passé. «J'ai participé à la mise en route du Processus de Barcelone et de l'Union pour la Méditerranée» a-t-il évoqué, hier soir, lors d'une conférence publique à l'Université de Genève. Un événement qui marque le début d’un ambitieux projet associant les sociétés civiles euro-arabes à un Livre blanc pour une nouvelle solidarité et coopération euro-arabe. Une première mondiale qui place Genève au cœur de la démarche.
Pour que ce projet ne reste pas lettre morte, comme le furent le processus de Barcelone en 1995, et l’Union pour la Méditerranée en 2008, le Livre blanc, élaboré par une commission d’experts, servira de feuille de route, à l’image des travaux entrepris dans les années 1980 par la Commission Bruntland pour l'environnement et le développement, dont le rapport intitulé Our Common Future (Notre avenir à tous) a été la base de travail pour le Sommet de la Terre de 1992. «Ce Livre blanc de la société civile sur la coopération euro-arabe est destiné à devenir la pierre angulaire de la refondation des relations entre l'Europe et le monde arabe», analyse Alain Clerc, président de la Fondation pour la promotion du dialogue méditerranéen et euro-arabe (FDMEA), fondée à Genève en 2013 et à l'origine de ce mouvement.

À Genève, Miguel Moratinos, qui fut également ambassadeur d’Espagne en Israël, puis Envoyé spécial de l’Union européenne au Proche-Orient pour le processus de paix israélo-palestinien, n’a pas mâché ses mots pour fustiger les échecs des dirigeants européens et leur manque de vision, d’ambition, de cohésion, de réaction et de stratégie politique face à des problèmes majeurs comme la solution du conflit entre Israéliens et Palestiniens ou la question des migrants demandeurs d’asile qui frappent depuis deux ans aux portes des pays du Nord de la Méditerranée. Répondant à La Cité sur la façon dont les dirigeants politiques pourraient convaincre les sociétés civiles à adhérer au projet qu’il a présenté à l’Université de Genève, Miguel Moratinos explique que «les sociétés civiles sont indépendantes et, en ce sens, elles doivent être elles mêmes mues par leur propre dynamique. Ne demandez pas aux hommes politiques de convaincre les sociétés civiles, ce sont elles qui doivent convaincre les représentants politiques d’être à l’écoute, de les soutenir et de créer des mécanismes pour que les deux rives de la Méditerranée et du monde arabe puissent se réunir et débattre. Ces sociétés civiles doivent ensuite assumer des responsabilités si elles veulent faire partie du processus de décision. Parce que critiquer sans assumer de responsabilités, cela ne peut pas marcher».

Posture volontariste ou vœux pieux? De l’aveu même de l’ancien ministre espagnol, les dirigeants politiques ont échoué dans leur tentative de créer un véritable dialogue entre les pays du nord et du sud de la Méditerranée et en général avec le monde arabe. «Ce qu’il faut, c’est rassembler tous les acteurs, y compris les sociétés civiles, afin de pouvoir mener à terme le but de notre projet. Car les hommes politiques n’ont pas de vision et ne proposent rien pour l’instant.» Miguel Moratinos rappelle que le Conseil européen avait renvoyé aux calendes grecques la proposition d’Enrico Letta, alors premier ministre italien, qui demandait une réunion d’urgence sur la question des migrants demandeurs d’asile qui débarquaient en grand nombre sur la petite île de Lampedusa, au sud de la Sicile, après avoir traversé la Méditerranée sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie. «Ce fut une erreur politique et ce n’est qu’une année et demie plus tard que l’on a commencé à discuter pour tenter de régler le problème. Si l’on avait débattu et essayé de trouver des solutions avant, nous n’en serions pas là. Les pays du Nord de l’Europe n’avaient pas la sensibilité nécessaire pour anticiper les conséquences de ce qui est arrivé parce qu’ils croyaient que ce problème n’allait pas les toucher, puisque les pays du sud de l’Europe étaient censés faire le gendarme face aux arrivées à nos frontières. Pour les pays du Nord, c’était à l’Espagne, à l’Italie et à la Grèce de prendre des mesures, sans toutefois être solidaires avec ces trois pays, alors que la notion de solidarité est inscrite dans les traités européens. Dans le Traité de Lisbonne, la solidarité est même la clause fondamentale.» Et Miguel Moratinos de conclure: «Lorsqu’il n’y a pas de solidarité, c’est tout l’édifice des principes de l’Union européenne qui s’effondre.»

Fondation pour la promotion du dialogue méditerranéen et euro-arabe (FDMEA): www.fdmea.org

 

 

 

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Japan at the crossroad of US-China rivalry

9 May 2016

Territorial disputes in the South China Sea have persisted for decades. In addition to the important gas and oil reserves the seabed is believed to contain, rich fishing grounds, and strategic sea lanes of communication, the region is today at the center of US-China systemic rivalry. How does Japan fit into this picture?

Cooperation on maritime security between Japan and US. © Official US Navy imagerie / 2016

Cooperation on maritime security between Japan and US. © Official US Navy imagerie / 2016

 

Territorial disputes in the South China Sea have persisted for decades. In addition to the important gas and oil reserves the seabed is believed to contain, rich fishing grounds, and strategic sea lanes of communication, the region is today at the center of US-China systemic rivalry. How does Japan fit into this picture?

 

Lionel Fatton
9 May 2016

Last February, US Secretary of State John Kerry expressed serious concerns about satellite images showing the deployment by China of surface-to-air missile batteries on a contested island in the Paracel chain. Territorial disputes in the South China Sea between nine countries of the region have persisted for decades. Recently, however, China’s massive land reclamation and infrastructure building projects on islands and reefs, as well as a growing militarization of disputes, have pushed international tensions up to a new level.

Beijing claims about 2 million square kilometers of waters, or almost the whole sea, based on the so-called Nine Dash-Line Map allegedly demarcating China’s territory. At stake are the important gas and oil reserves the seabed is believed to contain, rich fishing grounds, and the control of the sea lanes of communication.

Beijing justifies its initiatives in the South China Sea by defense needs and the provision of common goods, including navigation safety. For most of the other countries in the region, however, its policy looks rather aimed at enlarging its exclusive economic zone and at expanding the power projection capacities of its naval forces in a strategically crucial area. China’s behavior toward other claimants, the Philippines and Vietnam in particular, is revealing in this regard. In 2012, China expelled Filipino fishermen from their traditional fishing ground and took control of the Scarborough Shoal, located less than 200 kilometers west of the Philippines’ main island.

Chinese vessels have also harassed Philippine ships operating in the Reed Bank. In 2014, the dispute intensified between Vietnam and China when the latter moved an oil rig and searched for natural resources in contested waters in the Paracel chain. The fact that $5 trillion worth of trade, more than 30 percent of global oil trade, and 50 percent of gas trade transit every year though the South China Sea is not the only reason why the United States is concerned about the potentially destabilizing consequences of Chinese initiatives. If Washington does not take side in territorial disputes, it insists on their peaceful resolution and on the necessity to uphold the “rule-based regional order.”

This reflects the American anxiety about what appears to be China’s growing defiance of the standards and principles of behavior at the basis of an international system profitable to Western countries, and largely created by them in the wake of the Second World War. This apprehension was reinforced late last year when Beijing rejected the jurisdiction of the Permanent Court of Arbitration to rule over contending territorial claims between the Philippines and China. The significance of the South China Sea’s problematic extends well beyond the region.

In order to uphold the regional and international structures and deter China from making destabilizing moves, the United States has undertaken Intelligence, Surveillance, and Reconnaissance (ISR) as well as Freedom of Navigation (FON) operations in the South China Sea. A US Navy P8-A Poseidon aircraft overflew in May 2015 islands controlled by China in the Spratly chain. In October, the guided-missile destroyer USS Lassen sailed within the 12 nautical miles “territorial water” of an artificial isle built by China in the same chain. Another guided-missile destroyer, the USS Curtis Wilbur, engaged in a similar operation in the Paracel chain in January this year. Other American naval assets, notably the USS John C. Stennis carrier strike group, have patrolled the South China Sea in recent months.

Given the issue at hand and the players involved, it is not surprising that the South China Sea has made newspaper headlines. One country at the center of US-China rivalry often drops out of the picture, however. Japan does not have territorial claim in the region and is dragging around the image of an inward-looking and militarily impotent country since the end of the Second World War. Looking ahead, however, Japan could soon become a key regional actor. Backed by the United States, Tokyo is increasingly eager to play an active role on the international scene and is acquiring the military capabilities to give teeth to its diplomatic undertakings. Since Japan maintains strained relations with China, poisoned by strong nationalist feelings in the two countries and unsettled historical issues, Japanese interference in South China Sea dynamics could result in an explosive situation. The stability of the entire region, and conceivably of the world, is here at stake.

JAPAN’S NEW SECURITY ARCHITECTURE

The Japanese security architecture has undergone a sea change under the leadership of Prime Minister Shinzō Abe. Actually, the 2013-15 period represents the climax of a long process during which Japan has gradually reclaimed armed forces as an instrument of foreign policy. The debate on whether Japan should recover the ability to use force began soon after the promulgation in 1946 of the Constitution drafted by the United States, which denied this capacity. As Cold War tensions intermittently peaked, Japan progressed on the path toward normalcy. A new military institution, the Japan Self-Defense Forces (JSDF), was created in 1954 and the Japan-US security alliance was concluded in 1960. The shock of the First Gulf War, when Japan was criticized by the coalition for not having put boots on the ground, further accelerated the process. Two months after the end of the war, in April 1991, Tokyo sent under a special law JSDF minesweeper vessels to the Persian Gulf for the first military dispatch overseas since the Second World War. Other developments of a similar nature followed, such as the refueling operation in the Indian Ocean during the war in Afghanistan.

 
© Official US Navy imagerie / 2016

© Official US Navy imagerie / 2016

 

The political agenda of Shinzō Abe, who came back for a second term as prime minister in December 2012, brought new impetus to the process. In December 2013, the government established the National Security Council, dedicated to enhance the executive’s control over the JSDF with regard to foreign policy. Few days after its creation, the council released the National Security Strategy. Based on the assumption that to maintain a stable international environment and to address emerging threats early on is the bedrock of national security, the strategy aims at making Japan a “proactive contributor to global peace.” In addition to North Korea’s missile and nuclear programs, the document recognizes Chinese activities in the East and South China Seas as a matter of concern. In view of these challenges, the strategy calls for deepening security cooperation with key regional countries and for establishing an effective military posture in order to respond swiftly to contingencies.

The basics of Japan’s new security policy having been formulated, the Abe cabinet focused on acquiring the tools for its implementation. Two defense buildup programs were compiled along with the National Security Strategy to strengthen the capacities of the JSDF. In April 2014, a ban on arms exports was removed to allow deeper cooperation with partners in weapons’ development and transfer. The 1967 ban, which denied Japan the ability to export to countries subjected to an embargo under UN resolution, to communist states, and to countries involved or likely to be involved in international conflicts, was turned into an almost total prohibition in 1976. The 2014 decision abolished previous restrictions and replaced them by a ban on exports to countries in conflicts and subjected to UN Security Council measures, and on arms transfers that violate UN resolution or Japan’s international obligations.

Three months later, in July 2014, the government reinterpreted the Constitution to allow the use of force to defend another country under armed attack, even if Japan’s is not directly targeted. Three conditions were attached: the country in question is “in a close relationship with Japan” and the attack endangers Japan’s survival and its “people’s right to life, liberty and pursuit of happiness”; there is no other means to repel the attack; and the use of force is kept to a minimum. Previous cabinets had maintained that the exercise of the so-called right of collective self-defense was forbidden by the Constitution, because it would go beyond the minimum necessary for national defense and thus violate the principle of an exclusively defense-oriented posture.

The reinterpretation of the Constitution had important consequences for the Japan-US alliance. The 1960 Treaty of Mutual Cooperation and Security only implied reciprocal assistance in case of attack on Japan’s territory. The duties of Tokyo and the scope of the alliance were later expanded by the guidelines for the operationalization of the agreement, released in 1978, 1997, and most decisively in April 2015. The latter guidelines recognize for the first time the global nature of the alliance and aim at ensuring Japan’s security “from peacetime to contingencies.” As such, they provide the country with the ability to cooperate without geographical or time constraint with the United States in order to guarantee international security, including through joint efforts in maritime security, ISR operations, and the capacity building of third countries. Finally, the guidelines enshrine the right of collective self-defense, stating that Japan and the United States can jointly respond to an attack against a third country even if Japan has not been
assaulted.

OFFSHORE BALANCING

The approval of the latest guidelines did not put an end to Shinzō Abe’s efforts to revamp the Japanese security architecture, as the activities of the country inside the alliance have to be conformed to domestic laws. In late April 2015, the prime minister announced before US Congress that Japan’s defense legislation would be modified shortly in line with the guidelines. Two security bills were approved by the cabinet in May and adopted by the Diet in September 2015. The first law provides a permanent basis that enables the JSDF to bring logistical support to other armed forces during UN peacekeeping missions. The second revised 10 existing JSDF regulations. Among other things, it authorizes collective self-defense and cooperation without geographical constraint with foreign countries in cases of threat to Japan’s security. The latter revisions are revolutionary in the sense that the role of the JSDF has until now been limited to the defense of the Japanese territory.

Though not directly involved in territorial disputes, Japan shares the concern of the United States regarding Chinese initiatives in the South China Sea. The Japanese economy is highly dependent on imports, of energy supply in particular, the near totality of which transits through the sea. Stability in the region is vital for Japan. For this reason, Tokyo seeks to uphold key principles of international law such as the peaceful settlement of disputes and the freedom of navigation. In view of the apparent inefficacy of a purely diplomatic approach, Japan is becoming more involved in the South China Sea in order to push Beijing to abide by the “rule-based regional order” and preserve the “status quo.”

Japan’s new security architecture provides key tools for doing so. The recovery of the right of collective self-defense, the ability to cooperate with other countries on security issues without geographical constraint, and the removal of the ban on arms exports allow the Japanese government to engage important regional players and to reinforce their military capacity to resist China. The new charter of Official Development Assistance, revised in February 2015, completes Japan’s arsenal. For the first time, the charter authorizes Tokyo to use development budget to train and support foreign armed forces for non-military purposes, including coast guard operations. The Abe cabinet has today the legal basis, and the will, to implement a strategy of “offshore balancing” in the South China Sea aimed at deterring China from pursuing destabilizing
policies.     

A first pillar of Japan’s regional policy is Vietnam. In August 2014, five months after bilateral relations were elevated to the level of Extensive Strategic Partnership, Tokyo promised to deliver six secondhand patrol vessels to Hanoi for the modest price of about $4.5 million. Meeting in Tokyo in September 2015, Shinzō Abe and Nguyen Phu Trong, General Secretary of Vietnam’s Communist Party, jointly expressed concerns about Chinese activities in the South China Sea and reaffirmed the importance of upholding the freedom of navigation in the region.

The Japanese prime minister also pledged to provide additional ships at Hanoi’s request. Discussions are today ongoing between the armed forces of the two countries to begin joint naval exercises. Last April, two JSDF vessels and one submarine made a port call at the strategic naval base of Cam Ranh Bay after having anchored in Subic Bay, in the Philippines.

The second pillar of Japan’s strategy of offshore balancing is the Philippines. Cooperation on maritime security with Manila began earlier than with Hanoi, with an agreement in principle reached in September 2011 in this regard. In July 2013, Shinzō Abe unveiled a plan to provide the Philippines with 10 patrol ships through a yen loan. 2015 was a pivotal year for bilateral relations. During a visit to Tokyo in June, Philippine President Benigno Aquino stressed the importance of concluding a Visiting Forces Agreement which would permit JSDF vessels to refuel in Philippine ports and take part in joint military exercises. He also said he would welcome Japanese patrols in international waters in the South China Sea. Shinzō Abe, for his part, reaffirmed his willingness to boost the capacities of the Philippine Coast Guard, including through the supply of vessels. Lastly, in February this year, the two countries inked an agreement on the transfer of defense equipment.

TOWARD REGIONAL INVOLVEMENT AT SEA?

The Japanese government also engages other countries in the region and beyond. Japan and Malaysia agreed in May 2015 to start discussing about a pact for the supply of defense equipment, though negotiations seem to be progressing at a slow pace. In March 2015, Japan and Indonesia signed an agreement for the joint development of military assets and the training of the Indonesian armed forces. In December of the same year, the two countries agreed to begin negotiations on an agreement for the transfer of defense equipment, like with Malaysia and the Philippines. Finally, Japan is reinforcing its strategic partnerships with more distant but powerful players. With Australia, Tokyo signed a pact for the supply of military assets in July 2014, and the two countries are on the verge of concluding a Visiting Forces Agreement. In December 2015, Japan and India inked two agreements, one on the transfer of defense equipment and the other on the protection of defense-related information.

The reach of Japan’s strategy of offshore balancing around the South China Sea remains limited. Though Tokyo has used new instruments at its disposal to get closer to key countries and to reinforce their military capacity to resist China, the level of political investment and the supply of defense equipment have been relatively small. This must not hide the fact that enormous progresses have been made over the past few years to reposition Japan inside the regional geopolitical landscape. The question today is not whether Tokyo will continue to support what it perceives as strategic partners.

The coming conclusion of several agreements will strengthen security cooperation between Japan and these countries. Rather, the question mark hovers over whether the Japanese government will push its military and political involvement up to another level. Tokyo has yet to exploit its ultimate tools, the right of collective self-defense and the ability to undertake regional military operations for the maintenance of international security.

As mentioned above, Japan and the United States share similar concerns about China’s activities in the South China Sea. The Americans have also adopted a strategy of offshore balancing toward the region. In addition to their ambiguous support to Taiwan, they are bolstering ties with countries like Vietnam and the Philippines. Washington has gone further than its Japanese ally by conducting FON and ISR operations. However, the Rebalance to Asia policy adopted by the administration of President Barack Obama puts strain on the national budget. The United States is consequently pushing Japan to share the burden of maritime security and participate in operations in the South China Sea.

After meeting in April 2015 with US Secretary of Defense Ashton Carter, Defense Minister Gen Nakatani said Japan would examine the possibility of conducting joint operations with US forces. While discussions were ongoing at the military level, the pressure on the Japanese leadership grew after the USS Lassen sailed into what China considers as its territorial waters. The Abe cabinet hailed the move, and in November 2015 the prime minister was reported saying to Barack Obama: “With regard to activity by the Self-Defense Forces in the South China Sea, I will consider it while focusing on what effect the situation has on Japan’s security.” One day later, however, Chief Cabinet Secretary Yoshihide Suga made clear that “the JSDF has no plans to participate in the US freedom of navigation operations”.

The current ambiguity in Japan’s position on the issue of participation in FON and ISR operations in the South China Sea is primarily explained by domestic factors. If the defense legislation has been an impediment to a more active role of the country in regional affairs, this is no longer the case after the revamp of the Japanese security architecture. Rather, the Abe cabinet is today constrained by domestic opposition, both societal and political.

This opposition is closely related to the undemocratic nature of the process by which the government modified Japan’s security architecture. The reinterpretation of the Constitution is contested because made against the will of the majority of Japanese people. The Abe cabinet’s obvious disregard for massive public rallies held against the reinterpretation and the security bills has left the impression that an important portion of the population has been bypassed. Following the adoption of the bills in September 2015, domestic opposition is crystallizing around the enduring uncertainty regarding the concrete consequences of the new security architecture. The government provided scenarios for the use of the JSDF under the new legislation and promised that Japan would not be dragged into war. Nevertheless, the vast majority of the population remains unconvinced and fears involvement in armed conflict.

 
© Official US Navy imagerie / 2016

© Official US Navy imagerie / 2016

 

This greatly reduces the leeway of the Abe cabinet on the issue of FON and ISR operations in the South China Sea, let alone extending collective self-defense to a regional player. Such moves would raise public outcry by being interpreted as a confirmation that Japan is heading toward a confrontational posture against China. Moreover, the government is currently trying to detract public attention from security issues ahead of the Upper House elections scheduled for next July, and to redirect it toward the more politically lucrative topic of economic revitalization. Under the present circumstances, therefore, new initiatives in the security domain would be highly counterproductive for the Abe cabinet.

BEIJING'S EQUIVOCAL BEHAVIOR IN THE REGION

On the other hand, the opposition has begun to organize and is determined to keep security issues under the spotlight in order to capitalize on them. The vocal Students Emergency Action for Liberal Democracy and other civil society organizations formed recently a broad coalition aimed at supporting political parties opposed to the new defense legislation. In parallel, the Democratic Party of Japan and the Japan Innovation Party, respectively the largest and third-largest opposition parties, merged last March to create the Democratic Party.

The party aims at foiling the ruling Liberal Democratic Party-Kômeitô group ahead of next summer’s elections. It seeks to revoke the elements of the security bills that violate the Constitution and to obtain a divided-Diet situation, in which the ruling bloc would possess the majority in only one of the two chambers. Other political parties are rallying around the Democratic Party, though it remains to be seen to what extent the members of the heterogeneous grouping can work together.

With achievements in the economic domain and a victory in the coming Upper House elections, the Abe cabinet may somehow mitigate the restraining effect domestic opposition has on its policy toward the South China Sea. In the longer term, however, whether or not domestic opposition can maintain a meaningful constraining influence on the government will depend in large part on the attitude of China. Economic and election successes will not allow the Abe cabinet to justify a greater involvement in the South China Sea; further Chinese provocations might.

So far, Beijing’s behavior in the region has been equivocal, blowing hot and cold and switching between phases of appeasement and harassment of neighboring countries. The ambiguity surrounding Chinese intentions allows the Japanese opposition to stress the inadequacy of Japan becoming more active on the regional scene and vainly antagonizing its largest trading partner. But if the population becomes convinced that China’s behavior in the South China Sea threatens Japan’s security, the Abe cabinet could obtain a blank check for a greater involvement in the region. Though extending collective self-defense to countries like the Philippines seems today a remote possibility, patrolling international waters in the South China Sea could rapidly be within Tokyo’s reach. And the risk of Sino-Japanese clashes would increase tremendously.

 

Dr Lionel P. Fatton is a Doctoral Fellow at the Geneva Centre for Security Policy (GCSP), a Research Associate at the Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po Paris, and a Foreign Correspondent to the United Nations in Geneva for the Japanese news agency Kyodo News. This article is a revised version of a paper titled “Japan’s New Security Policy: Toward Regional Involvement at Sea?” and published by the GCSP in the series Strategic Security Analysis.

 

 
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Kazakhstan, cauchemar suisse?

21 avril 2016

De Genève au Tessin, retour sur quinze ans de rapports sulfureux entre l’économie et la politique helvétiques et le pays de Nursultan Nazarbaïev, l’un des plus décriés au monde.

© Alberto Campi / Février 2016

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De Genève au Tessin, retour sur quinze ans de rapports sulfureux entre l’économie et la politique helvétiques et le pays de Nursultan Nazarbaïev, l’un des plus décriés au monde.

 

Fabio Lo Verso à Genève Federico Franchini à Lugano 21 avril 2016

La Suisse vit actuellement son feuilleton kazakh. Principaux protagonistes: Victor Khrapunov, l’ancien ministre et ex-maire de la ville d’Almaty qui vit en exil à Genève depuis 2008, et le régime du président Nursultan Nazarbaïev. Rien ne nous est épargné dans cet haletant thriller politico-financier, ni son lot d’espions ni ses coups tordus. Accusé de détournement de fonds au Kazakhstan, Victor Khrapunov crie à la «persécution». Depuis l’arrivée de ce dernier à Genève, la presse a fait ses choux gras du conflit opposant le ministre déchu au puissant président kazakh. Dans la Cité de Calvin, Khrapunov a publié un livre de 240 pages dont le titre claque comme une déclaration de guerre, Nazarbaïev, votre ami le dictateur, et déposé plainte contre la fille du président, laquelle... réside également à Genève!
Le 19 février dernier, un nouvel épisode apparaît dans cette saga. Le Temps révèle que le plus jeune fils de la famille Khrapunov a reçu un acte de poursuite pour une créance datant de janvier 2000; à l’époque, il était âgé de... trois ans. Cette offensive fait partie d’une stratégie visant à «exercer un maximum de pression» et à «compromettre la réputation» de l’entourage de l’ancien dignitaire, selon un document que s’est procuré le quotidien romand. Une stratégie qui consiste «à déposer à Genève une série de réquisitions de poursuites contre des membres de la famille Khrapunov et leurs proches».

Pendant ce temps, près de Lugano, les travaux viennent de commencer sur le site de la villa Romantica de Melide, démolie malgré sa valeur architecturale, pour faire place à des appartements de luxe. L’ombre de l’argent kazakh plane sur ce chantier qui met le Tessin en émoi. En 2010, la RTS dévoile les dessous de l’affaire: l’acquisition de la villa Romantica a été réalisée par un homme de paille de Timur Kulibaye, magnat du pétrole, devenu milliardaire lorsqu’il dirigeait KazTransOil, la compagnie publique kazakhe des oléoducs, et... mari de Dinara Kulibayeva, fille du président Nazarbaiëv. Après s’être installée en 2007 au Tessin, en qualité de directrice commerciale de la société Viled International SA (enregistrée peu avant à Paradiso), Dinara Kulibayeva met le cap en 2009 pour Genève. Elle y fait l’acquisition, pour 74,7 millions de francs, d’une somptueuse propriété au bord du lac à Anières. Les dessous de cette transaction record ont fait couler beaucoup d’encre, les autorités genevoises ayant donné le feu vert à l’achat d’une surface de 7960 m2, soit largement au-dessus du plafond de 3000 m2 fixé pour les citoyens non-européens.
La RTS détaille le montage financier, via un circuit off-shore, qui aboutit au rachat de la ville Romantica pour un montant de 8,5 millions de francs. Et dévoile le rôle de la société Stott Limited, basée à Tortola, aux Îles Vierges britanniques, dont le représentant au Tessin était l’homme d’affaires d’origine kosovare Behjet Pacolli. Ce dernier se retirera des entités financières placées derrière ce rachat, en démentant sans relâche que Timur et Dinara Kulibaye soient à la manœuvre. Mais ses étroites relations avec le pouvoir kazakh affaiblissent la crédibilité de ce démenti. Le groupe Mabetex, qu’il a fondé et longtemps dirigé (aujourd’hui, il reste entre les mains de sa famille), est en effet présent au Kazakhstan depuis la deuxième moitié des années 1990. Lorsque le président Nazarbaïev décide de bâtir une nouvelle capitale, Astana, le groupe Mabetex est chargé de la construction de plusieurs grands projets: l’aéroport international, le siège du gouvernement, le vélodrome, le théâtre, etc. L’entreprise est actuellement mandatée pour la réalisation d’un centre dédié à l’Exposition universelle sur l’énergie que la capitale kazakhe accueillera en 2017.

De Genève au Tessin, en passant notamment par Berne, l’argent kazakh ne cesse de provoquer des remous. Depuis quinze ans, il défraye régulièrement la chronique. Les premiers scandales éclatent en Suisse en 1999, puis en 2003, lorsque le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) bloque 115 millions de dollars dans le cadre d’une procédure d’entraide judiciaire avec les États-Unis, à la suite d’une affaire de corruption. La justice helvétique reconstitue le circuit des pots-de-vin versés par trois compagnies étasuniennes pour extraire le pétrole des riches gisements kazakhs. Elle découvre que l’argent était directement contrôlé par le président Nazarbaïev, à travers une fondation enregistrée au Liechtenstein. Ces avoirs ont été restitués à des ONG locales ou internationales basées au Kazakhstan, par tranches (la dernière a été versée en 2015) sous la surveillance de la fondation privée Bota, créée en 2008 par Berne, Washington et Astana¹, qui s’assure que l’argent profite à la population concernée.
Après une relative accalmie, les scandales éclatent à nouveau à partir de 2010. Cette année-là, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une enquête pour blanchiment contre le gendre du président, le milliardaire Timur Kulibayev (lire plus haut), vice-président de la société étatique des hydrocarbures, la KazMunayGaz (KMG). C’est cette dernière société qui se trouve au centre des investigations helvétiques. Le MPC confisque environ 665 millions de francs dont le dernier destinataire était Kulibayev.

L’origine de l’argent est à rechercher dans des cessions présumées illicites, effectuées par le biais de sociétés basées aux Îles Vierges britanniques, parmi lesquelles figure la Darley Investment Services Inc, domiciliée auprès d’une étude d’avocats à Lugano. En décembre 2013, le MPC clôt le dossier: la police financière kazakhe, en exécutant une demande d’assistance judiciaire, était arrivée à la conclusion qu’aucun élément ne pouvait justifier l’existence d’un délit préalable aux opérations de blanchiment soupçonnées d’être commises en Suisse. Le MPC s’aligne sur cette position. Le même MPC provoque, en revanche, un retentissant coup de théâtre en 2014. Il ouvre carrément une enquête pénale contre le Kazakhstan... pour espionnage économique et atteinte à la sécurité nationale. Au centre de ce conflit, on trouve un certain... Victor Khrapounov. Début 2013, l’un de ses avocats découvre que l’un de ses ordinateurs avait été manipulé et que ceux de l’entourage professionnel proche de l’ex-maire d’Almaty ont été infectés par un logiciel espion. Le Parquet de Genève ouvre une procédure. Elle remonte rapidement jusqu’au Ministère public de la Confédération qui utilise ce dossier d’espionnage contre le pays de Nazarbaïev. La procédure, toujours en cours², aurait eu de quoi crisper les relations diplomatiques entre les deux États. Une situation d’autant plus délicate que la Suisse représente le Kazakhstan — ainsi qu’autres anciennes républiques soviétiques — auprès du Fond monétaire international (FMI). Mais la diplomatie entre les deux pays reste inébranlable.
«Cette affaire n’a jusqu’à présent aucun impact sur les relations entre la Suisse et le Kazakhstan», déclare le Conseil fédéral en répondant, en juin 2013, à une interpellation parlementaire. Deux ans plus tard, en mai 2015, dans un article de l’agence swissinfo.ch, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) maintient que les relations sont toujours «très bonnes». Il en veut pour preuve les voyages de plusieurs conseillers fédéraux au Kazakhstan, le dernier étant celui de l’alors ministre des finances Eveline Widmer-Schlumpf en 2014. «Il n’y a pas de raison de croire que les événements récents auront un impact sur le développement des relations économiques avec le Kazakhstan», estime, toujours dans swissinfo.ch, Fabian Maienfish, porte-parole du Secrétariat d’État à l’économie (SECO).

 
© Charlotte Julie / Novembre 2015

© Charlotte Julie / Novembre 2015

 

2014 et 2015 figurent parmi les années les plus riches en événements dans l’histoire des relations tourmentées entre la Suisse et le Kazakhstan. En juin 2014, l’Office fédéral de la justice (OFJ) refuse l’extradition de Victor Khrapunov au Kazakhstan, alors que le Parquet genevois avait donné suite à une demande d’entraide judiciaire avec Astana. L’OFJ invoque l’article 2 de la Loi sur l’entraide internationale en matière pénale, considérant que la procédure kazakhe ne présentait pas les garanties nécessaires en matière de respect des droits humains ou de procès équitable. Une enquête du journal Le Temps, publiée le 21 octobre 2014, fait la lumière sur le rôle de lobbyiste joué, dans ce dossier, par Thomas Borer, ex-ambassadeur suisse à Berlin.
«Comme l’indiquent les documents que Le Temps a consultés, Thomas Borer, regrettant la décision de l’OFJ, a proposé en août dernier à Marat Beketayev, vice-ministre kazakh de la Justice, une série de mesures visant à faire pression sur les autorités suisses. Pour commencer, le lobbyiste demandait le feu vert du vice-ministre pour qu’une interpellation, déjà préparée, soit déposée au parlement suisse par des parlementaires alliés (la mise en italique est due à la rédaction). Quelques jours plus tard, Thomas Borer revenait à la charge auprès du vice-ministre kazakh en lui demandant une réponse rapide, si possible avant la fin de la session d’automne du parlement», écrit le journaliste Alexis Favre, auteur de l’enquête.
Le conseiller national UDC bâlois Christian Miesch est l’un de ses parlementaires alliés, indique le quotidien romand. Le 26 septembre 2014, il dépose une interpellation intitulée «Détournement présumé de fonds publics de la République du Kazakhstan. Que fait la Suisse?» Derrière cette question se cache l’enquête ouverte en 2012 à Genève contre Victor Khrapounov et sa femme Leila, vertement accusés par le Kazakhstan de s’être enrichis sur le dos du peuple kazakh. Christian Miesch demande au Conseil fédéral: La Suisse serait-elle prête à extrader des personnes comme Viktor Khrapunov vers le Kazakhstan, pour qu’elles soient punies comme elles le méritent?
«Cette intervention s’inscrit dans une démarche de lobbyisme de plus grande ampleur, orchestrée par l’ancien ambassadeur de Suisse Thomas Borer et l’étude zurichoise Homburger, pour le compte du gouvernement kazakh», analyse le journal Le Temps. Dans sa réponse, le Conseil fédéral suggère les raisons qui ont motivé le refus de l’OFJ: «Il n’est possible de répondre à une demande d’extradition que lorsque les conditions légales sont remplies et qu’il n’existe aucun motif d’exclusion (comme la persécution pour raisons politiques, des atteintes aux droits de l’homme).» Représentant les intérêts du gouvernement de l’ex-république soviétique en Suisse, Thomas Borer a pour sa part fait l’objet d’une «enquête pour tentative d’incitation à la violation du secret de fonction». En janvier 2015, la NZZ écrivait que l’ex-ambassadeur Borer aurait proposé au gouvernement kazakh des informations confidentielles provenant du MPC. Comme il l’expliquait lui-même quelques jours plus tard dans la Basler Zeitung, son mandat est de «conseiller le ministère kazakh de la justice dans sa collaboration avec les autorités suisses en lien avec les procédures pénales contre des personnes qui ont fraudé des milliards au Kazakhstan et ont blanchi en Suisse une partie de ces sommes». Il était soupçonné d’avoir, dans ce cadre, incité un collaborateur du Ministère public de la Confédération à violer le secret de fonction. Une enquête interne avait néanmoins blanchi l’ancien diplomate. Le MPC avait ensuite confié le dossier à son autorité de surveillance, afin de ne pas être juge et partie.
Avant d’éclabousser l’une des figures de la diplomatie helvétique, le lobbying kazakh a failli faire tomber l’étoile montante du parlement fédéral, la libérale-radicale bernoise Christa Markwalder. En juin 2013, elle avait déposé une interpellation parlementaire. Elle s’inquiétait du sort réservé à la procédure judiciaire contre les époux Khrapunov. Une intervention qu’elle n’avait pas rédigé de sa main... Faisant l’impasse sur les vérifications d’usage, elle s’était contentée de reprendre la note rédigée par une agence de relations publiques mandatée par le parti kazakh Ak-Jol, proche du pouvoir mais qui s’est fait passer pour une formation de l’opposition. Ses collègues ne lui en ont pas tenu rigueur. La parlementaire, qui a plaidé la «naïveté», a été élue à la présidence 2016 du Conseil national. Dans la «campagne d’influence occulte» que le Kazakhstan mène en Suisse, Le Temps épingle aussi le spécialiste genevois du crime organisé Nicolas Giannakopoulos. Dans un article publié le 16 juin 2015, le quotidien s’appuie sur des documents explosifs publiés sur le web «à la suite d’un piratage informatique massif subi en 2014 par les autorités d’Astana». Il s’agit d’un courriel confidentiel et d’un mémorandum dévoilant comment l’ONG fondée à Genève par Giannakopoulos, l’Observatoire du crime organisé, a été mandatée pour rédiger un rapport sur l’un des plus virulents opposants au président Nazarbaïev, l’ancien banquier milliardaire kazakh Mukhtar Ablyazov, détenu en France et se trouvant sous le coup d’une demande d’extradition émanant de la Russie et de l’Ukraine pour le compte d’Astana, qui l’accuse d’avoir détourné des milliards de dollars.
L’enquête du Temps met au jour les trois leviers utilisés par le Kazakhstan pour neutraliser le résultat des investigations de certaines ONG favorables à Mukhtar Ablyazov: une firme londonienne de relations publiques, de renseignement économique et d’influence, un cabinet d’avocats très en vue dans la capitale britannique et... l’Observatoire du crime organisé. Le rapport rédigé par cette ONG n’a pas encore été publié. Dans les colonnes du Temps, Nicolas Giannakopoulos affirme: «J’ai décidé qu’il serait publié quand il y aurait une décision définitive de la justice française concernant Mukhtar Ablyazov.» Arrêté sur la Côte d’Azur en 2013, le sort de l’ex-oligarque kazakh est entre les mains du Conseil d’État français, après que deux juridictions, puis Matignon, ont donné leur feu vert pour sont extradition vers la Russie

Alors que les conflits judiciaires se multiplient, les relations économiques se poursuivent. Notamment au Tessin, où les autorités locales font preuve d’activisme. Le 29 août 2014, l’ambassadeur kazakh en Suisse, Mukhtar Tleuberdi, est accueilli à Lugano par le maire de la ville Marco Borradori. Sur les rives du Ceresio — nom littéraire du lac de Lugano — est basée la KazMunaiGaz Trading, dont le représentant Dmitry Ponomarev accompagne l’ambassadeur pendant la visite à la municipalité luganaise. La KazMunaiGaz Trading n’est pas une société comme les autres. Selon l’ambassadeur Tleuberdi, il s’agit de l’unique entité autorisée à commercialiser le brut extrait par la KMG, la société nationale kazakhe des hydrocarbures. Cette prolifique antenne commerciale appartient en réalité à KazMunayGaz International, anciennement Rompetrol, société de droit néerlandais détenue à 100% par l’entité publique kazakhe KMG, propriétaire de deux raffineries en Roumanie et de plus de mille stations d’essence dans six pays, dont la France (sous l’enseigne Dynef).
À Lugano, la visite de l’ambassadeur kazakh a pour effet de braquer les projecteurs sur le réseau de sociétés de négoce qui prospèrent au Tessin. En quelques années, Lugano est devenue l’une des capitales de la commercialisation du pétrole kazakh. À l’image de Genève³, la place financière tessinoise a connu une croissance exponentielle du négoce de brut en provenance du pays de Nazarbaïev. Profitant de cette manne, un ancien collaborateur de la KazMunaiGaz Trading, Timur Azimov, y a fondé la société de trading Integrotrade SA après y avoir construit une villa à Lugano, où il possède un terrain de 3300 mètres carrés. Par l’intermédiaire d’une société inscrite au Registre du commerce sous le nom de son épouse, le même Timur Azimov se prépare à injecter 40 millions de francs dans un projet d’Académie des sports à Ambri. Un accord a été signé à cet effet avec le Hockey-Club Ambrì-Piotta présidé par le conseiller aux États Filippo Lombardi. Au mois de novembre 2013, lorsqu’il présidait le Conseil des États, le démocrate-chrétien tessinois s’était rendu en visite officielle au Kazakhstan. Le parlement suisse avait annoncé le voyage sur son site, informant que le sénateur Lombardi rencontrerait Kassym-Jomart Tokayev, président du Sénat kazakh, et Nurlan Nigmatulin, président de la Chambre des représentants. Mais il omettait de mentionner que Filippo Lombardi serait accueilli par le président Nazarbaïev lui-même. C’est d’ailleurs le chef de l’État kazakh qui a rendu publique cette rencontre sur son site personnel. Pour quelle raison la Suisse s’est-elle montrée moins transparente que le Kazakhstan? Ce pays figure pourtant au 160e rang sur 179 États au classement international de la liberté de la presse; selon Amnesty International, les droits fondamentaux y sont régulièrement bafoués et le clan au pouvoir contrôle son économie tandis que la grande partie de la population vit dans la pauvreté.
Au Tessin, où le nombre des citoyens kazakhs a augmenté de 386% ces dix dernières années, le retour du sénateur Lombardi du Kazakhstan était attendu comme celui du Messie par les entrepreneurs tessinois qui se montrent de plus en plus intéressés à investir dans ce pays. À l’issue du voyage de Lombardi et de la rencontre d’août 2014 entre l’ambassadeur kazakh en Suisse et le maire de Lugano, l’Association des industries tessinoises (AITI) décide de lancer une campagne d’information sur «les différentes opportunités d’investissements et de commerce» au Kazakhstan. Deux ans plus tôt, en avance sur l’AITI, la Chambre de commerce du canton du Tessin avait tenu un séminaire d’information à l’intention des entreprises et les investisseurs tessinois. Une délégation issue de cette chambre a effectué un voyage au Kazakhstan en septembre 2015 et une nouvelle partira pour Astana en mai prochain.

 

1. Lire l’interview de Pietro Veglio, membre de la fondation Bota, chargée de gérer le processus de restitution des fonds au Kazakhstan, dans La Cité de Septembre 2014.

2. Nous avons demandé au Ministère public de la Confédération (MPC) à quel stade se trouvait la procédure. Sa réponse: «Nous pouvons confirmer que le MPC mène une procédure dans ce contexte. En se basant sur le secret de fonction et le secret de l’instruction nous ne pouvons pas vous fournir de plus amples informations en ce moment.»

3. Selon le magazine Bilan de juillet 2011, «la Cité de Calvin est devenue le centre où se traite un tiers des volumes mondiaux de pétrole, dont au moins 80 à 85% du pétrole russe et 65 à 70% du kazakh».

 

 
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Enquête Fabio Lo Verso Enquête Fabio Lo Verso

Enfants migrants disparus: la vérité sur un scandale humanitaire

19 avril 2016

Selon Europol, ils seraient au moins 10 000 en Europe. Isolés, plusieurs d’entre eux seraient tombés dans les filets des réseaux criminels et des trafiquants en tous genres. Des chiffres et des faits alarmants, qui restent pourtant largement imprécis. Et occultent la véritable cause des «disparitions»: la faillite de l’Union européenne dans la gestion des mineurs non accompagnés.

© Alberto Campi / Serbie 2014

© Alberto Campi / Serbie 2014

 

Selon Europol, ils seraient au moins 10 000 en Europe. Isolés, plusieurs d’entre eux seraient tombés dans les filets des réseaux criminels et des trafiquants en tous genres. Des chiffres et des faits alarmants, qui restent pourtant largement imprécis. Et occultent la véritable cause des «disparitions»: la faillite de l’Union européenne dans la gestion des mineurs non accompagnés.

 

Mathieu Martiniere WeReport et Cristina Del Biaggio 19 avril 2016

«Une infrastructure criminelle entière s’est développée dans les dix-huit derniers mois, exploitant le flux des migrants.» Le 30 janvier dernier, dans une tonitruante interview à The Observer, version dominicale du quotidien anglais The Guardian, Brian Donald, un responsable d’Europol, «révèle» qu’au moins 10 000 mineurs migrants non accompagnés (MNA) auraient disparu en Europe pendant les deux dernières années, dont la moitié en Italie et environ mille en Suède. Fait alarmant, selon l’agence européenne de police, nombre d’entre eux auraient été happés par des réseaux criminels et des trafiquants. Ils seraient victimes d’exploitation sexuelle et d’esclavage. «Les criminels actifs dans le trafic d’êtres humains apparaissent maintenant dans nos fichiers du trafic de migrants», alerte Brian Donald dans le dominical britannique.
Ces déclarations, relayées par la majorité des grands médias européens, ont effrayé et choqué. Mais si la menace des réseaux criminels est réelle, le chiffre d’Europol de 10 000 enfants disparus demeure largement imprécis, pour ne pas dire erroné, selon l’Unicef. «Nous n’avons pas de preuves. Nous ne savons rien sur les chiffres. Europol parle d’enfants disparus: cela ne veut pas dire qu’ils sont perdus, ce sont des enfants qui ne sont pas enregistrés dans un système de données», nous explique Sarah Crowe, porte-parole de l’organisation. «Le chiffre d’Europol provient des signalements à la police. C’est une info brute qui ne prend pas en compte les jeunes non identifiés. Et il n’y a pas d’investigation pour connaître les causes car il n’y a personne pour réclamer une enquête, contrairement aux enfants disparus de parents français», ajoute Laurent Delbos, responsable du plaidoyer à l’association française Forum réfugiés-Cosi, et coordinateur d’un rapport européen sur «Le droit d’asile des mineurs isolés étrangers dans l’Union européenne» (2012).

Les données officielles sur les mineurs isolés restent aléatoires. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Unicef, plus de cent mille enfants migrants non accompagnés ont été enregistrés en 2015 en Europe, dont 35 000 ont demandé l’asile uniquement en Suède, plus de 60 000 ont été enregistrés en Allemagne et 9000 en France. La plupart auraient entre 14 et 17 ans. Du fait de la mobilité du parcours migratoire et des réalités différentes dans chaque État, il est difficile de disposer de statistiques fiables et, donc, crédibles. Un problème que critiquait déjà sévèrement le Parlement européen dans une retentissante résolution du 12 septembre 2013, déplorant «le manque de statistiques officielles fiables concernant les mineurs non accompagnés». Afin de mieux appréhender la situation de ces jeunes et d’assurer leur protection de manière plus efficace, le parlement de Strasbourg a réclamé des États membres et de la Commission européenne qu’ils améliorent la collecte des statistiques, notamment en utilisant les outils déjà disponibles sur le plan européen, à savoir Eurostat, Frontex, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) et le Réseau européen des migrations.
Si le trafic d’êtres humains s’est indéniablement développé avec l’augmentation du nombre de réfugiés en Europe, en particulier sur la route des Balkans, les principales raisons de la disparition des enfants migrants semblent se situer ailleurs. Sur le média Open Democracy, Nando Sigona et Jennifer Allsopp, chercheurs aux universités de Birmingham et d’Oxford, affirment que la principale cause de disparition a peu de lien avec les infrastructures criminelles pan-européennes. Elle aurait plutôt pour origine le fossé qui sépare, d’une part, la gestion des mineurs non accompagnés par les autorités étatiques et, d’autre part, la façon dont ces jeunes envisagent leur migration. En effet, de nombreux mineurs isolés sont enregistrés dans un pays de transit, comme la Grèce, l’Italie ou les pays des Balkans, avant de continuer leur chemin vers un pays de destination différent, souvent l’Allemagne, la Suède ou l’Angleterre, pour rejoindre des membres de leur famille ou des amis. Il n’est pas rare que les enfants s’enfuient des centres, frustrés par de longues procédures d’asile. «Les enfants ont peur d’être enfermés dans un centre trop longtemps, comme cela arrive par exemple en Italie et en Grèce. Ils fuient les centres quand le processus de détermination s’éternise», confirme Sarah Crowe de l’Unicef. «Les disparitions, ce sont avant tout les poursuites du parcours migratoire. Europol parle de 5000 mineurs en Italie sur les 10 000 disparus. Normal, car l’Italie est avant tout un pays de transit», explique Laurent Delbos de Forum réfugiés-Cosi. Comme le rappellent les chercheurs Nando Sigona et Jennifer Allsopp, «le compte des ‘disparus’ est moins simple que les informations d’Europol veulent nous le faire croire».

En Angleterre, les cas d’enfants disparus rapportés par les autorités locales varient d’une absence de quelques heures à une disparition permanente. En Italie, un enfant évaporé dans la nature, mais qui réapparait dans un autre État, peut rester enregistré dans le registre des personnes disparues. Il n’est également pas rare, toujours en Italie, qu’un mineur soit comptabilisé deux fois, par des autorités différentes. Il arrive même aux enfants de mentir sur leur âge. «Les enfants qui voyagent seuls cachent parfois leur âge, parce qu’ils ont peur de se retrouver bloqués dans des centres», confirme Sarah Crowe. Aujourd’hui, la disparition des radars de milliers d’enfants migrants non accompagnés résulte donc avant tout des failles du système, d’une débâcle de Bruxelles et des Etats européens dans leur gestion de la «crise» des réfugiés. «S’il y a un risque de traite par des réseaux criminels, c’est d’abord un constat de faillite de prise en charge de ces jeunes par les États», déplore Laurent Delbos. En France, certaines collectivités territoriales, comme le département de Loire-Atlantique, peuvent même se retrouver hors-la-loi à cause de la mauvaise gestion des centres d’accueil. Ainsi, le 12 août 2015, le Tribunal administratif de Nantes a-t-il condamné le département à héberger un mineur non accompagné, le neuvième depuis que la collectivité a refusé d’accueillir des jeunes demandeurs d’asile, pour cause de saturation de ses centres.

 
© Alberto Campi / Bulgarie 2014

© Alberto Campi / Bulgarie 2014

 

En Bulgarie, le HCR alerte sur le cas de mineurs non accompagnés pris en charge dans les centres d’accueil dans l’attente de leur procédure d’asile; ils sont toujours déscolarisés dans cet Etat de transit: «Le gouvernement nous a rapporté trente cas d’enfants non accompagnés ou séparés, âgés de moins de 18 ans», nous confie Kitty McKinsey, porte-parole du HCR à Sofia. «Aucun de ces jeunes ne fréquente l’école.» En Grèce, face à l’afflux de réfugiés sur les îles, le manque de protection juridique des mineurs non accompagnés est criant. Cette non-assistance à personnes vulnérables forme le terreau sur lequel prospèrent les organisations criminelles, ce que redoute Europol. Dans un reportage paru dans Le Monde du 11 février 2016 — titré «La jeunesse sacrifiée des réfugiés mineurs» — une psychologue d’un centre d’accueil à Lesbos se dit préoccupée par Fatima, une Somalienne de 16 ans: «Je suis certaine à 90% qu’elle est victime d’un trafic humain et qu’elle a déjà subi des horreurs (...) Deux hommes étranges la recherchent sur l’île. Il va falloir redoubler de vigilance à son égard; et de patience. Rien ne sert d’ouvrir des blessures que l’on ne pourra pas soigner ici...»
Pour pallier l’absence de protection et les risques d’exploitation des enfants, le HCR et l’Unicef ont lancé, fin février, un programme destiné aux femmes et aux mineurs réfugiés. L’ouverture de vingt «Blue Dots» — centres d’aides, assurant les services pratiques, l’identification des personnes, le soutien psychosocial ou les conseils juridiques — a été prévue en Grèce et dans les Balkans. «Cependant, ces centres ne remplacent pas la responsabilité et l’obligation des États de faire leur possible pour fournir un soutien et une protection aux personnes fuyant la guerre et la violence, en particulier celles qui ont des besoins spécifiques», assure le HCR.

La résolution du Parlement européen du 12 septembre 2013 est pourtant sans appel. Elle condamne vivement «les lacunes existant en matière de protection des mineurs non accompagnés au sein de l’Union européenne» et elle dénonce «les conditions d’accueil souvent déplorables de ces mineurs ainsi que les nombreuses violations de leurs droits fondamentaux dans certains États membres». Mais l’autre «péril» pour les mineurs migrants non accompagnés est d’atteindre l’âge adulte. Face à une politique européenne de moins en moins tolérante vis-à-vis des réfugiés, ils risquent à tout moment le renvoi, même après des années d’intégration. En février 2016, le Bureau of Investigative Journalism, une ONG anglaise indépendante qui travaille en collaboration avec la BBC, le Guardian et Mediapart, a révélé que 2 748 jeunes ont été expulsés du Royaume-Uni entre 2007 et 2015 vers des pays instables ou en guerre comme l’Afghanistan, l’Irak, l’Iran, la Libye ou la Syrie.

En Norvège, le Parti du progrès (FrP), formation populiste entrée au gouvernement en octobre 2013 aux côtés des conservateurs, a imprimé progressivement son empreinte dans la société. Alors que la règle tacite était de ne pas renvoyer des mineurs étrangers ayant vécu pendant des années dans le pays, la Norvège a expulsé 528 enfants étrangers en 2015. Pour le magazine du Monde, la photographe norvégienne Andrea Gjestvang a suivi quatre d’entre eux pendant trois mois. «Ils parlent de paix, mais ils ne la construiront pas en envoyant des enfants au Yémen ou en Afghanistan. Ils donnent le prix Nobel de la paix à Malala Yousafzai, mais ils ne font pas la paix dans leur vie», déplore Joséphine, une adolescente nigériane expulsée, suivie par la photographe. Sans oublier que de nombreux enfants meurent tragiquement aux portes de l’Europe, avant de risquer d’être pris dans les filets de la criminalité ou d’essuyer l’humiliation du renvoi. La photo du petit Aylan, un enfant syrien de 3 ans mort sur une plage de Bodrum en Turquie en septembre 2015, a ému le monde entier et suscité une prise de conscience. Mais selon le HCR, depuis septembre, deux Aylan seraient morts chaque jour en tentant de rejoindre les côtes européennes.
Les enfants forment la population la plus vulnérable et la plus exposée aux noyades en mer. Ainsi, 340 enfants, souvent des bébés ou des bambins, ont trouvé la mort en Méditerranée entre septembre 2015 et février 2016. Dans un communiqué conjoint, en date du 19 février, le HCR, l’Unicef et l’Office international des migrations (OIM) estiment même que «le nombre total des enfants décédés pourrait être encore plus grand, avec leurs corps perdus en mer et jamais retrouvés».

 
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L’Argentine arrête un proche des Kirchner avec un passé judiciaire en Suisse

6 avril 2016

L'homme d'affaires argentin Lázaro Báez, un proche du couple Kirchner suspecté de blanchiment d'argent, a été arrêté mardi. La justice suisse avait abandonné en 2014 son enquête sur des fonds déposés en Suisse. Ayant suivi l’affaire dans ses moindres détails, La Cité revient sur cette procédure qui, suite à l’arrestation de Báez, donne plus que jamais le sentiment d’avoir été bâclée.

La présidente argentine Cristina Kirchner et l’entrepreneur Lázaro Báez. © Keystone / AP OPI / Francisco Munoz, 18 février 2013

La présidente argentine Cristina Kirchner et l’entrepreneur Lázaro Báez. © Keystone / AP OPI / Francisco Munoz, 18 février 2013

 

L'homme d'affaires argentin Lázaro Báez, un proche du couple Kirchner suspecté de blanchiment d'argent, a été arrêté mardi 5 avril. La justice suisse avait abandonné en 2014 son enquête sur des fonds déposés en Suisse. Ayant suivi l’affaire dans ses moindres détails, La Cité revient sur cette procédure qui, suite à l’arrestation de Báez, donne plus que jamais le sentiment d’avoir été bâclée.

 

Federico Franchini 6 avril 2016

La justice argentine a fait arrêter, mardi 5 avril, l’homme d’affaires Lázaro Báez, suspecté de blanchiment d’argent sous les présidences du couple Kirchner, pendant lesquelles ses entreprises ont prospéré. Il est accusé de détournements de fonds vers des comptes en Suisse en passant par le Panama. La justice suisse avait enquêté, entre 2013 et 2015, sur cet entrepreneur aujourd’hui visé par les Panama Papers. Durant vingt mois, les enquêteurs helvétiques ont tenté de remonter à l’origine d’une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que le Ministère public de la Confédération (MPC) soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais les investigations n’ont pas abouti. Berne décide alors de classer l’affaire. Ayant suivi l’affaire dans ses moindres détails, La Cité revient cette procédure qui, suite à l’arrestation de Báez, donne plus que jamais le sentiment d’avoir été bâclée.

Souvenez-vous, la communication du classement est envoyée par l’Office fédéral de justice (OFJ) le 16 décembre 2014 et remise au Ministère des affaires étrangers argentin le 5 janvier 2015. La lettre annonce le classement d’une procédure en Suisse: «Nous vous informons que la Procureure fédérale renonce à la poursuite de l’exécution de votre demande d’entraide judiciaire, comme elle a classé sa procédure nationale.» L’enquête pour blanchiment d’argent avait été ouverte, le 25 avril 2013, par le Ministère public de la Confédération (MPC) contre Lázaro Báez, entrepreneur proche de la présidente Christina Kirchner, et Daniel Pérez Gadìn, son comptable, «et autres». Daniel Pérez Gadìn a également été arrêté le 5 avril.

Pour sa part, Lázaro Báez était soupçonné d’avoir transporté en Uruguay, avec un jet privé, 55 millions d’euros en liquide qui auraient été détournés au préjudice de l’État argentin. Cet argent aurait ensuite été transféré, à l’aide de sociétés offshore sises aux Caraïbes, vers les filiales de Genève de Lombard Odier et Safra Sarasin. En Suisse, l’instruction pénale est ouverte suite à deux annonces au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) déposées le 24 avril 2013, dix jours après qu’une émission de télévision dévoile l’affaire en Argentine. Cette émission sert de déclencheur: la justice argentine ouvre rapidement deux enquêtes, l’une pour blanchiment, l’autre pour extorsion. Selon les déclarations de Federico Elaskar, titulaire d’une société fournissant des services financiers à Báez, ce dernier l’avait contraint à vendre une firme locale à une fiduciaire tessinoise, Helvetic Services Group de Lugano. Le 7 mai 2014, après qu’Elaskar a rétracté ses déclarations, le juge Casànello avait acquitté Báez du crime d’extorsion. Mais l’enquête pour blanchiment était poursuivie.

Sauf en Suisse. Le 11 décembre 2014, une procureure fédérale de l’antenne du MPC de Lausanne signe l’ordonnance de classement. Le 12 janvier, la décision entre en force et le séquestre des avoirs encore bloqués est levé. Le juge argentin ne peut plus faire aucune objection contre une décision déjà entrée en vigueur. Durant l’enquête, le Centre de compétence Économie et Finance du MPC a procédé à l’analyse de plusieurs documents bancaires. Au total, dix comptes ont été gelés dans deux établissements suisses. En mars 2014, le Tribunal pénal fédéral (TPF) refuse un recours déposé par l’avocat genevois Maurice Harari contre la confiscation de certains comptes. Pour les juges de Bellinzone, le gel de ces avoirs était fondé «par les soupçons existant quant à l’origine criminelle de l’ensemble des avoirs [qui] y étaient déposés».

Les enquêteurs avaient pu confirmer que les fonds déposés dans la Confédération provenaient de sources externes à la Suisse, notamment le Panama et qu’une somme proche de 22 millions de dollars a été versée à travers des sociétés appartenant à la famille Baez. L’analyse de ces flux financiers ne permet toutefois pas de «déterminer si les fonds sont d’origine corruptive». L’affaire est donc classée. À ce jour, aucune explication n’a pourtant pu être donnée sur l’origine de ces 22 millions de dollars. La Suisse n’a pas envoyé de demandes d’entraide au Panama ou en Uruguay, pays d’où l’argent aurait transité avant d’atterrir à Genève. Pourquoi donc tant de hâte pour boucler l’affaire? Et quels efforts la Suisse a-t-elle fait pour déterminer qu’il n’y a pas eu de crime préalable, condition sine qua non selon le droit helvétique pour qu’un acte de blanchiment puisse être réalisé?

Pendant l’instruction, le MPC veut en savoir davantage sur l’état de la procédure pénale conduite par les autorités argentines à l’égard des deux personnes enquêtées. Datée 23 juillet 2013, la réponse de l’OFJ à une première rogatoire argentine rappelle la nécessité d’établir que «ces fonds sont les produits d’infraction poursuivie ou que les transactions suspectes concernent les produits de cet infraction». Le 5 mai 2014, c’est au tour de la Suisse d’envoyer une demande d’entraide judiciaire en matière pénale. Celle-ci est signée par la procureure fédérale Angèle Wellauer. Le juge Casànello lui fait parvenir des documents sur lesquelles elle fonde sa conviction que «les autorités argentines ont prononcé, en date du 7 mai 2014, un non-lieu à l’égard notamment de A. [Baez] et B. [Pérez Gadìn] en considérant qu’il n’existait pas d’indices suffisants prouvant la commission d’une infraction [...]». Ensuite, comme on peut le lire dans l’Ordonnance de classement, «les autorités argentines n’ont plus donné suite à la requête du MPC visant à être tenu informé de l’existence ou non d’une procédure pénale argentine à l’encontre des prévenus».

Le MPC en conclut alors que la procédure est arrivée à son terme. L’explication est donnée au point 24 de l’Ordonnance de classement: «L’enquête n’a pas permis d’établir que les avoirs déposés en Suisse [...] provenaient d’une quelconque infraction. La collaboration avec les autorités argentines n’a pas permis de confirmer les soupçons, la procédure pénale ouverte contre les prévenus dans cet État apparemment fait l’objet d’un non-lieu. Faut de crime préalable, l’acte de blanchiment d’argent n’est pas réalisé.» La décision de la Suisse se fonde sur une interprétation selon laquelle l’Argentine a «apparemment» acquitté les deux hommes mis sous enquête en Suisse. Le non-lieu prononcé par la justice argentine à l’égard de Baez concernait en réalité l’accusation d’extorsion. Mais, rappelle la presse argentine, l’entrepreneur kirchneriste et ses complices n’ont jamais été acquittés dans l’autre versant de enquête, celle pour blanchiment. À Buenos Aires, les juges ont continué d’assembler des preuves, telles des factures falsifiées, suivant la piste de l’escroquerie fiscale. Un crime qui suffirait en Suisse à démontrer qu’il y a eu acte de blanchiment.
Mais, la justice suisse n’a pas attendu et a classé le dossier.

Cela faisait vingt mois que les enquêteurs suisses tentaient de remonter à l’origine d'une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que la justice helvétique soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais cette piste frauduleuse n’a pas pu être confirmée par les investigations. Et l’affaire a été classée.
Dans l’ordonnance de classement, que La Cité a pu consulter, on peut lire que l’enquête «n’a pas permis d’établir que les avoirs déposés en Suisse […] provenaient d’une quelconque infraction». Le Ministère public de la Confédération (MPC), qui avait ouvert une procédure pénale pour blanchiment d’argent en avril 2013, a dû se résoudre à clore le dossier, en décembre dernier. Cette décision nous a été confirmée par Jeannette Balmer, porte-parole du MPC. Le séquestre des avoirs a été levé. En provenance de Panama, l'argent était réparti sur une dizaine de comptes ouverts dans deux établissements genevois. Selon les enquêteurs, à l’origine de ce transfert figure Lazaro Baez, un entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner et de feu son époux, Nestor. Il aurait transporté 55 millions d’euros en liquide en Uruguay dans un jet privé. L’argent aurait ensuite pris le chemin de sociétés offshore aux Caraïbes, puis une tranche d'au moins 22 millions de dollars a poursuivi sa course vers des comptes en Suisse. L’enquête a dévoilé que cette somme a été transférée via des sociétés détenues par la famille de Lazaro Baez.
En mars 2014, le Tribunal pénal fédéral avait refusé un recours déposé par l’avocat genevois Maurice Harari contre la confiscation de certains comptes bancaires. Pour les juges de Bellinzona, le gel des comptes des était fondé «par les soupçons existant quant à l’origine criminelle de l’ensemble des avoirs [qui] y étaient déposés». Des soupçons que la collaboration avec les autorités argentines n’a pas permis de confirmer. À ce jour, aucune explication n’a pu être donnée sur l’origine de 22 millions de dollars.

 
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Doubler le tunnel du Gothard, une question à sens unique?

5 février 2016 — Le 28 février, le peuple suisse est appelé à voter pour ou contre la construction d’un second tube routier au Gothard. Soutenu par la Confédération, ce projet a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans un souci de clarté, La Cité a mis en perspective les positions de chacun.

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le 28 février, le peuple suisse est appelé à voter pour ou contre la construction d’un second tube routier au Gothard. Soutenu par la Confédération, ce projet a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans un souci de clarté, La Cité a mis en perspective les positions de chacun.

Publié le 5 février 2016


Par Martin Bernard

«Modification du 26 septembre 2014 de la Loi fédérale sur le transit routier dans la région alpine (LTRA) — Réfection du tunnel routier du Gothard.» Tel est l’intitulé sur lequel les Suisses devront s’exprimer, le 28 février. Il laisse entendre que l’enjeu est d’accepter ou de refuser la réfection de l’actuel tunnel routier du Gothard. Mais en réalité, celui-ci — inauguré en 1980 et long de 16,9 km — doit dans tous les cas, pour des raisons de mise en conformité, être assaini d’ici 2035. C’est donc sur le fait d’accepter ou non la construction d’un deuxième tube routier qu’il faudra voter.

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’Histoire suisse; il se révèle d’une importance primordiale pour le transport nord-sud de marchandises à destination de l’Europe centrale et de l’Italie. Environ 70% de tous les véhicules franchissent les Alpes par cette voie. Or, tel que présenté, l’assainissement nécessitera la fermeture prolongée du tunnel routier. La Confédération, qui en est propriétaire, a donc jugé indispensable de trouver une solution de rechange permettant aux véhicules de continuer à emprunter cet axe pendant les rénovations (devant durer un peu plus de trois ans). C’est à cette fin qu’elle a opté pour la construction préalable, entre 2020 et 2030, d’un second tunnel routier parallèle à l’ancien. Une fois les réfections terminées, vers 2035, une seule voie de circulation unidirectionnelle serait ouverte dans chaque tube. La deuxième voie devant être utilisée uniquement comme bande d’arrêt d’urgence.

Plusieurs associations 1 sont montées au créneau pour s’opposer au projet de second tube. Pour elles, «deux tunnels mènera à deux fois plus de camions», et donc à long terme à «doubler les émissions de substances polluantes» dans les Alpes. Une solution également jugée «anticonstitutionnelle» par l’ancien ministre des transports Moritz Leuenberger, car contraire à l’article 84 de la Constitution. Cette disposition précise que «la capacité des routes de transit des régions alpines ne peut être augmentée».

L’association Initiatives des Alpes ajoute qu’«il est techniquement comme juridiquement impossible d’empêcher que, sous la pression de l’Union européenne, les troisième et quatrième voies ne soient mises en exploitation un jour». «Faux!», rétorque en substance le Conseil fédéral. Il argue que la proposition de modification de la LTRA préviendra cette possibilité. Qui a raison, qui a tort?

La loi, une fois modifiée, stipulerait: «La capacité du tunnel ne peut être augmentée. Il n’est possible d’exploiter qu’une seule voie de circulation par tube; si un seul tube est ouvert au trafic, il est possible de mettre en service deux voies dans le tube concerné, soit une voie pour chaque sens de circulation.» Pour Vincent Martenet, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Lausanne, «tant que seules deux voies sont utilisées, on peut donc considérer que la disposition constitutionnelle est respectée.» Des propos confirmés par Markus Kern, maître assistant à l’Institut de droit européen de l’Université de Fribourg. «Même si le Oui l’emporte le 28 février, pour ouvrir quatre voies et utiliser tout le potentiel des deux tunnels, il faudrait au préalable modifier à nouveau la loi et la constitution. Modifications qui seraient soumises à référendum.» En 2004, l’initiative populaire Avanti proposait déjà d’ouvrir quatre voies à la circulation au Gothard. Elle fut alors largement rejetée par le peuple et les cantons.

Il est vrai, en revanche, que le creusement d’un second tube laisserait la possibilité technique d’ouvrir quatre voies. Une possibilité qui, comme le souligne Markus Kern, pourrait être renforcée par l’article 32 de l’Accord bilatéral sur les transports terrestres signé avec l’Union européenne en 1999. Cet accord prévoit que les deux parties s’interdisent de restreindre unilatéralement la capacité de leurs routes de transit. «Il est difficile cependant de se prononcer sur la question actuellement, reconnaît le spécialiste. Car la pertinence d’une telle remise en question de la constitution et de la LRTA ne se ferait qu’à l’horizon 2035, à la fin des réparations de l’actuel tunnel routier. Beaucoup de choses peuvent encore changer d’ici-là». D’autant qu’en cas de pression de l’UE, il n’est pas évident que le droit européen prime sur le droit suisse. Comme pour les relations bilatérales concernant la libre circulation des personnes, une telle décision relèverait alors autant des négociations politiques, que du domaine juridique.

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

Comme alternative au deuxième tube, les opposants préconisent le transfert du trafic routier vers le rail. Divers pistes ont été initialement explorées par le Conseil fédéral, sans être retenues. Le principal scénario alternatif prévoit une fermeture totale du tunnel routier pendant 980 jours entre 2019 et 2025, avec une brève réouverture en été durant les périodes de haute affluence.

Dans la jungle des arguments contradictoires avancés par les uns et les autres, une chose est sûre: la variante par le rail est techniquement réalisable. La question est de savoir si elle est plus avantageuse qu’un deuxième tube. Dans un rapport datant de 2010, l’Office fédéral des routes (OFROU) précise qu’un système de train-autos passant par l’ancien tunnel ferroviaire de faîte du Gothard (entre Göschenen-Airolo) permettrait d’absorber «sans entraves majeures» le trafic des voitures de tourisme en dehors de la haute saison. Avant la construction du tunnel routier, en 1980, une part de ce trafic empruntait cette voie.

Les installations de ferroutage utilisées à cette époque existent encore en grande partie. Moyennant la mise en place d’aiguillages, d’une deuxième voie à Airolo, et la construction d’aires d’attentes, rien d’insurmontable n’empêche techniquement sa réouverture. En 2014, une moyenne d’environ 15 000 véhicules particuliers — hors poids-lourds — ont franchi quotidiennement le tunnel routier du Gothard. Selon l’OFROU, le ferroutage par l’ancien tunnel ferroviaire permettrait à 21 600 véhicules d’être transportés chaque jour gratuitement par ce biais. Seul en été le trafic est plus important. L’ouverture de la route du col du St-Gothard pourrait cependant permettre de résorber ce surplus.

COÛTS ET IMPACT ÉCONOMIQUE

Les poids-lourds, moyennant une taxe de 105 frs. par trajet, seraient transportés via le nouveau tunnel ferroviaire du St-Gothard, long de 57 km, et qui sera inauguré en juin. Cette offre permettrait, selon certains experts, de couvrir l’essentiel des besoins du transport intérieur (environ 30% des 840 000 poids-lourds empruntant annuellement le tunnel routier). Pour le transit européen, il serait nécessaire d’installer de surcroit une navette ferroviaire sur la ligne reliant Bâle et Chiasso, avec un train par heure et par direction. Une solution que l’OFROU, en raison d’infrastructures non-adaptées aux plus gros camions, n’avait en 2012 pas retenu dans ses arguments. Deux ans plus tard, cependant, une décision du Conseil fédéral visant à résoudre ce problème a remis le projet sur la table.

Ces différentes options permettraient ainsi de transférer sur le rail l’entier du trafic passant actuellement par le tunnel routier, évitant ainsi d’engorger les axes du San Bernardino, du Simplon ou du Grand Saint-Bernard. Un report du trafic sur ces derniers ne peut, cependant, être exclu.

Un autre argument avancé par les défenseurs du second tube est que les aménagements techniques requis pour la solution ferroviaire sont coûteux et devront être construits sur des terrains controversés. En tout, une surface totale de 155 000 mètres carrés devrait être réquisitionnée au Tessin et dans le canton d’Uri, indique l’OFROU. Un chiffre que conteste Oskar Stalder, ingénieur électrique, ancien responsable des infrastructures aux CFF et membre du comité d’experts indépendants Gothard à moindre coût (lire le chapitre ci-dessus «Un avis indépendant»): «En utilisant les données de la Confédération, mais en se basant sur une connaissance pratique et actualisée de la gestion du ferroutage et des installations, la surface nécessaires aux différents aménagement ne représente seulement qu’un tiers de celle définie par l’OFROU.»

En outre, comme le reconnaît elle-même la Confédération, «les réserves de terrain mentionnées sont encore disponibles pour l’instant, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de terrains utilisés pour les chantiers des nouvelles lignes ferroviaires alpines». Malgré cela, les polémiques locales n’en demeurent pas moins bien réelles. Elles concernent d’ailleurs tout autant les surfaces importantes — 370 000 mètres carrés, selon l’OFROU — nécessaires à la construction d’un second tube. à noter, là aussi, qu’une bonne partie de la surface requise est déjà utilisée par des constructions.

La solution du transport par le rail retenue a été estimée entre 1,4 et 1,7 milliard de francs, contre 2,8 milliards pour celle du second tube 2. Au vu de ces chiffres, le rail permettrait d’économiser entre 1,1 et 1,4 milliard à la Confédération. Sans compter les frais d’exploitations supplémentaires qu’engendrerait un deuxième tube: entre 960 millions et 1,2 milliard jusqu’à la prochaine réfection, vers 2080.

Les adversaires du projet jugent inopportun d’investir autant d’argent dans la route alors que la loi fédérale sur le transfert du transport de marchandises de la route au rail (LTTM), votée en 2008, consiste à encourager l’utilisation du rail en limitant à 650 000 (contre 1,03 millions en 2014) le nombre de poids-lourds franchissant annuellement les Alpes 3. La Confédération, de son côté, justifie cet investissement en arguant qu’un deuxième tube est une solution durable susceptible de régler les problèmes de trafic lors des réfections futures, alors que les installations ferroviaires de transbordement devront être démontées, et l’argent investi perdu.

Cet argument est pertinent d’un point de vue purement économique, notamment si quatre voies de circulation devaient, à termes, être ouvertes. Le trafic, et avec lui les échanges économiques, pourraient alors doubler, et permettre d’amortir les lourds investissements consentis. Les opposants disent d’ailleurs que c’est ce que souhaitent secrètement les défenseurs du second tube.

Mais dans l’hypothèse du maintien de la capacité du trafic routier actuel, défendue lors de cette votation, un tel avantage tombe. Sans compter qu’une partie du matériel investi pour la solution du rail pourrait être revendue ou réutilisée ailleurs. Il est en outre superflu de vouloir déjà spéculer sur les prochaines réfections des tunnels, en 2080. Il est trop tôt pour envisager quoi que ce soit, car la technologie peut tout bouleverser.

Une autre pierre d’achoppement concerne le détournement possible d’une partie de l’argent fédéral destiné aux travaux de désengorgement des axes autoroutiers problématiques, comme ceux de Morges ou Vevey. Les opposants insistent sur le fait que l’argent débloqué au Gothard manquera ailleurs. Un argument que rejette le Conseil fédéral: «Les budgets des grands travaux de désengorgements prévus jusqu’en 2030 ont déjà été approuvés par le parlement, et ne seront pas touchés. Les fonds débloqués pour le Gothard pourraient seulement faire indirectement concurrence à d’autres projets d’entretien.»

POUR DES RAISONS DE SÉCURITÉ

Quel que soit le résultat de la votation, le budget annuel du Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA) devra, dans tous les cas, être augmenté d’environ 240 à 280 millions par an sur une période de six ou dix ans, selon les variantes. Le prélèvement de cette somme est actuellement en discussion au Conseil des états. «Il est possible qu’elle soit financée par une augmentation du prix de l’essence», révèle Dominique Bugnon, chef de l’information au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). «Mais, pour l’heure, rien n’est encore décidé.»

Le dernier point litigieux, enfin, concerne l’impact économique négatif de la fermeture du tunnel routier sur les cantons d’Uri et du Tessin, notamment au niveau du tourisme. Bien que réel dans certains secteurs, il est probable que cet impact soit surestimé par les deux camps. En effet, dans un rapport publié en 2011, le Secrétariat d’état à l’économie est arrivé à la conclusion que pour toutes les solutions envisagées, «les répercussions sur l’économie globale des cantons sont relativement faibles».

L’actuel tunnel routier est un tube bidirectionnel étroit. Entre 2001 et 2014, 181 accidents ayant fait 21 morts et 107 blessés ont été constatés à l’intérieur. Pour la Confédération, une circulation à sens unique dans deux tubes différents, avec bande d’arrêt d’urgence, permettrait de réduire le risque d’accident, et d’éliminer ceux de collisions frontales. En cas de problème dans l’un des tubes, il serait possible de dévier le trafic dans le second, et ainsi d’éviter les bouchons.

Les pompiers, en empruntant la bande d’arrêt d’urgence laissée libre, pourraient également se rendre plus facilement sur les lieux des accidents. Les mesures de compte-gouttes et de limitation de la vitesse — mises en place après le grave accident de 2001 qui a causé la mort d’onze personnes — seront aussi maintenues. Depuis leur implémentation, le trafic a sensiblement baissé. Cet argumentaire tient la route, mais à la condition que seules deux voies de circulation soient ouvertes. Si, comme le craignent les opposants, le trafic venait à augmenter, une grande partie des bénéfices avancés disparaîtraient. C’est en tout cas la conclusion d’une étude du Bureau de prévention des accidents (Bpa), publiée en 2013. Les défenseurs de la solution ferroviaire soulignent aussi, à la suite de l’OFROU, que «depuis 2001, le taux d’accident a sensiblement diminué, et le tunnel du St-Gothard figure aujourd’hui parmi les tunnels autoroutiers les plus sûrs».

Selon eux, une mise aux normes de l’actuel tunnel avec installation d’une glissière centrale de sécurité escamotable serait suffisante. La commercialisation de technologies de conduite automatique, actuellement testées à Sion et Zurich, pourrait aussi, selon certains experts, réduire le nombre de collisions frontales, même au sein d’un tube bidirectionnel. Mais cela reste de la musique d’avenir.

Un avis indépendant

FAIT RARE dans une votation, un groupe d’experts se présentant comme indépendant du politique et de l’économique, et composé majoritairement d’universitaires et d’anciens cadres des CFF, a pris position sur la constrution d’un deuxième tube routier au Gothard via le site www.gothard-a-moindre-cout.ch. Leur but? «Faire connaître la solution du ferroutage suivant les dernières connaissances techniques en vigueur, et permettre aux gens de voter sans arrières pensées en sachant qu’une solution praticable existe et peut être mise en œuvre rapidement et à moindre coût.» Ces spécialistes estiment entre autres qu’en utilisant au maximum les installations existantes, la solution du transfert au rail reviendrait à «un peu plus d’un milliard». C’est-à-dire 400 à 600 millions de moins que ce qu’a calculé le Conseil fédéral dans ses études sur l’options du rail.


1. Dont l’ATE, Pro Natura, le WWF, le PS, les Verts, et l’Initiative des Alpes.

2. Ces prix peuvent varier, positivement ou négativement, de 30%.

3. En Suisse, plus de 60% du transport de marchandises à travers les Alpes s’effectue déjà par le rail. La part du trafic combiné dans le transport par le rail a progressé de 17% à 72% entre 1981 et 2013.

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Lobby paysan, pouvoir suisse

4 février 2016

L’Union suisse des paysans, la puissante organisation faîtière du monde agricole, s’appuie sur plusieurs dizaines de parlementaires et tisse des liens étroits avec l’Office fédéral de l’agriculture pour défendre ses vues. Malgré ses nombreuses victoires, ses positions ne font pas toujours l’unanimité auprès des agriculteurs. Enquête.

Alberto Campi / Archives

Alberto Campi / Archives

 

L’Union suisse des paysans, la puissante organisation faîtière du monde agricole, s’appuie sur plusieurs dizaines de parlementaires et tisse des liens étroits avec l’Office fédéral de l’agriculture pour défendre ses vues. Malgré ses nombreuses victoires, ses positions ne font pas toujours l’unanimité auprès des agriculteurs. Enquête.

 

Martin Bernard 4 février 2016

À Berne, avant chaque session parlementaire, la salle des pas perdus et les différentes commissions bruissent des palabres interminables échangées entre lobbyistes et parlementaires. à ce petit jeu, si les agriculteurs ne représentent plus que 3% de la population suisse (contre près de 70% au milieu du XIXe siècle), ils restent très influents au parlement fédéral. Les conseillers nationaux paysans ou proches de l’agriculture occupaient lors de la dernière législature (de 2011 à 2015), 28 des 200 sièges que compte le Conseil national 1. «C’est un des lobbys les plus puissants, si ce n’est le plus puissant, de Suisse», confirme Sophie Michaud Gigon, membre de la direction du secrétariat romand de Pro Natura.
Dans la nébuleuse du groupe de pression agricole suisse, une instance écrase toutes les autres, en raison de son ancienneté et de ses connexions politiques. Il s’agit de l’Union suisse des paysans (USP), l’organisation faîtière de la profession, dont le siège est à Brugg, en Argovie. Fondée en 1897, elle est historiquement proche des partis bourgeois. Elle regroupe en son sein vingt-cinq chambres d’agriculture cantonales et soixante organisations sectorielles, comme Producteurs suisses de lait (PSL) ou la Fédération suisse des producteurs de céréales.

Malgré un relatif déclin depuis l’ouverture partielle des frontières au début des années nonante, elle occupe toujours une place centrale au parlement fédéral, et possède à son actif quelques belles victoires. Entre 2000 et 2003, suite aux dégâts causés par la tempête Lothar, l’USP a, par exemple, soutenu avec succès le déblocage d’un plan financier d’urgence de 404,5 millions destinés notamment à dédommager les propriétaires des terrains agricoles ravagés par les intempéries. Elle est parvenue également à bloquer systématiquement toute réduction des subventions octroyées au monde agricole par la Confédération. Pour la période 2014-2017, le montant de ces subventions a été fixé à 13,830 milliards de francs, soit 160 millions de plus que le montant proposé initialement par le Conseil fédéral. Pour exercer son influence politique, l’USP a compté dans ses rangs, entre 2011 et 2015, cinq conseillers nationaux, dont Markus Ritter (PDC), son président depuis 2012 et Jacques Bourgeois (PLR), son directeur depuis 2002, mais aussi Hansjörg Hassler 2 (PBD), Markus Hausammann (UDC) et Hansjörg Walter (UDC). «Il est frappant de constater qu’il y a toujours à chaque législature au moins quatre ou cinq parlementaires qui siègent dans le comité directeur de l’USP, note André Mach, politologue spécialiste des groupes d’intérêts à l’université de Lausanne. Cela montre l’importance des liens noués avec le parlement».

En 1992, lorsqu’il a été nommé à la tête de l’USP, Marcel Sandoz, alors agriculteur, n’avait jamais fait de politique. «Dès ma nomination, les membres du comité m’ont dit qu’il fallait que je me présente aux prochaines élections fédérales, en 1995. Je me suis donc présenté, et j’ai été élu, parce que j’avais la résonance des médias grâce à mon statut de président», se souvient en souriant l’ancien responsable, maintenant retraité du côté de Morges. «En tant que président de l’USP, c’est au Conseil national que l’on peut faire le plus de travail avec la Confédération. C’est presque une obligation d’y être présent.» Et de fait, parmi les dix présidents s’étant succédés à la tête de l’organisation faîtière depuis sa création, seul Ferdinand Porchet (président de 1935 à 1949) n’a pas été élu au parlement fédéral: il n’a été «que» conseiller d’état vaudois, de 1920 à 1944.
Au parlement, la présence de l’USP se remarque, en bonne logique, dans les commissions parlementaires où sont débattus les sujets touchant au monde agricole. Il s’agit de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie (CEATE) et de la Commission de l’économie et des redevances (CER). Au sein de la CEATE, siègent Jacques Bourgeois (PLR), Toni Brunner (président de l’UDC), et six autres parlementaires paysans. Ces deux dernières années, c’est dans cette commission que l’USP a défendu la Loi sur l’aménagement du territoire (LAT), destinée entre autre à mieux protéger les terres agricoles.

Dans son rapport d’activité 2014, l’organisation faîtière détaille de façon révélatrice son activité à ce sujet: «Après des discussions houleuses, l’USP a réussi à obtenir l’adaptation de l’ordonnance sur l’aménagement du territoire. Pour la mise en œuvre de la première étape de la révision, elle a pris part à de nombreuses discussions et exposé son point de vue lors de différentes réunions. Pour la deuxième étape de la révision, l’USP a participé au comité de pilotage et a transmis une prise de position préliminaire sur le projet de loi. Elle a élaboré des bases de décision pour la consultation qui a commencé en fin d’année (en 2014, ndlr).». Dans la CER siègent Markus Ritter, Hansjörg Hassler, et Hansjörg Walter, tous membres de l’USP. La commission décide entre autres du sort des subventions octroyées au milieu agricole, principalement sous forme de paiements directs aux agriculteurs selon divers critères comme le nombre d’hectares, la situation de l’exploitation (en plaine ou en montagne) ou la contribution à la biodiversité.
Ces paiements directs représentent aujourd’hui, en moyenne, un quart du chiffre d’affaire annuel d’une exploitation. à la fin de l’année dernière, lors de l’élaboration du budget 2015 de la Confédération, l’USP s’est opposée farouchement à une coupe de 135 millions dans le montant de ces subventions, et a obtenu gain de cause. «Finalement, seuls 35 millions ont été coupés, ce qui est tout a fait acceptable et n’a impacté en rien les paiements directs cette année», confie Jacques Bourgeois.

 
© Alberto Campi / Archives

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Outre sa présence au sein de ces commissions, l’USP utilise deux autres biais pour faire passer ses messages. Elle coordonne, notamment, les séances du Club agricole de l’Assemblée fédérale, le plus vieux et le plus connu des 120 groupes interparlementaires inscrits à Berne. Ces groupes réunissent les députés qui s’intéressent à un domaine précis, et sont ouverts à tous. Le Dictionnaire historique de la Suisse indique que le Club agricole «remonte aux années 1880. D’après ses statuts et procès-verbaux (tenus à partir de 1890), il eut à certains moments un fonctionnement très formel en traitant, comme une commission parlementaire, les questions touchant à l’agriculture et les actes des chambres fédérales, parfois même en présence du conseiller fédéral compétent».
La présidence du Club est assurée actuellement par le conseiller national Markus Hausammann, son secrétariat général étant assumé par un autre membre de l’USP non parlementaire: Francis Egger. Ce dernier nous explique le fonctionnement du Club, qui abrite une centaine de parlementaires: «L’idée est, autour d’un repas, d’avoir 3 à 4 présentations courtes, avec des avis différents, sur des thèmes agricoles, et ensuite de discuter. Nous invitons tous les parlementaires à ces séances, et entre 20 et 35 personnes répondent à nos invitations, dont deux tiers de parlementaires (les autres étant des invités accrédités, ndlr). Nous offrons le repas et nous devons payer la location de la salle pour ces séances.» Pour ce faire, Francis Egger assure disposer d’un budget maximal de 3000 francs par année.
L’USP coordonne aussi parallèlement la conférence des parlementaires agricoles. «Nous envoyons avant chaque session un document avec nos recommandations de vote pour les points traités durant la session et concernant l’agriculture. De plus, une séance est organisée en début de session pour discuter de ces différents points. Une dizaine de parlementaires y participent. Le travail de préparation du tableau, ainsi que le travail administratif sont assurés par nos soins. Les seuls frais, ce sont les boissons et les sandwichs que nous offrons, soit environ 500 francs par année», détaille Francis Egger, qui est aussi membre du Conseil de la recherche agronomique de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG).

Sur demande de La Cité, l’USP a accepté de communiquer la liste des 32 membres permanents de cette conférence. Sans surprise, s’y trouvent les 28 conseillers nationaux paysans, agronomes ou inscrits dans des organisations agricoles, ainsi que quatre conseillers aux Etats. Deux des conseillers nationaux inscrits sur la liste, Guy Parmelin (UDC) et Léo Müller (PDC) 3, sont aussi membres de la direction de la puissante coopérative paysanne Fenaco, propriétaire des magasins Landi, des boissons Ramseier et Sinalco, ainsi que des stations services Agrola. Elle contrôle aussi les livraisons suisses de plus de 50% des plants de pomme de terre, 70 à 80% du commerce d’engrais et 50 à 60% de celui des produits phytosanitaires. La coopérative entretient des liens étroits avec l’organisation faîtière. Marschall Lienhard, ancien président du conseil d’administration de la Fenaco, est d’ailleurs membre du comité de l’USP. Des liens étroits, l’USP en tisse aussi avec l’Office fédéral de l’agriculture, à Berne. Pour certains observateurs, comme le politologue genevois Pascal Sciarini, le lobby aurait même dicté durant de nombreuses décennies la politique agricole du pays, particulièrement durant les trente glorieuses. Valentina Hemmeler-Maïga, ingénieure agronome et secrétaire du syndicat paysan indépendant Uniterre, partage cet avis: «Il existe un canal historique entre l’Office fédéral de l’agriculture et l’USP.»
Le directeur de l’OFAG et ingénieur agronome de formation Bernard Lehmann, qui a aussi été vice-directeur de l’USP entre 1987 et 1991, récuse ces propos: «Il s’agit d’une force politique, mais nous n’y sommes pas inféodés. Nous avons une relation franche et polie avec eux, mais aussi de très nombreuses divergences sur de nombreux points, comme la sécurité alimentaire ou le futur de l’agriculture suisse.» Chaque année, pourtant, l’OFAG verse de nombreuses subventions périodiques à l’USP et à plusieurs groupes de défense professionnelle souvent liés à cette dernière. Des subventions qui n’ont rien à voir avec celles octroyées aux agriculteurs par la Confédération.

En 2014, 2,2 millions de francs sont ainsi entrés dans les caisses de l’USP pour financer certaines activités de promotion et de vente, comme la campagne Mon paysan, Ma paysanne. Le label IP Suisse a aussi reçu 1,2 million, tandis que le service d’information agricole Landwirtschaftlicher Informationsdienst (LID), dont les stylos sont distribués à l’OFAG, a touché 420 000 francs pour sa communication de base. «Ce financement est pertinent car il ne sert pas au fonctionnement interne de l’USP ou des autres structures, mais à améliorer l’image de l’agriculture et des produits agricoles auprès des consommateurs», justifie Dominique Kohli, sous-directeur de l’OFAG. «Cela fonctionne d’ailleurs selon un principe de subsidiarité: toutes les structures qui en bénéficient financent elles-mêmes la moitié des projets soutenus.» L’OFAG paie aussi quelque 200 000 francs chaque année pour utiliser les statistiques agricoles réalisées par l’USP à travers sa branche Agristats.
Ces subventions ne constituent pas les seuls revenus de l’organisation faîtière. Environ 15% des 36 millions de son budget annuel proviennent des différentes cotisations à l’hectare ou à la production versées par les agriculteurs, via les chambres cantonales et les fédérations sectorielles dont ils font partie. Chaque mois, ces dernières reversent une partie de ces montants à la maison mère à Brugg. Cela représente une somme totale d’environ 6,2 millions par an. «Chaque agriculteur est donc de facto membre de l’USP, explique Valentina Hemmeler-Maïga. S’il ne veut plus payer ses cotisations, car il ne se sent plus représenté par l’USP, il doit se désinscrire de sa chambre d’agriculture cantonale, et accepter de perdre ainsi les facilités administratives et les aides que cette dernière apporte.» Sur les quelques 55 000 exploitations que comptent la Suisse, très peu ont fait ce choix. D’ailleurs, nombre d’agriculteurs ne sont guère conscients de contribuer au financement de l’USP. Dans certains cantons, comme à Fribourg, avec l’accord des agriculteurs, les cotisations sont même directement déduites des subventions fédérales (paiements directs) octroyés aux producteurs.
Cette situation tend à pénaliser des petits syndicats indépendants comme Uniterre ou le Vereinigung zum Schutz kleiner und mittlerer Bauern (VKMB), qui se placent sur une autre ligne de défense de la profession que l’USP. «Quand un producteurs inscrit chez nous est en difficulté financière, il a tendance à ne plus honorer sa cotisations, qui est fixe et non à l’hectare, sans se rendre compte qu’il paie bien plus à l’USP», déplore Valentina Hemmeler-Maïga. Pour Marcel Sandoz, directeur de l’organisation faîtière entre 1992 et 2000, «il est normal que tous participent, car tous profitent de l’action politique de l’USP».

Cette action est pourtant loin de faire l’unanimité. Certains paysans accusent l’organisation de ne pas défendre la base, d’être trop politisée, trop éloignée des réalités quotidiennes. «L’USP défend beaucoup de chose, mais presque jamais les prix», râle André Muller, producteur de lait au Mont-sur-Lausanne. «Nous ne demandons rien d’autre que de pouvoir vivre de notre travail en couvrant nos coûts de production avec un prix juste.» «L’USP a une vision de l’agriculture rétrograde correspondant aux années d’après-guerre, et qui demande plus d’intrans importés et plus de mécanisation», ajoute Sophie Michaud Gigon, de Pro Natura. «En Suisse, l’autosuffisance est un leurre. Aujourd’hui, 83% des paiements directs fédéraux restent pourtant orientés vers le soutien à la production afin de garantir la sécurité alimentaire du pays. Mais pourquoi vouloir produire plus, si l’on détruit les sols et détériore la qualité des aliments?» Quels que soient les avis, un fait demeure. Si la production nationale est en hausse, chaque jour, trois à quatre exploitations cessent leur activité et les prix des produits alimentaires sont de plus en plus affectés par la concurrence internationale. Devant ce constat, certains agriculteurs se résignent, mais d’autres réagissent. Chaque année, le nombre d’exploitations biologiques est en hausse et des circuits courts associant producteurs, distributeurs et consommateurs — comme les Paniers bio — fleurissent un peu partout. Ils permettent aux consommateurs de s’assurer de la qualité des aliments et aux producteurs de fixer leurs prix. Bien loin du parlement et de ses pas perdus.

 

1. Ce nombre atteint près de 50, si l’on ajoute les parlementaires cultivant des liens d’intérêts avec le secteur viticole, l’économie du bois et la chasse et la pêche.

2. Hansjörg Hassler ne s’est pas représenté aux élections fédérales.

3. Léo Müller est par ailleurs président de la Commission de l’économie et des redevances.

 
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Le nouveau parlement offrira-t-il les clefs du pouvoir sanitaire aux caisses-maladie?

7 septembre 2015

Le Conseil national décide de pérenniser le moratoire provisoire qui permet actuellement aux cantons de limiter l’ouverture de nouveaux cabinets médicaux. 18 décembre 2015, coup de théâtre. La chambre du peuple change d’avis et enterre ce moratoire à l’issue d’un vote très serré: 97 voix contre 96 et une abstention.

© Alberto Campi / Archives

© Alberto Campi / Archives

 

 

Federico Franchini 18 janvier 2016

7 septembre 2015. Le Conseil national décide de pérenniser le moratoire provisoire qui permet actuellement aux cantons de limiter l’ouverture de nouveaux cabinets médicaux. 18 décembre 2015, coup de théâtre. La chambre du peuple change d’avis et enterre ce moratoire à l’issue d’un vote très serré: 97 voix contre 96 et une abstention. Sur la lancée de leur victoire aux élections fédérales, l’UDC et le PLR – tous deux opposés au moratoire – ont réussi à la dernière minute à serrer les rangs pour rejeter ce projet de loi proposé par le Conseil fédéral. Il faut dire aussi qu’entre septembre et décembre plusieurs parlementaires ont changé d’opinion.
Dès le 1er juillet 2016, les médecins pourront donc librement s’installer, les médecins d’hôpitaux comme les médecins venant de l’étranger. Pour la plus grande joie des assureurs maladies, qui ont tenu à exprimer leur satisfaction: «Nous saluons cette décision du Conseil national», exulte Santésuisse dans un communiqué. Dans ce même document, l’association faîtière des assureurs dicte les prochaines étapes : «Le parlement devrait faire preuve de l’ouverture d’esprit nécessaire pour examiner des solutions libérales, durables mais surtout abordables. Libéral, car en principe il ne devrait subsister aucune clause d’exclusion empêchant les fournisseurs de prestations qualifiés d’exercer leur profession. Durable et abordable, car le droit de facturer à 100% – et dans tous les cas – ne saurait être garanti à chaque fournisseur de prestations agréé».

Voilà qui a au moins le mérite de la clarté: les assureurs ont pris pour cible le libre choix du médecin par son patient. Ce système, les assurances maladie n’en veulent plus. Les caisses cherchent désormais à contracter elles-mêmes avec les médecins, par-dessus la tête des patients-assurés. Clé de voûte de la relation médecin-patient, le libre choix du praticien est pourtant une liberté personnelle à laquelle la population suisse reste très attachée: en 2008 un nouvel article constitutionnel contraire à la liberté du choix du médecin avait était balayé à 69,5%; en 2012 le peuple avait refusé l’initiative dite du managed-care par le 76% des votants. En septembre 2014 déjà, le Conseil national avait accepté une motion intitulée «contre-proposition à la limitation de l’admission de médecins» et qui visait à introduire la liberté de contracter pour les assurances maladie. Les médecins s’y sont vivement opposés. L’assemblée des délégués de la FMH – la fédération de médecins suisses – l’avait unanimement rejetée; la Société vaudoise de médecine parlait même «d’une incroyable provocation». Cette motion était perçue comme une mesure politique avantageant de manière unilatérale les assureurs, au détriment des médecins et des patients. Un joli cadeau offert aux caisses, un peu plus de deux semaines avant la votation fédérale sur la caisse publique de septembre 2014.

La motion en question avait été déposé par l’UDC zurichois Jürg Stahl, l’un des parlementaires les plus proches de l’assurance maladie; il est aujourd’hui premier vice-président du Conseil national. En consultant le site du parlement, on remarque que son adresse personnelle est celle de la filiale zurichoise du Groupe Mutuel, dont il est le chef de service pour le Centre de la Suisse alémanique. Une proposition similaire avait déjà été déposée, en 2012, au Conseil des États par l’alors sénateur zurichois Felix Gutzwieler (PLR), vice-président du conseil d’administration de la caisse-maladie Sanitas. La motion avait été rejetée par la chambre des cantons, en suivant l’avis du Conseil fédéral. Les assureurs-maladie et leurs «miliciens» au parlement font flèche de tout bois pour imposer ce système refusé par le peuple. De Heinz Brand (UDC), président de Santésuisse, à Ignazio Cassis, chef du groupe PLR et président de Curafutura, les lobbyistes des caisses restent nombreux au sein du nouveau parlement, contrôlé par l’UDC et le PLR. Cassis est le président de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national. Son homologue de la même commission du Conseil des États, Konrad Graber, est membre du Conseil de l’assureur CSS. Mais la liste est encore bien plus longue.

En décembre 2015, le parlement a refusé d’étendre les règles d’incompatibilité au secteur de la santé. Il s’agit des mandats incompatibles avec le statut de parlementaire; ils incluent les organes fédéraux eux-mêmes, les entreprises privées «fournissant des tâches administratives et dans lesquelles la Confédération occupe une position prépondérante». C’est le cas de Swisscom, des CFF ou de la Poste. Mais cela ne concerne pas la santé. Si la Confédération n’est ni propriétaire ni actionnaire d’aucune caisse-maladie, celles-ci sont revêtues d’un mandat de service public, d’autant plus que chaque habitant doit y adhérer. Les conflits d’intérêt continuent donc de plus belle. Et la nouvelle répartition des forces au sein du parlement fédéral risque d’avoir pour effet d’offrir aux caisses-maladie le contrôle de toute l’offre sanitaire.

 
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Vers une Europe unie contre les dérives de la finance?

3 décembre 2015

L’eurodéputée Sylvie Goulard est l’auteure d’un rapport d’initiative dont l’objectif est de tenter de faire apparaître qui fixe les règles encadrant les activités du secteur financier. Elle propose aussi que l’UE clarifie sa représentation dans les institutions internationales.
 

Sylvie Goulard: «L’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés et disposent de pouvoirs étendus pour agir.» © DR / 2015

Sylvie Goulard: «L’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés et disposent de pouvoirs étendus pour agir.» © DR / 2015

 

 

L’eurodéputée Sylvie Goulard est l’auteure d’un rapport d’initiative dont l’objectif est de tenter de faire apparaître qui fixe les règles encadrant les activités du secteur financier. Elle propose aussi que l’UE clarifie sa représentation dans les institutions internationales.

 

William Irigoyen à Strasbourg
3 décembre 2015

Qui décide de quoi en matière financière? Cette question figure au centre du projet d’initiative présenté par Sylvie Goulard, eurodéputée du groupe ALDE (Alliance des Libéraux et Démocrates en Europe) *. La Commission européenne — qui dispose du monopole de l’initiative des lois — s’en emparera peut-être si, comme le croit fermement l’eurodéputée française, le texte passe l’étape de la commission des Affaires économiques et monétaires et de l’Assemblée plénière du Parlement d’ici l’an prochain.

Pour répondre à la question fondamentale de l’arbitrage, il faut d’abord prendre conscience d’une double tension. L’une s’exerce entre experts et élus; l’autre apparaît entre les différents niveaux de décision politique. Qui décide? S’agit-il des enceintes démocratiques nationales, autrement dit les parlements des 28 pays membres de l’Union européenne ou bien des instances européennes, voire mondiales?

Ces questions qui pourraient paraître d’une naïveté confondante ne le sont pas, bien au contraire. Car il en va du contrôle de décisions prises parfois de façon très opaque par des institutions dont les représentants n’ont souvent aucun compte à rendre. Quand on sait, en outre, qu’il y a une multitude d’organismes traitant de ces matières, généralistes ou sectoriels (Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement en Europe, G20, Financial Stability Board, Comité de Bâle pour ne citer qu’eux), on mesure la complexité du problème.

Il convient donc de trouver de l’efficacité en la matière. Comment faire? Sylvie Goulard promeut l’idée d’une plus grande transparence dans les activités des organismes internationaux en charge du contrôle des établissements financiers. Et son rapport de défendre l’idée d’accountability, terme anglais suggérant que les responsables rendent compte de leurs décisions.

Quand on sait qui répond de quoi publiquement, alors les risques de dérapage peuvent être réduits, à défaut d’être éliminés. Et le citoyen européen, actuellement en pleine défiance vis-à-vis de la mondialisation, peut espérer retrouver confiance dans les institutions internationales et comprendre que la compétition économique mondiale peut être autre chose qu’une véritable jungle où règne la loi du plus fort.

Notion-clef du projet, la transparence doit aussi s’appliquer et peut-être en premier lieu à l’Union européenne. Un rapide coup d’œil à la représentation de l’UE dans les institutions internationales montre une réalité surprenante. Dans certaines enceintes, les 28 n’ont pas droit au même traitement: ainsi l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne peuvent disposer d’un fauteuil quand d’autres en sont dépourvus.

«J’ai coutume de dire que Bruxelles apparaît un peu comme le baby-sitter des petits états membres alors que les plus gros pays sont seuls à assurer leur représentation», précise Sylvie Goulard. Comment, dès lors, améliorer la situation actuelle? «Le domaine de l’union bancaire», répond l’eurodéputée, «pourrait offrir l’occasion de parler d’une voix.»

 
© Parlement européen / 2015

© Parlement européen / 2015

 

«Retard d’investissement considérable»

Désormais, des règles communes s’appliquent de manière homogène à tous les établissements bancaires de la zone euro. Celle-ci s’est dotée d’un superviseur unique destiné à contrôler l’application des règles prudentielles par les banques. «Pourquoi», demande Sylvie Goulard, «ne pas en tirer les conséquences dans les organes, tels que le Comité de Bâle de la Banque des Règlements internationaux qui traite des questions bancaires ou au Financial Stability Board qui, depuis la crise financière de 2009, assure pour le compte du G20 une formation de secrétariat technico-politique?» Et l’eurodéputée d’enfoncer le clou: «Je pousse pour que l’union bancaire donne lieu à une représentation unifiée de la zone euro

«Une représentation unifiée»... Ne s’agirait-il pas là d’une réponse aux célèbres propos d’Henri Kissinger qui, dans les années 1970 demandait «quel numéro» appeler en Europe en cas de problème? Un réel agacement perce dans la réponse de Sylvie Goulard: «Cette phrase commence un peu à me lasser. Si vous allez aux états-Unis et que vous regardez le nombre d’agences qui s’occupent de finance, de régulation et de supervision, je peux vous dire que c’est un standard entier qu’il faudrait aux Américains pour que nous-mêmes sachions qui appeler. Cela étant dit, oui, je crois que l’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés

L’eurodéputée avance deux noms pour appuyer ses dires: Mario Draghi, l’Italien, le patron de la Banque centrale européenne et Margrethe Vestager, la Danoise, la commissaire à la concurrence. «Nous avons là des responsables qui sont entendus à l’échelle du monde car ils disposent de pouvoirs étendus pour agir au niveau européen», selon Sylvie Goulard qui ajoute: «Seule une bonne organisation peut permettre à l’UE de s’appuyer sur son unité, et en tirer de la puissance. Si nous voulons que les Européens comptent dans le monde, encore faut-il qu’ils s’organisent pour peser

L’enjeu de ce rapport parlementaire n’est pas mince, à savoir relancer l’économie, redonner confiance aux millions d’Européens en la finance. Il y a eu des comportements inqualifiables, mais le secteur n’en est pas moins nécessaire pour apporter aux entreprises les capitaux dont elles ont besoin. Nos économies ont encore un retard d’investissement considérable. Selon Sylvie Goulard, «nous n’avons toujours pas rattrapé les niveaux d’investissement d’avant la crise. Ça veut dire que nous n’achetons pas les machines les plus perfectionnées, les entreprises n’ont pas les moyens de développer leur activité... C’est très grave pour l’emploi. Il est important de comprendre que la finance doit être au service de l’économie réelle».

Quand on rétorque à l’intéressée qu’il est peut-être grand temps, aussi, que le politique contrôle l’économie et non l’inverse, l’eurodéputée apporte une réponse nuancée: «Bien sûr. Mais j’ajouterais un bémol à cette remarque. Parfois, en France par exemple, l’interférence politicienne nuit à l’économie. Bien de l’argent public a été gaspillé pour des raisons partisanes, pour sauver une usine non rentable par exemple. Les chefs d’entreprise savent mieux que les fonctionnaires ce qui est bon pour l’entreprise. L’état doit se recentrer sur des missions régaliennes et non tout contrôler

Pour donner le maximum de chance à ce rapport d’initiative d’être repris par la Commission européenne, Sylvie Goulard dit avoir travaillé avec ardeur avec des collègues d’autres groupes politiques en vue de rassembler une large majorité — Les Verts / Alliance Libre Européenne; Socialistes et Démocrates; Parti Populaire Européen (centre droit).

Si le texte recueille un certain certain soutien au Parlement européen, la réaction des capitales européennes serait bien plus timide selon elle: «Les gouvernements ne voient souvent plus l’intérêt commun.» L’éternelle rivalité entre l’intérêt communautaire et national. Et l’eurodéputée d’ajouter: «En revanche, dans des pays comme les États-Unis ou la Suisse, ces propositions reçoivent un bon accueil.» Nul n’est prophète en son royaume.


 

Paru dans l’édition de décembre 2015

* Projet de rapport sur le rôle de l’Union dans le cadre des institutions et organes internationaux dans le domaine financier, monétaire et réglementaire 2015/2060(INI) du 3 septembre 2015.

 
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Quel avenir pour les gares en ville? Le livre qui marque un tournant

4 octobre 2015

Face à la hausse exponentielle du nombre d’utilisateurs, faut-il agrandir les gares en surface ou sous terre? L’ouvrage «Je veux des quartiers», retraçant la mobilisation du quartier des Grottes à Genève, rappelle la montée en puissance des habitants dans les projets d’urbanisation ferroviaire.

Max Jacot vu par @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

Max Jacot vu par @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

 

Face à la hausse exponentielle du nombre d’utilisateurs, faut-il agrandir les gares en surface ou sous terre? L’ouvrage «Je veux des quartiers», retraçant la mobilisation du quartier des Grottes à Genève, rappelle la montée en puissance des habitants dans les projets d’urbanisation ferroviaire.

 

Lucy Isler
4 octobre 2015

Zurich a inauguré sa nouvelle gare souterraine en juin 2014. Genève et Lausanne devront attendre 2030 pour réaliser leurs projets d’agrandissement. Berne et Lucerne, 2025. La métamorphose des grandes gares se poursuit en Suisse où le trafic des voyageurs va doubler d’ici une quinzaine d’années. «Agrandir les gares, oui, mais avec la population!» Le mot d’ordre du Collectif 500 a retenti, jeudi 1er octobre 2015, à la librairie du Boulevard à Genève, où s’est tenue une lecture publique de l’ouvrage «Je veux des quartiers», de Max et Adèle Jacot, paru au printemps chez Slatkine.

Le livre retrace en images l’histoire de mobilisation qui a empêché la démolition pure et simple de la partie sud des Grottes. Souvenez-vous. En automne 2011, les habitants de ce quartier situé derrière la gare de Cornavin s’opposent à l’agrandissement planifié par les Chemins de fer fédéraux (CFF): un chantier impliquant la disparition de centaines de logements et une refonte modernisée de l’espace tout comme des futures habitations. Autant que leurs habitations, c’est «l’esprit populaire du quartier» que les résidents s’inquiètent de voir disparaître. Un esprit «très fort aux Grottes», explique Max Jacot, habitant depuis vingt ans.

«Il y a des lieux qui nous appartiennent», s’exclame le comédien Laurent Sandoz, lisant un passage du livre devant le public réuni dans la librairie autogérée de la rue de Carouge. Les mots résonnent comme dans une salle de théâtre, solennels et appuyés, faisant éclater l’histoire, avant tout humaine, de la contestation du Collectif 500. L’histoire d’une préoccupation collective pour «la survie du ‘nous’ et de l’histoire de ce vieux quartier». Le Collectif 500, composé de 80 personnes, est fondé le 21 novembre 2011. Pourquoi ce nom? Car, à première vue, les initiateurs du mouvements des Grottes estimaient à 500 le nombre de logements à sauver. Un chiffre tombé plus tard à 385, une fois les plans reçus et analysés. Les rassemblements, actions et dialogues du groupe se multiplient. Un habitant des Grottes établit alros un plan en sous-sol comme alternative à la nouvelle gare en surface.

Proposé au CFF, il est pourtant jugé trop onéreux par rapport à l’extension des quais sur terre. Le Collectif lance alors une initiative cantonale intitulée «Cornavin: Pour une extension souterraine de la gare»: 16 285 signatures sont déposées le 1er juillet 2013. Avec un mois d’avance. Le 13 mars 2015, le Grand Conseil genevois accepte l’initiative, modifiant la loi cantonale sur le réseau des transports publics. Désormais, elle inclut l’article 5bis: «L’État prend toutes les mesures relevant de sa compétence pour favoriser l’agrandissement de la gare de Cornavin dans une variante souterraine.» Fin juin 2015, un accord est trouvé entre la Confédération, Genève et les CFF. Les travaux, estimés à 1,6 milliard, devraient commencer en 2024 et s’achever en 2030.

 
Le comédien Laurent Sandoz lit un passage du livre «Je veux des quartiers», co-signé par Max Jacot (au centre) et sa fille Adèle. @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

Le comédien Laurent Sandoz lit un passage du livre «Je veux des quartiers», co-signé par Max Jacot (au centre) et sa fille Adèle. @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

 

«Ce livre souhaite marquer tout ce qui s’est passé dans cette lutte autour de l’initiative», souligne Max Jacot. Son envie et ligne directrice: «Faire de la photo liée à la réalité.» D’où un recueil de portraits des habitants, de photos de bâtiments, de lieux, autant de scènes de vie des Grottes, images accompagnées de textes et dialogues, pour s’immerger visuellement dans le sentiment du vivre ensemble et de l’existence en commun si vive dans ce quartier. Son but? Mettre en lumière la place des habitants dans la construction et l’aménagement d’une ville.

À Lausanne, la mobilisation genevoise a fait des émules. En effet, le Collectif Gare regroupant 300 personnes, touchées ou non par les futures démolitions annoncées derrière la gare, s’active à promouvoir un urbanisme social et patrimonial. Le Collectif a pris ouvertement position le 6 juillet 2014 contre le projet de la nouvelle gare des CFF. En plus de dénoncer la démolition de 85 logements, de la guesthouse des Épinettes et du parking du Simplon, les membres dénoncent la multiplication des surfaces commerciales: 60 commerces sont prévus dans le nouveau complexe des CFF.

L’avenir des gares en ville pourrait bel et bien passer par les agrandissements souterrains, si des compromis émergent entre la volonté populaire et les budgets à disposition pour creuser. La variable financière reste, en effet, l’un des freins majeurs au développement sous terre. Les CFF martèlent que, à court terme, les extensions ferroviaires en sous-sol sont bien plus chères que la solution en surface. D’où l’importance d’engager les différents acteurs touchés par ces plans d’urbanisation.

À l’instar de Zurich, où la nouvelle gare récemment achevée a, elle aussi, impliqué les Zurichois dans le choix de son aménagement. Ceux-ci s’opposèrent au projet initial des CFF, qui prévoyait d’étendre la gare en surface, par le biais d’une initiative cantonale déposée en 1999. Là encore, l’alternative souterraine fut gagnante. Le contre-projet du Conseil d’État soumis au vote populaire l’emporta, le 23 septembre 2001, avec 82% des voix.

Pour l’heure, à Genève, il ne reste «plus qu’à surveiller le respect de l’initiative», notent quelques membres du Collectif 500, présents à la librairie du Boulevard. Si tous se félicitent de cet heureux aboutissement en faveur d’une nouvelle gare souterraine, ils confient une certaine nostalgie de ces «temps de lutte ensemble». Cela a «créé des liens», conclut l’un d’entre eux.

 

Je veux des quartiers, Max Jacot, Adèle Jacot, Éditions Slatkine, Genève, Mars 2015

 
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La dernière «affaire» de Silvio Berlusconi passe par Lugano

27 septembre 2015

Le Cavaliere fait à nouveau parler de lui. L’ancien président du conseil italien s’apprête à céder près de la moitié du capital de l’AC Milan. Une transaction entourée de zones d’ombres que la justice italienne entend éclaircir.

© Alberto Campi / Milan / Archives

© Alberto Campi / Milan / Archives

 

Le Cavaliere fait à nouveau parler de lui. L’ancien président du conseil italien s’apprête à céder près de la moitié du capital de l’AC Milan. Une transaction entourée de zones d’ombre que la justice italienne entend éclaircir.

 

Federico Franchini 27 septembre 2015

C’est dans les locaux de la fiduciaire T&F Tax and Finance, via Bossi 6 à Lugano, que, le 8 juin 2015, a été établi un accord pour la vente de 49% de l’AC Milan au magnat thaïlandais Bee Thaechaubol. L’affaire fait aujourd’hui la une des principaux journaux italiens. Le quotidien la Repubblica lui a consacré deux articles, les 26 et 27 septembre, dévoilant l’ouverture d’une enquête par le Parquet de Milan. En suivant la piste de l’attribution des droits télévisés de la Serie A, la première division de football, à Sky Italia et Mediaset, les magistrats italiens auraient trouvé un lien avec la cession du FC Milan. Le dossier prendrait, du coup, une dimension pénale.
Après plusieurs exercices en rouge et des résultats sportifs en berne, la vente de 49% du capital était pourtant censée donner un peu d’oxygène aux rossoneri. «Mr. Bee» — surnom de l’homme d’affaire asiatique — dispose d’un délai à fin septembre pour réunir la somme nécessaire et conclure la transaction. Fort du soutien de fonds d’investissements et de banques asiatiques, il devrait verser un montant estimé entre 470 et 500 millions d’euros. Côté milanais, cet accord a été qualifié d’«excellente affaire». À tel point que Silvio Berlusconi lui-même a fait le déplacement à Lugano, dans les bureaux de la fiduciaire T&F Tax and Finance, pour signer le document. Il avait personnellement négocié les détails de la vente avec les fonds représentés par le magnat thaïlandais.
Jusqu’ici rien d’étonnant. Mais, comme le relève l’hebdomadaire italien l’Espresso, dans son édition du 3 septembre 2015, les dirigeants de T&F Tax and Finance — Paolo di Filippo, Gerardo Segat e Andrea Barone — ont été employés, il y a une vingtaine d’années, par la société londonienne qui gérait la galaxie offshore de l’ancien premier ministre italien. Une constellation de sociétés occultes tournant autour de Fininvest, société pivot de l’empire de Berlusconi, mise au jour par les magistrats de Milan. Ce qui a valu au Cavalierie une condamnation pour fraude fiscale en 2013, ainsi que la déchéance de son statut de parlementaire.

Le centre névralgique du système offshore du Cavaliere est à Londres. Dans un vieux bâtiment de Sceptre-House, près de Piccadilly Circus, siège de Edsaco, société spécialisée dans le conseil fiscal international, à l’époque contrôlée par UBS. En 1994, Edsaco avait absorbé la CNM de David Mills, l’avocat anglais qui a crée le système de sociétés offshore utilisé secrètement par Fininvest. Comme l’a révélé l’Espresso, c’est justement pour Edsaco que travaillaient Paolo di Filippo, Gerardo Segat et Andrea Barone*, fondateurs de T&F Tax and Finance, un groupe détenant un portefeuille d’un milliers de clients et employant une centaine d’employés actifs dans des filiales établies dans les centres de la finance offshore: Lugano, Panama, Dubai, Luxembourg et Monaco. Aujourd’hui, De Filippo est basé à Londres, tandis que Segat et Baroni occupent, respectivement, les fonctions de président et membre du conseil d’administration de la filiale luganaise. Or, ces trois vieilles connaissances de la Fininvest ont été mandatées par Mr Bee pour racheter la moitié du capital de l’AC Milan. Ce qui, comme le dévoile l’hebdomadaire italien, est très surprenant, car dans ce genre d’opérations, l’acheteur engage normalement un consultant n’ayant aucun lien avec la contrepartie. Ce qui ne fait qu’augmenter les doutes sur l’opacité de l’affaire à quelques jours de sa finalisation.

 

* Le 10 octobre dernier, les journaux italiens donnaient la nouvelle de son arrestation dans le cadre de l’enquête, dont «l’épicentre se trouve en Suisse», selon Il Fatto Quotidiano (cliquez ici)

 
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Le mystérieux argent suisse du clan Kadhafi remonte à la surface

Après la chute du dictateur en 2011, le Ministère public de la Confédération a saisi 150 millions de francs dissimulés par un proche du clan Kadhafi. Les investigations mettent en lumière de nouveaux flux d’argent, dessinant un réseau de corruption entre la Norvège, les Pays-Bas et la Suisse. Enquête exclusive parue dans l’édition papier datée du 1 septembre 2015.

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Après la chute du dictateur en 2011, le Ministère public de la Confédération a saisi 150 millions de francs dissimulés par un proche du clan Kadhafi. Les investigations mettent en lumière de nouveaux flux d’argent, dessinant un réseau de corruption entre la Norvège, les Pays-Bas et la Suisse. On commence à en mesurer l’étendue.

Par Federico Franchini septembre 2015

Retenez ces noms: Chokri et Mohamed Ghanem. Le père et le fils. Il s’agit des derniers acteurs connus du dossier libyen en Suisse. Ils apparaissent à la suite du sulfureux Khaled Hamedi, fils d’un dignitaire du régime de Kadhafi, titulaire, au bas mot, de dix-huit comptes ouverts dans trois banques en Suisse. Quelque 150 millions de francs y dorment. Ce juteux pactole a été saisi, en 2011, à la suite de dénonciations au MROS (Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent) émises par un intermédiaire financier. Une procédure pour blanchiment d’argent est ouverte. Le Ministère public de la Confédération effectuait ainsi sa première prise libyenne. Avant de ferrer la famille Ghanem.
Chokri Ghanem a longtemps dirigé la National Oil Company (NOC), la compagnie nationale du pétrole, ce qui en faisait l’officieux «ministre du pétrole» de Mouammar Kadhafi. En mai 2011, au plus fort de la révolution libyenne, il tourne le dos à son maître et se réfugie à Vienne. Le nouveau gouvernement de Tripoli lance un mandat d’arrêt international contre lui sous l’accusation de détournement de fonds issus de la vente de pétrole libyen. Le 29 avril 2012, son cadavre est retrouvé dans le Danube. Chokri Ghanem emporte dans sa tombe la connaissance du système mis en place par le dictateur libyen pour détourner les fonds publics à son profit et mener ses opérations de corruption à grande échelle.

Quelques semaines avant sa mort, Chokri Ghanem apprend que son fils fait l’objet d’une enquête en Suisse. Le compte que Mohamed Ghanem avait ouvert à l’UBS, au nom de sa société Goldent Petal, est bloqué. Ghanem père note dans son journal: «Mohamed est désespéré car la Suisse enquête à son propos. Je devrais consulter un avocat. J’espère que tout ira bien.» Nous sommes en mars 2012; le père se montre tout aussi inquiet pour le sort de son fil que pour le sien. Les investigateurs suisses remontent à Mohamed Ghanem — qui résiderait actuellement au Bahreïn et disposerait d’un passeport émirati — en exécutant une demande d’entraide pénale internationale requise par la Norvège. Le bureau anti-corruption d’Oslo enquête sur la multinationale Yara, leader mondial de la production de fertilisants. Cette société emploie 7300 personnes; 36% du capital est détenu par l’État norvégien. La procureure d’Oslo, Marianne Djupesland, soupçonne la société Yara d’avoir versé des pots-de-vin à un intermédiaire libyen afin de faciliter la construction d’une usine à Marsa El Brega, ville portuaire et industrielle de Libye, située dans le golfe de Syrte.
Cette multinationale avait créé, en 2009, une joint venture avec deux entités étatiques libyennes, la National Oil Corporation (NOC) et la Libyan Investment Authority (LIA), le fonds souverain qui gère 70 milliards de dollars, une fortune colossale générée par l’exportation d’hydrocarbures. Monstre d’opacité, la LIA mélangeait avoirs étatiques et fortune personnelle de Kadhafi. L’attention des enquêteurs norvégiens se focalise sur deux filiales de Yara à Genève: Balderton Fertilisers SA et Yara Switzerland Ltd.

 
© Alberto Campi / Septembre 2015

© Alberto Campi / Septembre 2015

 

Le 5 septembre 2011, la demande norvégienne d’entraide pénale parvient à Berne. La procureure Marianne Djupesland désigne Chokri Ghanem comme probable intermédiaire libyen au service de Yara. La mission de suivre la piste de Chokri Ghanem est confiée au procureur fédéral Jacques Rayroud, responsable de l’antenne de Lausanne du Ministère public de la Confédération. Il procède, le 8 septembre, à l’audition de Nejdet Baysan, qui occupait jusqu’à la veille la charge de président des conseils d’administration des deux filiales de Yara à Genève. Ce dernier met le procureur Rayroud sur une nouvelle piste. Elle mène à une société avec laquelle Yara avait eu des relations commerciales: la Nitrochem, basée à Binningen dans le canton de Bâle-Campagne, filiale d’Ameropa, numéro deux mondial de la production d’ammoniaque.
Oslo transmet une nouvelle commission rogatoire internationale. Le 31 janvier 2012, la police judiciaire fédérale perquisitionne les bureaux de la Nitrochem. Les policiers saisissent des milliers de documents qu’ils passent au crible avec l’aide de leurs collègues norvégiens. Le versement de 1,5 million de dollars sur un compte UBS attire l’attention. Il a été effectué pour régler la livraison d’une grosse quantité d’ammoniaque. Le procureur Jacques Rayroud réclame l’accès à ce compte et découvre qu’il est géré au profit de la société Goldent Petal, basée aux Iles Vierges, dont l’ayant droit économique est... Mohamed Ghanem, fils de Chokri Ghanem, ancien «ministre du pétrole» de Kadhafi!

Ces informations sont transmises à Oslo, où elles servent de preuves lors d’un procès qui s’achève en 2014 par la condamnation de Yara à payer 43,5 millions de francs, l’amende la plus élevée de l’histoire norvégienne. En juillet 2015, quatre hauts dirigeants de la multinationale, parmi lesquels l’ancien PDG Thorleif Enger et le Français Daniel Clauw, sont condamnés à des peines de prison. En Suisse, le Ministère public de la Confédération ouvre une instruction pénale, toujours en cours, contre Nitrochem et deux personnes liées à la société. Cette demande d’entraide norvégienne permet au Ministère public de la Confédération d’en savoir plus sur la famille Ghanem. Ainsi, il apparaît que le père entretenait également des relations bancaires avec la Suisse. En outre, les enquêteurs suisses apprennent que Ghanem fils n’est pas seulement le bénéficiaire économique de la société Goldent Petal, il est aussi le PDG d’une banque au Bahreïn, la FirstEnergy Bank — liée aux proches d’anciens hauts dignitaires libyens réfugiés dans les pays du Golfe après la mort de Kadhafi —, détenue à 16,25% par le fonds souverain libyen LIA. La banque a été soupçonnée, par des cabinets d’enquête partis à la chasse aux avoirs de Kadhafi, d’abriter de fonds de l’ancien régime.

En 2011, en application des sanctions ordonnées par le Conseil de sécurité, l’ONU gèle les activités de ce fonds multimilliardaire, qui, outre ses investissements immobiliers à Londres et Paris, a pris des participations dans plus de 550 sociétés dans le monde parmi lesquelles Shell, UniCredit (la plus importante Banque d’Italie), Pearson (l’éditeur du Financial Times), Vodafone, ou encore l’équipe de foot de la Juventus. Mais, grosso modo, quelque 10% des avoirs saisissables échappent à l’ONU par le biais des paradis fiscaux et donnent lieu à une chasse au trésor. Selon les enquêteurs, la famille Ghanem aurait pu profiter de cette manne. À partir des comptes suisses de Ghanem fils, des transactions ont été effectuées vers diverses sociétés, parmi lesquelles figure le hedge fund hollandais Palladyne International Asset Management BV. L’ONG britannique Global Witness indique en 2010 cette entité comme étant une plateforme gérant la richesse de Kadhafi. En publiant un rapport d’audit du cabinet KPMG, l’ONG dévoile que Palladyne gérait 300 millions de dollars pour le compte du fonds libyen LIA.
En Suisse, le Ministère public de la Confédération obtient la preuve que Palladyne a versé beaucoup d’argent à Mohamed Ghanem. La société néerlandaise est administrée par Ismael Abudher, mari de Ghada Ghanem, soeur de Mohamed et fille de Chokri. Nous nous trouvons donc devant cette situation. Un hedge fund domicilié aux Pays-Bas gère l’argent du pétrole libyen. Ce hedge fund est dirigé par le gendre de Chokri Ghanem qui a eu la haute main sur ledit pétrole. Et verse des fonds sur un compte suisse de Ghanem fils. Il n’y a pas de fumée sans feu. Le procureur suisse Jacques Rayroud demande à son tour l’aide des autorités néerlandaises. Nous sommes le 30 novembre 2012. Quelques mois plus tard, en juin 2013, la police néerlandaise fait irruption au domicile d’Ismael Abudher et dans les bureaux de la société Palladyne. Marieke van der Molen, porte-parole du Parquet national hollandais ne confirme pas les noms. Elle nous indique pourtant que, suite à une demande d’assistance judiciaire de la Suisse, le procureur néerlandais mène une enquête visant «une société d’investissement basée à Amsterdam ainsi que l’un des ses directeurs».

La société et le directeur sont suspectés, entre autres, de «falsification de documents, fraude et blanchiment d’argent». Selon les autorités des Pays-Bas, Ismael Abudher aurait détourné beaucoup d’argent, dont 28,5 millions versés sur un compte en Suisse appartenant à Mohamed Ghanem. Ce dernier reversait les sommes reçues sur d’autres comptes au sein de la même banque, ainsi que sur deux autres comptes ouverts par deux sociétés écrans dans un autre établissement bancaire. La technique classique pour dissimuler de l’argent sale. De ces comptes, l’argent refaisait un nouveau tour à travers d’autres comptes et trois autres sociétés écrans pour atterrir sur un compte aux Pays-Bas au nom du frère d’Ismael Abudhar. Les ayant droits des cinq sociétés écrans utilisées pour dissimuler les fonds étaient tous membres de la famille Ghanem et Abudhar. Le 3 avril 2014, le Ministère public de la Confédération bloque tous ces fonds. Cette saisie est exécutée à la demande des autorités néerlandaises. Ghanem père et fils — deux «personnes exposées politiquement» (PEP) — ont donc pu effectuer des transactions avec des sociétés écrans, sans que cela n’alerte les services bancaires préposés à la vigilance. Nous avons pris langue avec l’UBS qui, légalement, ne peut pas s’exprimer sur un cas spécifique mais affirme cependant, qu’entretenir des relations avec des PEP impose de respecter des contraintes nettement plus sévères en matière de contrôle.
Selon nos informations, dans ce dossier précis, la banque n’est d’ailleurs pas sous le coup d’une procédure de la part de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers. Dans un communiqué de presse, la société Palladyne affirme n’avoir jamais géré de l’argent pour le compte d’institutions étatiques libyennes actives dans le secteur énergétique. Pour sa part, Ismael Abudhar déclare n’avoir jamais appartenu au régime libyen.

Le 25 mars 2014, un opérateur de bourse étasunien, Dan Friedman, avait déposé plainte contre la société Palladyne auprès d’une Cour du Connecticut, aux États-Unis. Il y avait travaillé en 2011 et avait compris que «Palladyne était une société écran servant à toucher des pots-de-vin versés par des entreprises voulant faire affaires avec le régime libyen ou la compagnie pétrolière nationale gérée par le beau-père d’Ismael Abudher (Chokri Ghanem: ndlr) et à recycler de l’argent public volé par la famille et les amis de de Khadafi». La société Palladyne est aussi sous le coup d’une plainte déposée aux Pays-Bas par la nouvelle direction du fonds souverain LIA. Aux États-Unis, le gendarme de la bourse, la Securities and Exchange Commission, enquête sur des opérations boursières illicites commises lors de la prise de participation de la LIA dans le capital de la banque italienne UniCredit. Selon le site web de la revue Africa Intelligence, parmi les personnes sous enquête figure Ismael Abudhar.

 
Chokri Ghanem, ancien ministre du pétrole libyen de Muammar Khadafi. © Samuel Kubani / AFP / NTB

Chokri Ghanem, ancien ministre du pétrole libyen de Muammar Khadafi. © Samuel Kubani / AFP / NTB

 

En Suisse, la procédure se poursuit et la bataille légale a commencé il y a un peu moins d’un an. Nathalie Guth, porte-parole du Ministère public de la Confédération, confirme qu’une procédure «est en cours d’instruction». Le 9 octobre 2014, Ismael Abudhar a été entendu par les autorités suisses. Dans une interview au journal norvégien Dagens Noerinsliv du 27 juin 2015, le procureur fédéral Jacques Rayroud souligne le caractère particulier de ce dossier et ajoute qu’il convient de ménager la sécurité des personnes impliquées, confirmant indirectement les craintes d’Ismael Abudhar. Selon ce dernier, certaines informations sensibles transmises par la Suisse aux Pays-Bas auraient pris le chemin de la Libye où sa famille aurait été menacée de représailles. Jacques Rayroud a toutefois nié que des informations auraient pu parvenir en Libye. La famille Ghanem a confié la défense de Mohamed et d’une société dont il est l’ayant droit économique à l’avocat genevois Jean-Marc Carnicé. Contacté par courriel, ce dernier répond: «Je ne souhaite pas m’exprimer au nom de mes clients. Je vous indique volontiers cependant qu’ils contestent avoir commis une quelconque infraction.»
Défenseur également de Behlassen Trabelsi, gendre de l’ancien dictateur tunisien Ben Ali, Jean-Marc Carnicé a gagné, en décembre 2014, le recours contre la restitution à la Tunisie de 35 millions de francs confisqués dans des banques en Suisse. Mais dans l’affaire Palladyne, il n’a pas remporté de succès jusqu’à maintenant. à deux reprises, il a été désavoué par le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Me Carnicé avait demandé, en vain, la levée de la saisie des comptes bancaires dont Mohamed Ghanem était l’ayant-droit économique et s’était opposé à «la remise des moyens de preuve» à la justice néerlandaise.  Un autre recours, déposé par l’avocat Pierre de Preux — visant à lever le blocage des comptes de six sociétés écrans impliquées dans la dissimulation des fonds libyens — a été rejeté. Le dossier libyen n’a donc pas fini de défrayer la chronique.


Des dossiers libyens suspendus et d’autres non aboutis

Le contexte politico-juridique. Le 21 février 2011, le Conseil fédéral publie une ordonnance visant à bloquer les avoirs de 29 personnes physiques originaires de Libye. Parmi celles-ci figurent également toutes les personnes répertoriées sur la liste de l’ONU. Il est désormais interdit de transférer des avoirs financiers aux personnes physiques concernées par cette ordonnance ou de mettre à leur disposition, directement ou indirectement, des ressources économiques.

Le troisième fils du dictateur. En août 2011, le procureur de la Confédération ouvre une enquête pénale pour blanchiment d’argent, faux et corruption d’agents publics étrangers contre Saadi Kadhafi, troisième fils du dirigeant libyen, ainsi que contre d’autres parties prenantes. Le Ministère public de la Confédération (MPC) procède à la confiscation des biens de Saadi Kadhafi: — une participation financière dans une société suisse non cotée: il s’agit de la société Silvermat SA de Genève affichant comme but au Registre du Commerce, «le commerce sur Internet de matières et produits, notamment achat, vente, importation, exportation et courtage de matières premières et de produits destinés à l’hôtellerie et à la restauration, ainsi que services d’intermédiaire y relatifs»; 106 286 actions d’une valeur nominale de 2 francs appartenaient à Dorion Business International, société des îles Vierges Britanniques dont le bénéficiaire économique est Saadi Kadafi; — des actifs relativement mineurs auprès d’une banque maltaise: la First International Merchant Bank p.l.c. (FIMBank); trois comptes auprès cette banque appartenaient à trois sociétés basées aux Îles Vierges Britanniques, dont Kadhafi était le bénéficiaire économique, Dorion Business Ltd, Bingley Overseas Ltd et Horntown management Ltd; — un contrat d’achat d’un yacht, le fameux Hokulani, jamais livré par le vendeur en raison des mesures d’embargo, bien que le fils Kadhafi l’ait presqu’entièrement payé. Selon le MPC, l’enquête criminelle contre Saadi Kadhafi est suspendue, car le fils de l’ancien dictateur est détenu en Libye, dans un lieu inconnu et que, «pour diverses raisons», il est impossible pour le moment de déposer une demande d’entraide pénale internationale auprès des autorités libyennes.

Entre Tripoli et Meyrin. Outre la famille Kadhafi, des proches du colonel sont concernés. Parmi ces derniers, Bashir Saleh Bashir, 64 ans, à l’époque son chef de cabinet. Bashir Saleh Bashir est le patron de la Libya Africa Portefolio (LAP), le principal outil d’influence en Afrique subsaharienne du colonel Kadhafi, appartenant à la LIA, le fonds souverain libyen. Depuis 2006, Bashir est le président d’une filiale suisse de la LAP — LAP (Suisse) SA — domiciliée à Meyrin, dans le canton de Genève. Si LIA et LAP (siège de Tripoli) sont présentes sur la liste des entreprises soumises à l’ordonnance du Conseil fédéral, la LAP (Suisse) SA n’y figure pas. En effet, en 2010, une année avant le printemps arabe, Bashir Saleh Bashir cédait la présidence de la société genevoise à un autre Libyen, Alameen Taweel. Or, ce dernier ne figure pas sur la liste des personnes frappées d’une mesure de confiscation. Résultat: cette société suisse n’est pas sanctionnée dans notre pays alors que, comme l’a révélé le magazine Le Point, 498 de ses actions (sur 500) appartenaient encore à Bashir Saleh Bashir, chef de cabinet du colonel Kadhafi. Antje Baertschi, porte-parole du Secrétariat d’état à l’économie, confirme que «l’entité LAP (Suisse) n’a jamais été inscrite sur la liste». Toutefois, elle affirme que cette branche helvétique «peut être considérée comme étant subordonnée à la LAP et donc soumise aux mêmes restrictions».

Après la chute du dictateur, le nouveau pouvoir libyen a mandaté des cabinets d’avocats dans plusieurs pays, afin de récupérer les avoirs libyens gelés à travers le monde, notamment ceux du LIA et des sa filiale LAP. En Suisse, grâce au cabinet de droit des affaires Meyerlustenberger Lachenal, les nouveaux dirigeants de la Libye ont pu reprendre le contrôle de sa filiale helvète. Dans ce contexte, LAP (Suisse) a déménagé de Meyrin à Genève et a été domicilié auprès de ce cabinet spécialiste de droits des affaires. Tous les anciens administrateurs ont été écartés, laissant la place à d’autres libyens résidant en Suisse.

 
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La victoire de Jeremy Corbyn fait bouger les «lignes rouges»

À 66 ans, Jeremy Corbyn prend la tête du parti travailliste britannique qu’il veut plus à gauche. À 74 ans, le socialiste américain Bernie Sanders marque des points lors des primaires démocrates en vue de la prochaine présidentielle. Un vent nouveau souffle sur la social-démocratie.

Jeremy Corbyn © DR

Jeremy Corbyn © DR

 

À 66 ans, Jeremy Corbyn prend la tête du parti travailliste britannique qu’il veut plus à gauche. À 74 ans, le socialiste américain Bernie Sanders marque des points lors des primaires démocrates en vue de la prochaine présidentielle. Un vent nouveau souffle sur la social-démocratie.

 

William Irigoyen
12 septembre 2015

Les instituts de sondage britanniques ne se sont pas trompés. Ils avaient prédit une victoire de Jeremy Corbyn à la primaire travailliste. Le député d’Islington-Nord, dans la banlieue de Londres, a été élu comme prévu aujourd’hui, samedi 12 septembre, au premier tour avec 59,5% des suffrages. Il s’installe donc dans le fauteuil laissé vacant par Ed Miliband après sa défaite, lors des dernières législatives en mai, face à David Cameron. Tony Blair, ancien premier Ministre et théoricien du New Labour, peut désormais manger le chapeau qu’il ne porte pas, lui qui n’a cessé durant cette campagne interne de tirer à vue sur Jeremy Corbyn, incarnation à ses yeux d’un socialisme éculé, passéiste et donc suicidaire pour le parti. L’ancien locataire du 10 Downing Street voit-il juste? Réponse lors des législatives de 2020.

Si la Grande-Bretagne est parfois qualifiée, de façon ironique, de «51e État américain», alors il y a fort à parier que ce scrutin travailliste sera regardé à la loupe outre-Atlantique. L’an prochain aux États-Unis, les électeurs démocrates sont appelés à désigner la tête de leur parti, l’objectif étant de trouver un successeur à Barack Obama après son départ de la Maison Blanche. Si, pour l’instant, Hillary Clinton fait la course en tête, elle est de plus en plus talonnée par Bernie Sanders, premier sénateur à se déclarer «socialiste». Huit ans séparent l’homme politique du Vermont et son confrère britannique. Tous deux sont présentés comme représentant «l’aile gauche» de leur mouvement. Tous deux, à en croire certains éditorialistes, seraient mentalement restés dans les schémas idéologiques des années 1970. Pour le vérifier, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil aux programmes de ces deux «gauchistes».

Dans le domaine économique, Jeremy Corbyn veut en finir avec l’austérité, imposer davantage les hauts revenus, offrir une meilleure protection aux allocataires de prestations sociales, réprimer l’évasion fiscale, plafonner les salaires des grands patrons, nationaliser la banque royale d’Ecosse, développer l’apprentissage. Il souhaite que le chemin de fer et les entreprises énergétiques soient mis sous tutelle de l’État. À l’international, le nouveau patron du Labour veut favoriser une approche politique et non plus militaire des dossiers. Il milite pour une sortie de l’OTAN et s’oppose à des raids aériens contre Daech en Irak et en Syrie. Il est favorable au maintien de son pays dans l’UE mais réclame une «meilleure Europe». Il refuse de consacrer plus de 2 % du PIB à la Défense, se prononce pour la fin du système de missile nucléaire Trident. Il réclame la création d’une éducation nationale britannique, promet d’accorder une plus grande place aux femmes dans son cabinet fantôme (shadow cabinet) et ne s’engagera pas, lui le républicain convaincu, dans une lutte sans merci contre la monarchie.

LE «COUSIN D’AMÉRIQUE»

Bernie Sanders, son «cousin d’Amérique», avance une feuille de route en douze points. D’abord, lance-t-il, il faut reconstruire des infrastructures (routes, ponts, aéroports, voies ferrées, écoles) actuellement en ruines faute d’investissements. La faute, selon lui, à la guerre en Irak qui aurait coûté 3 000 milliards de dollars. Le candidat démocrate milite pour que son pays soit exemplaire dans le dossier climatique, plaide pour le développement des énergies renouvelables.

Dans son programme, on peut aussi lire qu’il souhaite développer de nouveaux modèles économiques capables de favoriser la création d’emplois et augmenter la productivité. Dans le même temps, il appelle au renforcement du rôle des syndicats, à un salaire minimum de 7,25 $ l’heure. «Il ne devrait y avoir aucun pauvre parmi ceux qui travaillent 40 heures par semaine», est-il écrit dans sa «profession de foi». Il se prononce pour l’égalité salariale entre hommes et femmes, veut que les études supérieures soient moins onéreuses et que la finance soit au service de l’homme. Enfin, il souhaite la généralisation de la couverture médicale et une vraie réforme fiscale.

Les semaines, les mois qui viennent permettront de dire comment et avec quel argent ces ambitieux programmes, si toutefois ils sont appliqués un jour, deviendront réalité. Car, pour l’instant, il y a encore loin des promesses à leur application. En tout cas, ce qui saute d’emblée aux yeux, c’est le contraste entre cette philosophie et celle, ces dernières années, des thuriféraires de la fameuse «Troisième voie» qui, pendant des années, ont voulu rompre avec cette vision jugée trop étatique, voire étatiste ou interventionniste. L’histoire politique serait-elle un éternel recommencement?

Que l’on soit d’accord ou non avec ces mesures n’empêche pas de souligner qu’un vent nouveau souffle en ce moment sur la gauche. Une gauche très souvent désemparée de ce côté-ci de l’Atlantique, par le discours social-libéral de ses leaders, par une gestion de plus en plus rose pale qui gouverne ou a gouverné en France, en Italie, en Espagne, en Grèce... Est-ce que cette «gauchisation» constitue l’assurance d’une victoire dans les urnes pour tous ceux qui se réclament du progressisme?

En politique, il faut se garder de tout jugement hâtif. Il faut laisser du temps au temps, écrivait Cervantès, phrase célèbre attribuée souvent par erreur à l’ancien président français François Mitterrand. Lequel avait pris les commandes du PS par la gauche avant de tellement le recentrer que ce dernier ne sait plus aujourd’hui à quel saint laïc se vouer.

 
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L’or de la guerre n’éclabousse pas la Suisse

La nouvelle avait fait le tour du monde. Fin octobre 2013, la très sérieuse ONG TRIAL avait transmis à la justice suisse un dossier retentissant à charge contre Argor-Heraues SA, basée à Mendrisio, au Tessin, l’une des plus importantes raffineries d’or du monde.

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[dropcap]L[/dropcap]a nouvelle avait fait le tour du monde. Fin octobre 2013, la très sérieuse ONG TRIAL avait transmis à la justice suisse un dossier retentissant à charge contre Argor-Heraues SA, basée à Mendrisio, au Tessin, l’une des  plus importantes raffineries d’or du monde. La société tessinoise y était accusée d’avoir traité de l’or pillé et détourné à des fins de guerre en République démocratique du Congo (RDC). Plus précisément, de l’or éclaboussé par le sang des victimes massacrées dans la région de l’Ituri, dans le nord-est de la RDC, où l’armée du Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI) a exploité, dès 2002, la concession aurifère appelée «Concession 40» pour financer ses opérations de guerre et acheter des armes. Une part importante de cet or a été vendue en Ouganda à la société Uganda commercial Impex (UCI) qui la revendait à la société Hussar, basée sur l'île anglo-normande de Jersey. C’est dette dernière qui avait chargé Argor-Heraeus de le raffiner entre juillet 2004 et juin 2005.

Le Ministère public de la Confédération (MPC) vient de classer la procédure contre la raffinerie tessinoise Argor-Heraeus, qu’elle avait ouvert début novembre 2013. Datée du 10 mars 2015, l’ordonnance de classement est signée par Andreas Müller, procureur fédéral au centre de Droit pénal international du MPC: «La procédure pénale contre A., inconnu et subsidiairement B. pour soupçons de complicité de crimes de guerre et de blanchiment d'argent, qui auraient été commis entre juillet 2004 et juin 2005 en affinant de l’or brut pillé en République démocratique du Congo, est classé.» B c'est Argor-Heraues SA, A. est son ancien vice-président.

[su_pullquote align="right"]DOUCHE FROIDE[/su_pullquote]Le 4 novembre 2013, les membres de l’ONG avaient fait éclater leur immense satisfaction à l’annonce de l’enquête fédérale. Jeannette Balmer, porte-parole de l’MPC, confirmait aux médias: «Nous avons examiné la plainte et nous avons décidé d’ouvrir une procédure pénale contre la société concernée.» Aujourd’hui, seize mois plus tard, c'est la douche froide.

Ce jour de novembre 2013, la police judiciaire débarquait chez l’entreprise avec un mandat de perquisition. Les enquêteurs ont saisi des éléments de preuve, notamment des ordinateurs. Des liaisons téléphoniques ont été mis sur écoute. Les allégations formulées contre la société étaient graves: blanchiment d’argent en relation avec un crime de guerre et complicité de crime de guerre. Entre 2002 et mars 2015, la société tessinoise a compté dans son conseil d’administration Adolf Ogi. L’ex-conseiller fédéral a donné sa démission le 12 mars dernier, deux jours après la signature de l’ordonnance de classement.

[su_pullquote align="right"]POLITIQUE DE L’AUTRUCHE[/su_pullquote]L’ordonnance du MPC affirme qu’on doit supposer que l’or affiné par Hussar était pillé. Mais, «une participation directe n’a été constatée, ni paraît évidente». Le MPC considère que «l’entreprise B (ARGOR_HERAEUS SA) aurait pu, à l’aide de rapports d’ONG et de l’ONU déjà disponibles en 2004, avoir connaissance du fait que l’or brut livré d’Ouganda avait de grandes probabilités d’avoir été pillé à l’est du Congo et de servir au financement du conflit qui se passait là-bas. Cet «aurait pu avoir connaissance» ne suffit pas pour supposer la commission d’un dol (éventuel).»

Les accusation de blanchiment d’argent et de complicité de crimes de guerre à l’égard de l’entreprise et de son ancien vice-président sont donc considérées comme infondées. Dans un communiqué, la société salue cette décision.

«Cette décision est comme une forme de récompense pour les entreprises qui pratiquent la politique de l’autruche. Il leur suffira de ne plus lire la presse, les rapports onusiens ou des ONG pour s’éviter des ennuis. La décision montre également le besoin criant de réformes en Suisse, car le cadre légal ne permet visiblement pas de prévenir ce genre de situation», conclut, amer, Bénédict de Moerloose, avocat de l’ONG TRIAL.

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Argentine: Berne classe une affaire pour blanchiment

17 janvier 2015 — Cela faisait vingt mois que les enquêteurs suisses tentaient de remonter à l’origine d'une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que la justice helvétique soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais cette piste frauduleuse n’a pas pu être confirmée par les investigations. Et l’affaire a été classée.

Lazaro Baez, entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner (à gauche) © Keystone

Lazaro Baez, entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner (à gauche) © Keystone

Publié le 17 janvier 2015


Par Federico Franchini

Cela faisait vingt mois que les enquêteurs suisses tentaient de remonter à l’origine d'une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que la justice helvétique soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais cette piste frauduleuse n’a pas pu être confirmée par les investigations. Et l’affaire a été classée.

Dans l’ordonnance de classement, que La Cité a pu consulter, on peut lire que l’enquête «n’a pas permis d’établir que les avoirs déposés en Suisse […] provenaient d’une quelconque infraction». Le Ministère public de la Confédération (MPC), qui avait ouvert une procédure pénale pour blanchiment d’argent en avril 2013, a dû se résoudre à clore le dossier, en décembre dernier. Cette décision nous a été confirmée par Jeannette Balmer, porte-parole du MPC.

Le séquestre des avoirs a été levé. En provenance de Panama, l'argent était réparti sur une dizaine de comptes ouverts dans deux établissements genevois. Selon les enquêteurs, à l’origine de ce transfert figure Lazaro Baez, un entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner et de feu son époux, Nestor. Il aurait transporté 55 millions d’euros en liquide en Uruguay dans un jet privé.

L’argent aurait ensuite pris le chemin de sociétés offshore aux Caraïbes, puis une tranche d'au moins 22 millions de dollars a poursuivi sa course vers des comptes en Suisse. L’enquête a dévoilé que cette somme a été transférée via des sociétés détenues par la famille de Lazaro Baez.

En mars 2014, le Tribunal pénal fédéral avait refusé un recours déposé par l’avocat genevois Maurice Harari contre la confiscation de certains comptes bancaires. Pour les juges de Bellinzona, le gel des comptes des était fondé «par les soupçons existant quant à l’origine criminelle de l’ensemble des avoirs [qui] y étaient déposés». Des soupçons que la collaboration avec les autorités argentines n’a pas permis de confirmer.

A ce jour, aucune explication n’a pu être donnée sur l’origine de 22 millions de dollars.

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