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La Suisse en pole position dans la course au Conseil de l’Arctique

11 mai 2017

Les ministres des affaires étrangères des pays riverains de l’Arctique se réunissent aujourd’hui, 11 mai, en Alaska. Ils pourraient confirmer l’adhésion de la Suisse en tant que membre observateur du Conseil de l’Arctique. Selon le français Mikaa Mered, spécialiste de la région, parmi tous les pays candidats, Berne serait même le mieux placé.

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Les ministres des affaires étrangères des pays riverains de l’Arctique se réunissent aujourd’hui, 11 mai, en Alaska. Ils pourraient confirmer l’adhésion de la Suisse en tant que membre observateur du Conseil de l’Arctique. Selon le français Mikaa Mered, spécialiste de la région, parmi tous les pays candidats, Berne serait même le mieux placé.

 

Martin Bernard 11 mai 2017

La Confédération est fortement pressentie pour devenir membre observateur au Conseil de l’Arctique. Ce forum politique, où se déroule la bataille d’influence pour le sort de la région polaire, regroupe les huit «États Arctiques» —  Russie, Canada, Norvège, États-Unis (via l’Alaska), Danemark (via le Groenland), Suède, Finlande et Islande —, six communautés autochtones, et douze pays observateurs, dont la Chine, la France, la Corée du Sud ou l’Inde. Les ministres des affaires étrangères des pays membres ont pris rendez-vous, le 11 mai, à Fairbanks, dans l’Alaska américain. L’occasion de s’expliquer, mais aussi d’entériner l’adhésion ou non des nombreuses candidatures au Conseil de l’Arctique. Vingt candidats se bousculent au portillon. Parmi eux, quatre pays, dont la Suisse, dix ONG et six organisations intergouvernementales.
En lice depuis 2015, la Confédération aurait de bonnes chances d’être acceptée dans ce cénacle très convoité. «Pour moi, il y a 75% de chances qu’elle y soit», avance le français Mikaa Mered, spécialiste de la région et enseignant associé en économie polaire à l’Université des sciences appliquées de Laponie. «Sur les quatre pays candidats, la Suisse est celle qui a le plus de chances d'être admise, car elle a le mieux montré son engagement scientifique, commercial et diplomatique dans le soutien aux activités polaires durant les deux dernières années.» Contacté, le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) suggère que la décision devrait être prise aujourd’hui. Son porte-parole souligne cependant que tout reste «ouvert», ne souhaitant pas se lancer dans des pronostics. Pour Mikaa Mered, «ce qui pourrait empêcher l'acceptation de la Suisse serait le fait que les huit États membres décident de repousser la décision à 2019, car il n'y a pas encore de consensus solide sur la politique à observer en matière de gestion de nouveaux observateurs».

 
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La présence de la Suisse au pôle Nord peut surprendre mais, en réalité, le pays a une longue tradition dans la recherche scientifique polaire grâce à sa connaissance des glaciers alpins, comme l’écrivait par ailleurs La Cité en 2015*. Ainsi, le slogan «Suisse, un pays verticalement polaire» (Swiss, the Vertical Arctic) a été très bien compris et admis par les différents acteurs de l’Arctique. La Confédération a déjà été impliquée «dans une cinquantaine de projets scientifiques internationaux en Arctique ces dix dernières années», indique la brochure officielle de candidature de la Suisse au Conseil de l’Arctique, rédigée par le DFAE. Au cœur de ces projets se trouvent l’étude de la circulation océanique, des calottes polaires, de la biodiversité et des écosystèmes, mais surtout la compréhension et la prédiction des évolutions du climat et de la circulation atmosphérique, «pouvant être de sérieux dangers pour le transport maritime et le forage pétrolier». L’inauguration en 2016 à l’EPFL du Swiss Polar Institute s’inscrivait dans cette dynamique.
Au-delà de la recherche, l’Arctique attise aussi les convoitises en raison de la grande quantité de ressources naturelles dont elle regorgerait. La Mer de Kara disposerait par exemple d’autant de pétrole que l’Arabie saoudite. La région serait aussi la première réserve mondiale d’uranium (métal stratégique pour le nucléaire), et la troisième de terres rares, dont les dix-sept métaux sont au cœur du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (ordinateurs, portables, écrans plats, etc.), et des technologies vertes (panneaux solaires, éoliennes, voitures électriques). L’ouverture, grâce à la fonte des glaces, de nouvelles routes maritimes permettrait également de réduire de plus d’un tiers la distance entre l’Asie et l’Europe.

* Le Grand Nord devient le nouvel enjeu majeur pour le monde et la Suisse, par Martin Bernard, La Cité / Juin 2015.

 

 
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Pourquoi les femmes qui ont réussi barrent-elles la route à la relève féminine?

Mai 2017

Un obstacle incongru se pose en travers des femmes qui veulent avancer dans leur carrière. Il est dressé par d’autres femmes qui occupent des postes à responsabilité. Contre toute attente, elles empêchent leurs consœurs et renforcent ainsi les inégalités de genre. Une étude récente analyse les ressorts de ce comportement étonnant connu sous le nom de Queen Bee ou «Reine des abeilles».

 
 

Un obstacle incongru se pose en travers des femmes qui veulent avancer dans leur carrière. Il est dressé par d’autres femmes qui occupent des postes à responsabilité. Contre toute attente, elles empêchent leurs consœurs et renforcent ainsi les inégalités de genre. Une étude récente analyse les ressorts de ce comportement étonnant connu sous le nom de Queen Bee ou «Reine des abeilles».

 

Rebecca Thorstein Mai 2017

«J’ai toujours pris des risques. Je me suis battue pour avoir ce que j’ai. Les jeunes femmes qui débarquent maintenant, elles veulent tout avoir en se tournant les pouces.» Dans les propos renversants de cette femme dirigeante, il y a la racine d’un phénomène encore peu connu, le Queen Bee, ou la Reine des abeilles. Une étude universitaire, parue en avril dernier, plonge dans les ressorts les plus marquants de ce comportement, souvent indétectable, posant un obstacle sur le chemin vers la parité professionnelle. «L’image n’est guère flatteuse», concède Klea Faniko, co-auteure de l’étude¹. «La Reine des abeilles», précise-t-elle, «désigne un individu de sexe féminin qui règne sur une collectivité également féminine tout en maintenant ses congénères femmes dans une condition inférieure». Concrètement, dans une entreprise, lorsqu’une Queen Bee occupe un poste de direction ou «elle est bien placée dans la hiérarchie décisionnelle», elle ne soutient pas l’avancement de jeunes femmes, favorisant, paradoxalement, les hommes...

Complexe, le phénomène Queen Bee ne se résume pas à cet aspect. Apparu pour la première fois dans la littérature scientifique en 1974, et qualifié de «syndrome», c’est seulement depuis une quinzaine d’années qu’il est dévoilé sous ses plus étonnantes facettes. En 1993, la psychologue néerlandaise Naomi Ellemers relevait, aux Pays-Bas, que les femmes professeures avaient une «image masculine» d’elles-mêmes², s’attribuant les traits de leurs collègues hommes, tels que la domination et l’autorité. Mais il a fallu attendre 2004 pour qu’une étude dirigée par la même Naomi Ellemers, à cheval entre les Pays-Bas et l’Italie, atteste ce constat³. Elle compare les deux «pôles» européens en matière de représentation de femmes professeures dans les universités: le taux le plus bas se situant aux Pays-Bas (5%), alors que l’Italie figure parmi les pays avec le taux le plus élevé en Europe (11%). Par son degré de scientificité et sa méthodologie, cette étude est considérée comme «pionnière».

Belle Derks, psychologue et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Belle Derks, psychologue
et professeure à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

 Cette tendance des femmes à se décrire avec des traits masculins (dans les secteurs professionnels dominés par les hommes) est à nouveau confirmée en 2011. Quatre psychologues de l’Université de Leyde, à une vingtaine de kilomètres de La Haye, Belle Derks, Naomi Ellemers, Colette Van Laar et Kim de Groot, effectuent une plongée dans le monde des femmes policières néerlandaises. La police est «incontestablement l’organisation la plus fortement masculine, dans laquelle les femmes sont davantage sous-représentées qu’ailleurs», souligne d’emblée, à La Cité, la professeure Belle Derks, aujourd’hui titulaire d’une chaire à l’Université d’Utrecht.
Les quatre chercheuses se focalisent sur les policières «senior». «Notre but était d’évaluer si le sexisme et les biais de genre que ces femmes ont recontrés dans la police les avait conduites vers des réponses de type Queen Bee» explique-t-elle. «Nous avons alors demandé à la moitié d’entre elles de réfléchir à leur expérience du sexisme, tandis que l’autre moitié était invitée à réfléchir à des expériences positives lors de leur carrière. Nous avons constaté que les femmes qui avaient été confrontées au sexisme adoptaient plus tard des comportements de Reine des abeilles. Elles montraient que leur style de direction était très masculin, soit dominant et autoritaire, et qu’elles étaient plus investies et ambitieuses que les autres femmes, mais également qu’elles étaient moins enclines à soutenir et à améliorer les opportunités de carrière qui s’offraient à leurs consœurs plus jeunes», poursuit-elle. «En revanche, les femmes qui ont réfléchi à des expériences positives de carrière n’ont pas manifesté les mêmes réactions.» Et de conclure que «les comportements de type Queen Bee ne sont pas uniquement l’expression de femmes qui ont réussi dans leur vie professionnelle mais aussi une stratégie de survie qui surgit dans des environnements de travail masculins où elles sont confrontées au sexisme». Dans les entreprises néerlandaises passées au crible, dans la même étude, par les quatre psychologues, les résultats sont les mêmes. Lorsqu’elles évoluent dans un cadre de travail où les hommes sont surreprésentés, les femmes haut placées se décrivent sous des traits masculins et se jugent plus aptes à monter au sommet que les autres femmes... parce qu’elles se perçoivent comme étant «dominantes».

Un phénomène observé également en Suisse et en Albanie par l’universitaire genevoise Klea Faniko. L’étude qu’elle vient de publier⁴ apporte un nouvel éclairage: plus les femmes ont le sentiment d’avoir «sacrifié» — un sacrifice «perçu», précise-t-elle — leur vie familiale et de couple pour leur carrière professionnelle, plus elles se considèrent différentes des autres femmes et s’opposent à l’introduction de quotas de genre qui visent à aider les jeunes femmes qui démarrent leur carrière... Au cours de ses recherches, Klea Faniko a récolté des témoignages révélateurs de l’attitude de la Reine des abeilles. «Ah moi, quand j’étais jeune, je travaillais 24 heures sur 24» ou «les petites jeunes ne sont pas prêtes à faire des efforts». Les femmes Queen Bee sont persuadées «qu’elles font tout pour leur carrière alors que les jeunes seraient, selon elles, moins engagées», relève l’universitaire genevoise. Si quelqu’un vous fait part de ce genre d’argument, il y a des chances que vous vous trouviez face à une Reine des abeilles, poursuit-elle. «C’est un indicateur, comme le fait de s’attribuer des traits masculins et de s’assimiler au groupe des hommes
Avant de dévoiler d’autres indicateurs permettant d’identifier un comportement de Queen Bee, Klea Faniko tient à souligner qu’aucune observation empirique ne fait état d’une différence d’engagement de femmes en début de carrière. Bien au contraire, «l’investissement est tout aussi élevé que celui des femmes ayant atteint des postes de direction». Autre indicateur: «Les Queen Bee pensent que les jeunes hommes sont davantage impliqués dans leur carrière que les jeunes femmes.» Là encore, les études démentent cette disparité de perception. «Nos recherches montrent qu’il n’existe aucune différence en termes d’engagement entre les femmes et les hommes en début de carrière.» Et lorsque vous entendez une femme cadre affirmer «pour mon jeune assistant, la carrière, c’est tout, pour ma jeune assistante, c’est la famille», étaie Klea Faniko, «vous disposez aussi d’un indicateur de la vision déformée que peut induire le phénomène Queen Bee». Pour appuyer ses découvertes, Klea Faniko renvoie aux études des «pionnières», dont Naomi Ellemers, qui déclare à La Cité: «Lorsqu’il y a une quinzaine d’années, nous avons commencé à examiner s’il y avait des différences en termes d’ambition et d’engagement dans le milieu universitaire, nous n’avons pas été surpris de constater que les doctorants et les doctorantes étaient également engagés et partageaient la même ambition, montrant des performances académiques similaires

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

Naomi Ellemers, professeure à la faculté de Psychologie sociale à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas

La professeure néerlandaise ajoute que son équipe de recherche «s’attendait à ce que les professeurs hommes puissent émettre des considérations sur le fait que les jeunes femmes étaient, selon eux, moins ambitieuses que les jeunes étudiants». Surprise: «Nous avons en revanche été très étonnés d’observer que c’étaient plutôt les femmes professeures qui exprimaient un stéréotype négatif envers les jeunes étudiantes, considérées moins engagées que leurs homologues masculins...» Naomi Ellemers et son équipe ont alors tenté d’en saisir les causes, mais, explique cette dernière, «à l’époque, le nombre de femmes professeures n’était pas suffisamment grand pour tirer des conclusions». Au fil des ans, poursuit-elle, «nous avons récolté de nouvelles données dans d’autres universités et dans des secteurs professionnels dominés par les hommes, nous indiquant que nos observations initiales étaient solides et persistantes».
La professeure tient à souligner l’influence que le milieu professionnel exerce sur le comportement des Reines des abeilles. Pour elle, les attitudes de type Queen Bee ne sont pas des caractéristiques innées de femmes: «Comme nous l’avions expliqué lors de notre première recherche en 2004, la tendance à être extrêmement critique envers les femmes plus jeunes n’est pas le révélateur d’un défaut caractériel typique des femmes qui ont réussi. En revanche, cela émane de leur propres expériences, en particulier des efforts qu’elles ont dû produire pour réussir au sein d’organisations où la confiance dans les capacités des femmes est minime⁵.»
Les Reines des abeilles se reconnaissent aussi «par leur déni de la réalité du sexisme et de la discrimination sexuelle», ajoute Klea Faniko. «Car elles se sentent différentes de leur groupe d’appartenance.» Autant de traits psychologiques que l’universitaire identifie comme un obstacle majeur: «Ces femmes se dressent contre les mesures aidant les autres femmes.» Dans certains cas, raconte-t-elle, «elles vont jusqu’à dénoncer d’autres femmes d’utiliser le sexisme comme alibi de leur échec professionnel». Quant à la solution d’imposer des quotas de genre, elles la rejettent le plus souvent, sous toutes ses formes.

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

Klea Faniko, chargée de cours en Psychologie sociale à l’Université de Genève et chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht

En 2015, Klea Faniko relevait que les femmes avec un niveau d’études supérieur étaient étonnamment moins disposées que les femmes avec un niveau d’éducation inférieur à soutenir des politiques en faveur de leur groupe d’appartenance⁶. Il s’ensuit que «le fait d’avoir plus de femmes à la tête des entreprises ne favorise pas forcément les carrières des autres femmes...» Toujours en 2015, une étude italo-étasunienne montrait que, dans une commission de nomination des professeurs universitaires, les femmes tenaient un positionnement défavorable aux candidatures féminines⁷.
Chez les hommes, en revanche, ces traits négatifs n’apparaissent pas. «Ceux qui ont eu à faire de lourds sacrifices ou des choix difficiles pour leur carrière ne manifestent pas un comportement d’obstruction envers des collègues plus jeunes», commente Klea Faniko. L’universitaire mentionne à cet effet le phénomène du Old Boys Club, désignant cette solidarité masculine qui se forge autour d’une bière après le travail ou dans les vestiaires des clubs sportifs. «Il est plus facile de voir des dirigeants jouer par exemple au tennis avec leurs jeunes assistants que des femmes dirigeantes en faire de même avec leurs jeunes assistantes.» En dehors du travail, une femme qui a des enfants pense à rentrer chez elle, ce qui lui empêche d’entretenir des contacts avec ses collègues. à ce stade, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. «La façon avec laquelle notre société structure les obligations familiales, qui sont souvent épargnées aux hommes, a une incidence sur le choix des femmes», analyse Klea Faniko.Rendant parfois impossible celui de cultiver une solidarité féminine dans le lieu du travail.

Comment déjouer ce mécanisme qui empêche à la relève féminine de monter au sommet? L’universitaire genevoise plaide pour la mise en place de «programmes spécifiques». Une solution consiste à «montrer que les femmes jeunes aussi ont eu à faire des choix difficiles et qu’elles sont malgré tout prêtes à aider d’autres femmes», explique-t-elle. D’autres pistes peuvent et «doivent», dit-elle, être explorées. Klea Faniko en appelle aux employeurs: «Ils devraient en priorité soutenir les femmes en début de carrière dans leurs efforts pour combiner vie professionnelle et vie privée. C’est sans doute le levier qui permettrait de rompre ce cercle vicieux
En attendant que la politique prenne enfin la question à bras-le-corps.


1. En anglais: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it, par Klea Faniko (Université de Genève et d’Utrecht), Naomi Ellemers (Université d’Utrecht), Belle Derks (Université d’Utrecht) et Fabio Lorenzi-Cioldi (Université de Genève).

2. Naomi Ellemers, «Sociale identiteit en sekse: Het dilemma van successvolle vrouwen» (Social identity and gender: The dilemma of successful women), Tijdschrift voor Vrouwenstudies, 1993.

3. En anglais: The underrepresentation of women in science: Differential commitment or the queen bee syndrome?, par Naomi Ellemers, Henriette van der Heuvel (Université de Leyden), Dick de Gilder (Free University Amsterdam), Anne Maas (Université de Padoue) et Alessandra Bonvini (Université de Padoue).

4. Op. cit: Nothing changes, really: Why women who break through the glass ceiling end up reinforcing it.

5. Belle Derks, Colette Van Laar, Naomi Ellemers: The Queen Bee Phenomenon: Why Women Leaders Distance Themselves from Junior Women. Leadership Quarterly, 2016.

6. Klea Faniko, Genre d’accord, mérite d’abord? Une analyse des opinions envers les mesures de discrimination positive, Peter Lang, Berne.

7. En anglais: Does the Gender Composition of Scientific Committees Matter?,par Manuel Bagues (Aalto University et Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit, Bonn), Mauro Sylos-Labini (Université de Pise), Natalia Zinovyeva (Aalto University).

 
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Pourquoi l’Uni de Genève ne dispose pas d’anticorps contre le sexisme

8 février 2017

Les résultats d’une étude sur la carrière académique à l’Université de Genève sont sans équivoque. En 2016 encore, le sexisme perturbe les relations entre les doctorantes et leur hiérarchie masculine. Loin d’être anodin, ce phénomène persiste dans une institution qui, habilitée à appréhender les discriminations en dehors de ses murs, devrait pourtant le rejeter naturellement. Parfois humaines, les raisons sont aussi à chercher dans des facteurs structurels, telles la dépendance hiérarchique et la précarité contractuelle des doctorantes.
 

© Alberto Campi / Novembre 2016

© Alberto Campi / Novembre 2016

 
 

Les résultats d’une étude sur la carrière académique à l’Université de Genève sont sans équivoque. Le sexisme perturbe les relations entre les doctorantes et leur hiérarchie masculine.

Rebecca Thorstein Février 2017

«Ma petite», «ma belle», «ma chérie», «ma mignonne», «ma jolie», «ma poulette», «mon enfant», «mon amour»... Le poison du sexisme se diffuse à petites doses, il circule imperceptiblement à l’aide de mots chargés d’une proximité suspecte. Telles ces interpellations affectueuses ou paternalistes que des professeurs ont (eu) l’habitude de prononcer en s’adressant à leurs jeunes chercheuses de l’Université de Genève, indépendamment de leur stade de carrière, comme le révèle une retentissante étude¹ menée par l’universitaire Klea Faniko², rendue publique fin novembre dernier. Des paroles déplacées, mais également des remarques dénigrantes.
Une histoire presque ordinaire qui, aujourd’hui, n’épargne pas l’Université de Genève, après avoir touché tant de secteurs professionnels. Longtemps passé sous silence, le phénomène du sexisme est aujourd’hui exposé au grand jour. L’automne 2016 a été particulièrement dense. Les propos choquants d’un certain Donald Trump, rabaissant les femmes au rang humiliant de bêtes objets sexuels, ont déclenché aux États-Unis une vague de dénonciations. En France, un rapport remis au gouvernement, le 24 novembre dernier, pointait la persistance du sexisme dans le monde du travail. À Lausanne, lors d’une enquête de l’Observatoire de la sécurité lausannois, de l’institut IDIAP et de l’EPFL, rendue publique en décembre, plus de 70% des femmes âgées entre 16 et 25 ans ont déclaré avoir été victimes de harcèlement de rue...

À l’Uni de Genève, le cadre diffère foncièrement, puisque ce phénomène se propage dans ce milieu censé disposer d’anticorps naturels. Le sexisme se fonde sur «des attitudes, des croyances et des comportements qui soutiennent l’inégalité entre le statut des femmes et des hommes», précise l’étude de Klea Faniko. Dans ce même document, le recteur de l’alma mater genevoise, Yves Flückiger, rappelle que son institution «en tant que lieu de recherche, sait mieux qu’aucune autre analyser, révéler et expliquer des discriminations qui apparaissent trop souvent ‘naturelles’». Dès lors, poursuit-il, «elle ne peut plaider l’ignorance des mécanismes qui, volontairement ou non, malmènent cette égalité». De ces mécanismes qui malmènent l’égalité, Klea Faniko montre les effets pervers. Les interpellations affectueuses, «ma petite», «ma belle», «dévalorisent les compétences professionnelles des femmes en les renvoyant au rôle de fille ou de partenaire potentielle», dénonce-t-elle d’emblée.

 
Présentation de l’étude «Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain». © Alberto Campi / Novembre 2016

Présentation de l’étude «Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain». © Alberto Campi / Novembre 2016

 

L’étude cite le témoignage, embarrassé et embarrassant, d’une doctorante: «Le fait d’être appelé ma belle, ma petite, remet clairement en cause les compétences pour moi. C’est indirect, ça vient en filigrane mais après on intériorise beaucoup ça, et on reste quand même quatre ou cinq ans avec une telle personne pour un doctorat. (...) On prend conscience que ce n’est pas normal qu’on se fasse appeler petite, pas normal qu’on se fasse appeler ma belle.» Et d’asséner: «Ce n’est pas normal qu’il ne connaisse pas notre nom au bout de quatre ans...» C’est un cas de sexisme bienveillant, décrivant des femmes «comme des créatures pures et fragiles, qui doivent être protégées par les hommes», analyse l’auteure de l’étude, en citant la définition que les universitaires étasuniens Susan T. Fisk et Peter Glick ont formulée il y a vingt ans ³. «Ce sexisme a un impact négatif sur les performances professionnelles des femmes, en ce qui les cantonne dans un rôle subalterne», analyse Klea Faniko.

Les témoignages recueillis expriment tous la même tonalité dévalorisante. «Il y a un prof qui m’appelle «mon amour», c’est le même qui m’a dit que si j’étais engagée c’était parce que je n’étais pas moche.» Ce type de comportement peut provoquer des malentendus gênants: «Tout le monde était persuadé que j’avais une relation avec mon chef. Simplement, parce qu’il m’appelait ma belle.» Et susciter des réactions blessantes: «D’un coup, les membres de mon équipe me gardaient loin de toutes les sorties qu’ils faisaient ensemble», se désole une doctorante. La perception des interpellations affectueuses varie chez les jeunes collaboratrices interviewées. «Certaines en font abstraction, explique Klea Faniko, en les considérant comme un détail de forme attribuable à l’écart générationnel ou au profil socio-culturel de leur professeur.» D’autres ont fait l’expérience de leur caractère pernicieux. «Je faisais confiance à mon directeur de thèse qui m’appelait «mon enfant». «Mon enfant termine ta thèse... Mon enfant concentre-toi sur sur ta thèse... Après on verra pour les financements de tes participations aux congrès.» Je me suis retrouvée à la fin de ma thèse avec zéro participation aux congrès et toujours la conviction que mon prof savait très bien quelle était la meilleure chose pour son enfant...» Pour les cibles du sexisme, la bienveillance émotionnelle de leur supérieur hiérarchique fonctionne parfois comme un piège qui se referme sur leurs ambitions.

 
Klea Faniko, auteure de l’étude sur le sexisme à l’Université de Genève © Alberto Campi / Novembre 2016

Klea Faniko, auteure de l’étude sur le sexisme à l’Université de Genève © Alberto Campi / Novembre 2016

 

Lorsqu’il manifeste une attitude méprisante, le sexisme change de nature, il devient hostile. Il frôle alors la misogynie. Klea Faniko a récolté les témoignages de doctorants qui, en laissant traîner l’oreille, ont capté des «considérations» à peine imaginables en 2016, prononcées par un collègue, voire un professeur, à l’encontre des doctorantes: «J’ai entendu des commentaires tels que: ‹oh mais c’est une femme› ou ‹bientôt, elle va retomber enceinte› ou ‹de toute façon, elle est occupée avec ses enfants, elle n’a pas le temps pour ce genre de choses›.» Dans les relations de travail, «le sexisme hostile conduit à la croyance que les femmes sont mieux adaptées à certains rôles...», souligne l’auteure de l’étude. Les stéréotypes de la femme aux fourneaux, de la mère au foyer ou de la femme objet sexuel sont tenaces. Qu’ils persistent dans une institution habilitée, et habituée, à les appréhender en dehors d’elle, c’est un paradoxe cinglant. Le «facteur humain», que Klea Faniko met en exergue dans le titre de son étude, n’explique qu’en partie sa constance.

Loin d’être un trait de faiblesse, la crainte d’entrer en conflit avec un supérieur académique est en réalité imputable à un facteur structurel: la dépendance hiérarchique, aux contours presque moyenâgeux, qu’une doctorante est contrainte d’accepter, soit la relation de subordination à un directeur de thèse, une voie à sens unique à laquelle personne d’autre que le professeur et l’étudiante ne peut accéder ni se mêler. «Quand votre carrière intellectuelle et académique dépend d’un unique professeur, si celui-ci dysfonctionne vous risquez de ne plus poursuivre votre parcours», déplore Klea Faniko. En raison de leur position subalterne dans la relation hiérarchique, «les doctorantes affirment qu’il est difficile d’aller au-delà de l’autorité du directeur de thèse sans pour autant dégrader la qualité de la relation», ajoute Klea Faniko. Pour celles qui risquent de tomber, et donc de tout perdre, le filet académique n’est pas suffisamment solide. En cause, la fragilité contractuelle des jeunes chercheuses. À durée déterminée et à temps partiel, les contrats sont renouvelables tous les trois ans, s’enchaînant sans garantie de confirmation. «Le lien entre le sexisme et la précarité est très fort», affirme Klea Faniko. «Aussi fort que dans les entreprises privées», un univers que la chercheuse a également étudié. À l’Université, cependant, il n’est pas rare de cumuler des temps partiels, «un 30% dans un département, un 20% dans un autre, un bricolage qui risque de augmenter les chances de subir du sexisme».

Dépendance hiérarchique et fragilité contractuelle. Pour les doctorantes, le parcours du combattant ne se limite pas à ce double obstacle. En 2006, une étude réalisée auprès de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève montre que les femmes du corps intermédiaire (assistantes, doctorantes, maîtres d’enseignement et de recherche) «bénéficient d’un moins bon encadrement que les hommes, et qu’elles ont moins de contact avec leur directeur ou directrice de thèse par rapport à leurs homologues masculins», rappelle Klea Faniko. «Ces caractéristiques se retrouvent en partie dans les entretiens que j’ai menés», constate-t-elle. Les doctorantes ont l’impression de ne pas être suffisamment prises au sérieux, se plaint la chercheuse. Les résultats de son étude montrent pourtant «qu’il n’existe pas de différences significatives entre les femmes et les hommes en ce qui concerne leur motivation». Le chemin est semé d’embûches. Parfois inattendues. Tel le phénomène de la «reine des abeilles», «la tendance de certaines femmes qui ont atteint des positions importantes à freiner l’ascension des jeunes femmes», explique Klea Faniko. Plus qu’un constat, c’est une mise en garde. Car selon la chercheuse, «il ne faut pas voir l’Université de Genève comme un monde à part». L’institution souffre des maux qui rongent l’ensemble de la société. «Aucune université n’est à l’abri, partout ailleurs, que ce soit en Europe ou aux états-Unis, comme le montrent bien d’autres études

En Suisse, l’étude de Klea Faniko fait œuvre de pionnière. «C’est une première», souligne Brigitte Mantilleri, directrice du Service de l’égalité de l’Université de Genève. «Les autres universités suisses nous regardent.» Le projet de mener une étude a été conçu dans ses bureaux, «l’aboutissement d’une longue histoire», raconte-t-elle dans un avant-propos au rapport de Klea Faniko. «Une histoire qui débute avec des constats et des confessions faites depuis des années sous le sceau du secret, par peur des représailles, au Service de l’égalité et qui laissent tout le monde dans l’impasse.» L’étude «a motivé le rectorat à inscrire la lutte contre le sexisme parmi ses priorités», se réjouit Brigitte Mantilleri. «Un groupe de travail planche sur le sujet», ajoute-t-elle, «avec pour mission de proposer des solutions innovantes, efficaces et pérennes.» Il sera composé de membres du corps professoral, vraisemblablement un doyen, des ressources humaines, des services de l’égalité et juridique. Une campagne de communication est en préparation, alors qu’un code de bonne conduite devrait voir le jour l’an prochain. Parallèlement, «un guide sera aussi rédigé pour donner des outils aux personnes relais chargées d’intervenir en premier ressort». Parmi les mérites du travail de Klea Faniko, explique Brigitte Mantilleri, «il y a le constat que l’impunité ou la banalisation sont bien trop souvent de mise».
 

 
© Alberto Campi / Novembre 2016

© Alberto Campi / Novembre 2016

 

L’Université de Genève se veut alors offensive. «En tant que lieu de formation, nous avons un impact indéniable sur l’avenir», s’inquiétait le recteur Yves Flückiger lors de la présentation de l’étude. Son arsenal de mesures illustre, rétrospectivement, pourquoi elle s’est jusqu’ici retrouvée démunie d’anticorps contre le sexisme. Ce qui a été mis en place ces dernières années n’était pas suffisant. «La règles de préférence pour la personne qui appartient au sexe représenté, les programmes de mentorat ou encore les Subsides tremplin, ont globalement été bien perçues», concède Klea Faniko. Mais les mesures efficaces et durables sont encore à venir. En 2016, «la faible représentation des chercheuses dans les postes à haut statut ne peut être attribué à leur investissement professionnel, mais plutôt à des facteurs liés au cadre de travail», conclut-elle. Dans ce domaine, c’est presque une révolution copernicienne.

1. Carrière académique à l’Université de Genève: le facteur humain. Étude psycho-sociale menée par Klea Faniko. Université de Genève, Novembre 2016. Ce projet de recherche a été réalisé en deux phases, explique-t-elle. Dans un premier temps, le terrain a été exploré à travers une étude qualitative sur la base de 85 entretiens individuels. À partir des observations obtenues dans ces entretiens, il a été possible de procéder à une étude quantitative fondée sur un questionnaire auprès de 818 personnes.

2. Docteur en psychologie sociale à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, Klea Faniko est actuellement engagée comme chercheuse avancée à l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas. Ses recherches portent sur la perception des mesures positives soutenant les carrières féminines, la trajectoire professionnelle des femmes, et les obstacles qu’elles rencontrent dans leur carrière. Elle est l’auteure d’une monographie et de deux ouvrages collectifs, ainsi que de plusieurs contributions à des revues scientifiques et à des ouvrages collectifs.

3. Peter Glick & Susan T. Fiske, «The Ambivalent Sexism Inventory: Differentiating hostile and benevolent sexism». Journal of Personality and Social Psychology, 1996.

 


 
 

«J’ai été mise à l’écart,
il a été honoré»

Elle a subi durant six ans les remarques sexistes de son directeur de thèse, des attitudes et des gestes déplacés, des propos vexants, parfois humiliants, prononcés comme si de rien n’était, devant ses collègues. En public également, lors d’une conférence. Ce jour-là, elle a senti le sol se dérober sous ses pieds. Le lendemain, son médecin, alerté par son état de détresse, décide de la mettre en congé maladie. Elle, c’est une doctorante de l’Université de Genève, dont on taira le nom. Une victime «atteinte dans sa personne». Le récit qu’elle nous livre dans un café genevois est à lire comme un Guide de l’impréparation face au sexisme à l’ère du savoir. Un paradoxe d’autant plus cuisant que la doctorante a vécu son calvaire dans l’enceinte universitaire, lieu consacré à la compréhension de la nature humaine. C’est ici que des collègues l’ont traitée d’hypersensible lorsqu’elle leur faisait part du comportement de son directeur de thèse. «Lui, il était considéré comme un homme gentil», se souvient-elle en baissant les yeux en signe de dépit.

Ce mur de l’incompréhension, cette distance polie que son entourage professionnel tient avec sa souffrance, «comme si j’avais une maladie contagieuse», amplifie le découragement. Personne ne se doute alors que la doctorante est victime d’un véritable pilonnage sexiste: «Il faut que tu te trouves un homme riche pour t’entretenir», «surtout, tu ne tombes pas enceinte», «alors, tu as un copain?», «tu prends la pilule?»... Dans ses e-mails, le directeur de thèse écrit généralement une seule phrase, juste un verbe et un complément, mais «pas de sujet»: «Faire le rapport d’activité», «passer la semaine prochaine». Les effets physiques et psychologiques sont ravageurs: migraines, perte de sensation dans les mains et les pieds, fourmillements, pulsions suicidaires... «Je pleurais tous les jours.» Dans cette spirale de malaise, elle trouve la force de s’adresser à la Commission d’égalité de sa faculté. Qui l’encourage à témoigner devant le doyen.

Lors de cet entretien, elle ressent pour la première fois de la «reconnaissance». Le doyen lui fait la promesse de convoquer le directeur de thèse pour lui demander de ne plus entrer en contact avec elle. La doctorante accepte d’être affectée provisoirement dans un autre département. Une «mise à l’écart» qui ne dit pas son nom. Le directeur de thèse est proche de la retraite. Mais le répit sera de courte durée. Quelques jours plus tard, elle reçoit un e-mail de ce dernier qui lui demande... à la rencontrer. Ce message fait remonter à la surface la douleur qu’elle avait enfouie dans l’espoir que la page allait être définitivement tournée.

Avec le recul, aujourd’hui, elle imagine avec une ironie amère que «la discussion avec le doyen a dû se terminer par une tape sur l’épaule...» Ce drame éclate aussi sous l’incapacité de la hiérarchie à gérer les cas de sexisme. «On m’a conseillé de ne pas activer un filtre dans ma messagerie contre mon prof pour ne pas éveiller les soupçons...» Les dispositifs de prise en charge sont inexistants, le flou juridique persistant. À qui incombe la responsabilité d’agir, de mettre un terme à un comportement sexiste? Dans un dernier sursaut de courage, se sentant totalement isolée, la doctorante prend sur elle l’effort écrasant d’écrire un e-mail définitif à son directeur de thèse, lui enjoignant de ne plus la contacter. Elle n’aura enfin plus de nouvelles de lui. Mais lorsque la retraite sonne pour son harceleur, elle reçoit un ultime choc: «Il a été nommé professeur honoraire», se désole-t-elle. «Moi j’ai été mise à l’écart

 
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Qui va dominer le monde? «Personne, mon général!»

20 janvier 2017

Avec l’arrivée de Donald Trump à la tête de la superpuissance étasunienne, la planète semble entrée dans une phase de fibrillation. Le nouveau président des États-Unis se dresse contre les multinationales, l'establishment internationalisé, les ennemis du peuple américain, et promet d’ouvrir une nouvelle ère de domination étasunienne dans le monde. L’universitaire genevois Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, explique les raisons pour lesquelles ce scénario n'est plus réalisable. Mais si personne ne va dominer le monde, les «effets de dominations», eux, sont bel et bien opérants.

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, vu par © Alberto Campi / Genève, 2016

 

Avec l’arrivée de Donald Trump à la tête de la superpuissance étasunienne, la planète semble entrée dans une phase de fibrillation. Le nouveau président des États-Unis se dresse contre les multinationales, l'establishment internationalisé, les ennemis du peuple américain, et promet d’ouvrir une nouvelle ère de domination étasunienne dans le monde. L’universitaire genevois Stephan Davidshofer, expert en relations internationales, explique les raisons pour lesquelles ce scénario n'est plus réalisable. Mais si personne ne va dominer le monde, les «effets de domination», eux, sont bel et bien opérants.

 

Propos recueillis par Fabio Lo Verso 20 janvier 2017

Donald Trump prend ses fonctions et le monde retient son souffle. Durant sa tonitruante campagne électorale, le nouveau président des États-Unis a fait un usage immodéré du langage de la force, un trait qui le rapproche de l’autoritarisme du président russe Vladimir Poutine. Le fil qui unit les deux hommes remet au goût du jour la sempiternelle question: Qui domine le monde? Mais surtout, qui va le dominer? Une interrogation qu’il convient néanmoins de désamorcer, plaide Stephan Davidshofer, chercheur en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Genève. Au printemps 2016, l’universitaire a publié un article intitulé… Qui domine le monde? ¹ C’est tout naturellement à lui que La Cité s’est alors adressée pour comprendre dans quelle mesure l’arrivée du milliardaire new-yorkais à la tête de la «superpuissance» américaine est susceptible de bousculer l’ordre mondial actuel.

Avec son slogan Make America Great Again, littéralement Rendre sa grandeur à l’Amérique, Donald Trump a manifesté sa volonté de voir les États-Unis dominer la planète. N’est-il pas déjà le cas?

Stephan Davidshofer: Dans les années 1990, après la chute de l’URSS et la fin de la Guerre froide, la planète a vécu une phase «unipolaire», qui a duré environ une quinzaine d’années, durant laquelle les États-Unis ont porté à bout de bras l’ordre mondial. Durant cette période, la politique internationaliste de Washington, moteur de l’OTAN, est à l’origine des interventions militaires en Somalie, Libye, Kosovo, Irak… Puis l’année dernière, la Russie a annexé la Crimée, et l’OTAN n’a pas réagi. Signe que la phase «unipolaire» étasunienne est définitivement terminée.
Aussi, en inscrivant le slogan de Trump dans une perspective historique plus profonde, il a toujours existé une tension entre isolationnisme et interventionnisme dans le rapport des États-Unis avec le monde. Après 70 ans de volontarisme tous azimuts, évoquer un retour de la grandeur de l’Amérique comme une volonté de se désengager des affaires mondiales constitue une vision des choses très parlante pour une grande partie de la population.     

Mais, durant cette phase «unipolaire», les États-Unis de Clinton, Bush et en partie d’Obama ont bel et bien dominé le monde.

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a eu une demande de domination de la part d’un certain nombre de pays rassurés par le rôle de «gendarme du monde» endossé par les États-Unis. Mais c’est fini. On dit qu’après une amputation, on sent encore un membre. Certains reprochent aujourd’hui à Obama sa passivité au Moyen-Orient, alors que, durant la phase unipolaire étasunienne, les mêmes reprochaient à Washington exactement le contraire.

Si après la Guerre froide et la chute de l’URSS, les États-Unis ont progressivement perdu leur domination sur le monde, qui l’a dominé? Le capital?

La réponse à la question «qui domine le monde?» est politique ou ne l’est pas.

On objectera que les États sont écrasés par la mondialisation. Ont-ils encore leur mot à dire dans la marche du monde?

Les États n’ont pas totalement perdu la main, ils gardent un certain pouvoir de régulation et ne sont pas aussi démunis qu’on le pense face à la mondialisation. Prenez l’exemple des condamnations et amendes infligées par Washington aux banques qui ont facilité l’évasion fiscale des ressortissants étasuniens.

Les États seraient-ils en passe de reprendre le pouvoir?

Les multinationales, qui se sont affranchies depuis longtemps des logiques étatiques en délocalisant leur production, demeurent toujours des acteurs de taille du marché global, dans lequel les États ne jouent qu’un rôle marginal.

Donc ni les États ni les multinationales ne dominent le monde…

C’est exact. Les deux réponses courantes à la question «qui domine le monde?» — la réponse «globalisante» et «étatique» — ne sont pas satisfaisantes.

Quelle réponse peut-on considérer comme satisfaisante?

La meilleure réponse est: ceux qui s’en sortent le mieux sont capables de jouer sur les deux tableaux, ils disposent d’un pouvoir d’influence au niveau national et sont également bien intégrés dans les réseaux internationaux ou transnationaux. Les classes dominantes, les membres des grandes bourgeoisies, ont toujours été «multipositionnés». En Suisse, par exemple, l’homme qui a mené l’UDC au succès, Christoph Blocher, est un riche et influent homme d’affaires qui a consolidé sa fortune grâce au commerce international.

Cette classe transnationale peut-elle être considérée comme dominante?

En tant que classe ou élite, oui. J’ajouterais que cette typologie d’élite transnationale a toujours existé. Mais ce serait difficile de lui trouver une forme d’intentionnalité. Or la domination, telle que traditionnellement comprise, implique un projet politique. De là à dire que les élites transnationales ont un projet de domination, on tombe dans le complotisme.

Serait-ce tenir un discours complotiste que d’affirmer que le fameux 1% détenant la richesse de 99% de la population mondiale, ou les huit milliardaires qui possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, dominent le monde?

Encore une fois, il faudrait leur prêter un dessin commun de domination. La logique du 1% est affreusement simpliste et mène au complotisme. Prenez George Soros, le multimilliardaire qui a coulé la Banque d’Angleterre en spéculant sur la livre sterling. Il a un agenda libéral. Le capitalisme va de pair selon lui avec une forme de libéralisme mais aussi de philanthropie. D’autres milliardaires, Warren Buffet et Bill Gates, distribuent eux aussi des milliards à des œuvres humanitaires et s’inscrivent dans cet agenda libéral… Agenda qui n’est pas du tout au goût du pouvoir russe qui perçoit le soutien par exemple d’un George Soros à la société civile de pays de l’ex-bloc socialiste comme une entreprise de déstabilisation de l’influence de Moscou sur ces pays. Tout cela pour dire que vous ne trouverez pas d’oligarques russes qui auraient soutenu les manifestants de la place Maïdan en Ukraine. Cela indique que ce milieu n’est pas homogène et que ses représentants n’ont pas tous un même dessin.

Que révèle alors l’émergence de ce cercle restreint de super riches?

Ce fameux 1% était bien moins riche avant. Pourquoi? Parce que ses représentants acceptaient l’idée de payer des impôts. C’était une façon, pour être un peu cynique, d’«acheter la paix sociale». Je parle de l’époque de la Guerre froide. Les super riches et leurs entreprises s’acquittaient de l’impôt parce qu’ils avaient peur d’une révolution populaire, de basculer dans le communisme. Aujourd’hui, ils n’ont plus cette crainte et font facilement recours à des méthodes pour échapper à l’impôt, au travers de l’optimisation fiscale ou la création de sociétés off-shore dans les paradis fiscaux.

Face au phénomène de l’optimisation et de l’évasion fiscale, les États ont-ils perdu leur souveraineté?

Certains États tendent à renforcer leurs dispositifs légaux contre ce fléau. Mais ce phénomène montre que, après la Guerre froide, l’État n’est plus une enveloppe protectrice pour les populations. L’économie et la finance ne sont plus régulées par l’État, la sécurité non plus. Ce point est fondamental pour comprendre le succès des théories du complot.

Qu’ont-elles à voir les théories du complot avec l’impuissance des États?

Très souvent, les théories du complot ont un cadre souverainiste. Dans ces théories, la souveraineté est présentée comme une enveloppe protectrice. Dans Énigmes et complots, publié en 2012, le sociologue Luc Boltanski explique pourquoi au XIXe et XXe siècles, les complotistes de tout poil, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, étaient obsédés par la figure du Juif: parce qu’il échappait au contrôle de l’État à travers la figure du banquier qui maîtrise le capital international ou à travers celle de l’anarchiste… Il était facile de plaquer sur le Juif ces deux typologies anti-souverainistes.

Comment démonter les théories du complot?

Le succès des théories du complot est, d’une part, dû à l’échec relatif des sciences sociales, des universités ou des savoirs autorisés à produire une clé de lecture intelligible et, de l’autre, de la révolution de l’information, donc sa démocratisation, sous le règne des réseaux sociaux. Après la Guerre froide, aucune grille de lecture intelligible de ce monde ne s’est légitimement imposée. Avant, tout se lisait à travers la Guerre froide, syndicats, patronat, tout le monde utilisait cette grille de lecture. Nous sommes face à une impasse qui rend très difficile une entreprise de démolition des théories du complot.

Comment expliquer cet échec à produire une nouvelle clé de lecture intelligible du monde?

La vérité, telle qu’on la concevait auparavant, c’est-à-dire une production scientifique contrôlée par des pairs ou par un protocole de recherche ou, dans une logique journalistique, contrôlée par la vérification des faits, le fact cheking, n’a plus la même légitimité aujourd’hui. N’importe qui peut dire n’importe quoi et il n’y a pas de conséquence. C’est là que la démocratisation de l’accès à l’information a de fortes affinités avec le populisme. Les canaux d’information et de production du savoir traditionnels sont systématiquement exposés à la méfiance.

On revient à Donald Trump, le point de départ de cette discussion. Il dit n’importe quoi, mais il n’est pas pour autant disqualifié. Cela dit, la crise que vous décrivez est précédente à son arrivée.

Absolument. Après la Guerre froide, le fil qui liait le champ scientifique aux champs politique et économique s’est progressivement distendu, pour des raisons qui sont propres à tous ces champs. Le champ scientifique a perdu de son autorité bien avant l’arrivée de Trump. Aujourd’hui, à l’ère de la post-vérité, où les opinions personnelles et les émotions tiennent lieu de faits, ce lien est rompu. Autour de Trump, on voit l’extrême difficulté à établir une vérité.

Où se situe le cœur de cette crise de la connaissance et du savoir?  

La fin de la Guerre froide a provoqué une perte générale de repères. L’immense lacune laissée par cette grille de lecture n’a pas été comblée, ni par les universités ni par les médias, ce qui a donné lieu à un phénomène de dérégulation générale des clés de lecture, donc aux théories du complot, avec pour conséquence une difficulté, voire une impossibilité, à produire un savoir ou une vérité reconnue comme telle par une majorité.

Par exemple?

J’ai été sidéré lorsque l’usage d’armes chimiques dans une banlieue de Damas en 2013 a été dévoilé et condamné par la communauté internationale. Quelques semaines plus tard, un sondage indiquait que près de 50% des personnes interrogées étaient convaincues que ce n’était pas vrai.

Quels sont les effets concrets de cette dérégulation des clés de lecture?

Sur la question, par exemple, qui domine le monde?, on n’arrive plus à avoir un discours légitime et autorisé. Mais l’effet le plus pernicieux est ailleurs, lorsqu’on a de plus en plus de mal à faire à la différence entre une information produite avec des critères de scientificité et une information sur les réseaux sociaux qui ne serait pas produite avec les mêmes critères de scientificité.

C’est un tableau déstabilisant que vous dépeignez. Comment le corriger?

Toute la question est là. C’est le véritable défi de notre époque, dont la spécificité est celle-ci: nous vivons dans un sentiment d’insécurité permanent généré avant tout par une incapacité à produire un entendement du monde consensuel. Car comprendre le monde, qu’il est injuste et violent, ou au contraire plein de promesses, permet de rassurer. Le repli ou le retour vers le religieux témoigne à cet égard de ce manque.
Et la machine à produire du sens a subi une très grosse panne qui n’est pas près d’être réparée. La fin de la Guerre froide s’était ouverte sur une période d’optimisme. On parlait à l’époque du triomphe incontestable de la démocratie libérale, qu’il ne nous restait plus qu’à encaisser les «dividendes de la paix». Mais deux décennies d’ajustements structurels et d’interventions humanitaires très maladroites ont balayé cet espoir. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes carrément passés aux «dividendes de la terreur». La seule clé de lecture qui s’impose depuis est celle du terrorisme. En reprenant la formule de Didier Bigo, le fil rouge de la menace communiste a été remplacé par un fil vert, faisant le lien entre immigration, criminalité, incivilité, terrorisme et islam. Tout un programme. Nous sommes dès lors pris dans le piège de l’insécurisation permanente. Saturer les gens de discours anxiogènes va difficilement les rassurer.

Certains observateurs affirment qu’on est en passe de revenir à un climat de Guerre froide. Qu’en pensez-vous?

Le concept de Guerre froide revient parce qu’il est familier et parce que nous avons la nostalgie de cette époque où les rapports de force étaient clairs et l’ennemi identifiable. En témoigne la multiplication d’évocations de cette époque comme la série télévisée The Americans par exemple. La Guerre froide est à la mode, elle est devenue vintage! Mais il ne faut pas tomber dans le piège de croire que cette époque est revenue ou, pire, de croire qu’on vivait mieux sous la Guerre froide, avec la menace d’un Armageddon nucléaire au coin de la rue.

Que vous inspire la diffusion d’une information non vérifiée, l’existence d’une vidéo où Donald Trump s’adonnerait à des pratiques sexuelles hors norme dans une chambre d’hôtel à Moscou?

Cela donne l’impression qu’on est en train de retomber dans des logiques de subversion. De même lorsqu’on affirme que des partis populistes d’extrême droite, comme le Front national en France, seraient directement financés par la Russie. Ce pays est considéré comme le pivot d’une prétendue logique de subversion de l’ordre mondial. On en arrive même au stade d’affirmer que la production du discours de post-vérité serait un complot ourdi par le Kremlin pour déstabiliser l’Occident…

Quelle est la position de l’Europe dans ce tableau?

L’Europe a été affaiblie par l’irresponsabilité des élites nationales qui ont caressé l’électorat dans le sens du poil, en lui faisant croire qu’il est possible d’agir tout seul par exemple sur l’économie transnationale. Aujourd’hui, on paye chèrement l’effet boomerang de cette irresponsabilité.

Quel est cet effet boomerang?

Le creusement d’un fossé énorme entre le référent politique et la réalité économique. À force de repousser la faute sur Bruxelles, on a provoqué une collision entre le plan étatique et le plan supranational. Résultat, le référent politique est resté au stade national alors que les enjeux économiques se situent, eux, au niveau supranational.

Comment égaliser les deux niveaux?

C’est la question. Mais l’on n’observe pas de volonté politique à ce sujet. Bien au contraire, les discours politiques qui l’emportent actuellement sont ceux qui prônent l’idée irréalisable d’une reprise en main étatique d’enjeux avant tout transnationaux, économiques, sécuritaires ou de politique sociale.

Ce qui expliquerait pourquoi l’Union européenne se trouve en état d’apesanteur.

Et lorsqu’on veut sauter le fossé du national au supranational, si l’on reste suspendu en l’air, la gravité entraîne une chute. C’est ce qui menace l’Union. Dont le projet était d’unir les États et les peuples dans un projet économique ET politique commun. En ce sens, l’Union européenne est le projet le plus abouti au monde. Il a introduit le suffrage pour élire un parlement européen. Mais ce projet s’est arrêté là, il fait du surplace. Le projet européen est comme une bicyclette. Quand elle n’avance pas, elle tombe.

L’Europe pouvait-elle ou peut-elle malgré tout avoir l’ambition de dominer le monde?

J’ai fait ma thèse sur le thème de la «puissance européenne», au début des années Bush junior. À l’époque, tout le monde se posait la question de savoir si l’Union pouvait se permettre de tenir une politique étrangère fondée sur des principes fondamentaux, notamment les droits de l’Homme, alors que Bush menait une politique étrangère sur des intérêts concrets, comme le pétrole, ou sur des délires de puissance, en violant les droits de l’Homme sous les yeux ahuris de l’ONU.

L’Europe a-t-elle fait preuve de naïveté?

Elle s’est construite sur le respect du droit international. Avec l’idée que, par son pouvoir d’inclusion et d’attractivité, par son magnétisme naturel, elle allait apporter la paix dans son entourage géographique. Ce qui n’était pas faux. En 2004, l’Europe a gobé dix pays du bloc de l’Est en une seule année! On sciait les barrières aux frontières… Des images dont le symbolisme était très puissant.

La pax europea est-elle un projet voué à échouer?

L’Europe comme puissance civile ou normative a connu son heure de gloire. Elle produisait des normes comme l’abolition de la peine de mort, et elle les imposait comme critères pour faire partie de l’Union. Avec le Brexit, pour la première fois, le projet d’intégration européenne recule. Jusque-là, il n’avait jamais reculé. C’est peut-être un virage. Aujourd’hui, on tape sur Schengen, mais on ne pourrait plus vivre sans libre circulation, d’un point de vue économique ou culturel notamment. L’Europe a produit beaucoup d’effets de ce type.

En résumé, après l’effondrement de l’URSS, après la phase unipolaire étasunienne et la pensée unique néolibérale, il n’y a pas de réponse à la question qui domine le monde?

Exact, il n’y a pas de réponse à cette question. C’est tant mieux, c’est tant pis, mais c’est comme ça.

Personne donc, ni Trump ni Poutine, ne va-t-il dominer le monde?

Plus que «qui domine le monde?», la véritable question est qu’on va au devant d’un nouvel ordre mondial caractérisé par une ligne de fracture autour des libertés fondamentales. Une ligne de fracture interne aux sociétés démocratiques. Des sondages indiquent que 27 à 30% de la population occidentale considère que la démocratie n’est plus le meilleur système politique.

Vivons-nous la fin de notre civilisation, comme l’affirme le philosophe Michel Onfray?

Avec le recul des libertés fondamentales, de la liberté de presse ou d’expression et de l’État de droit, un phénomène qui a commencé le 11 septembre 2001 et s’est poursuivi dans les années 2010, nos sociétés sont en train de créer elles-mêmes les conditions de leur effondrement. C’est ça le vrai problème. Les États autoritaires, comme la Chine ou la Russie, ambitionnent d’imposer à leurs populations une autre way of life, un modèle dans lequel les gens vivent sous un gouvernement non démocratique mais préservent la liberté de tenir un iPad entre les mains, ou le droit d’avoir Netflix sans la liberté de la presse.

Votre proposition de désamorcer la question «qui domine le monde?» est-elle une invitation à regarder ailleurs?

Tenter de savoir qui domine le monde est contre-productif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, plus on tente de répondre à cette question, plus on tombe sur des réponses angoissantes. On sombre alors dans le complotisme et on désigne des boucs émissaires, les étrangers, les pauvres, les migrants, les Américains, les Russes… Tout cela détourne notre regard des effets de domination, qui eux sont bel et bien opérants.

Quels sont ces «effets de domination»?

Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Mais aussi le monde se divise désormais entre ceux qui sont légitimes à circuler normalement, et ceux qui ne peuvent pas circuler parce qu’ils n’ont pas le bon passeport. Le sociologue Zygmunt Bauman parlait des deux figures de la globalisation que sont le touriste et le vagabond. Une grosse partie de l’humanité est exclue de cette mobilité qui était à la base du projet d’une «globalisation heureuse». Par effet d’osmose et au gré de nos angoisses, celui qui vient d’ailleurs, même s’il est là depuis longtemps, est forcément une menace.
Les milliers de personnes qui meurent en tenant de traverser la Méditerranée ou le sort tragique de la population d’Alep incarnent l’effet concret de cette domination. C’est sur ces effets qu’il faut se concentrer et agir. Agir en refusant de nous noyer dans nos angoisses. Car un Donald Trump qui propose d’ériger des murs aux frontières n’est que le symptôme de notre propre enfermement sur nous-mêmes. À force d’avoir peur, nous avons cessé d’être interpellés par le monde. Qui domine le monde? Nos propres peurs.  

 

¹ Qui domine le monde? Par Stephan Davidshofer. Article paru dans l’ouvrage collectif intitulé Les étrangers volent-ils notre travail? Et quatorze autre questions impertinentes, aux Éditions Labor et Fides (Avril 2016). Un ouvrage censé vulgariser les travaux des chercheurs du département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève «sous la forme de discussion de bistrot». Dans le cadre des relations internationales, «la question au centre d’une discussion de bistrot est: qui domine le monde?», explique Stephan Davidshofer.

 

 
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En Espagne, Podemos à l’heure de vérité

18 octobre 2016

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin 2016 a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

Pablo Iglesias, leader de Podemos et tenant d’un virage plus à gauche pour redonner un cap contestataire au parti. © Dani Gago / Madrid, 2 septembre 2016

 

Quelle forme donner à la contestation que traverse le pays? La stagnation du parti de Pablo Iglesias aux élections de juin a douché froidement les ambitions des héritiers du mouvement des Indignés. L’automne sera décisif pour cette formation qui continue d’incarner un espoir pour les déçus du bipartisme, mais demeure tiraillée entre plusieurs visions de l’action politique.

 

José Antonio Garcia Simon correspondant à Madrid 18 octobre 2016

Pendant le mois de mai 2011, des dizaines de milliers de personnes ont occupé les places des principales villes d’Espagne pour signifier leur ras-le-bol des élites incapables de faire face à la crise économique, frappant alors de plein fouet le pays, et rongées par la corruption. Le mot d’ordre englobant l’ensemble des revendications de ce mouvement, connu depuis sous le nom d’Indignés, était la démocratisation de la vie politique — no nos representan étant l’un des slogans les plus scandés par les manifestants. Dans le sillage des Indignés, la mobilisation sociale a pris de l’ampleur: mouvements de défense des droits sociaux, associations luttant contre les expulsions de logement, assemblées de quartier qui tentent de pallier aux besoins locaux. Or, ces formes d’engagement peinaient à trouver une concrétisation politique. C’est là qu’émerge le parti qui a secoué ces des deux dernières années l’échiquier politique ibérique, Podemos.
C’est d’abord en vue de présenter une candidature aux élections européennes que Podemos est lancé en janvier 2014. Initiative qui est redevable, d’une part, à un petit parti trotskyste, Izquierda Anticapitalista, et, d’autre part, à un groupe de politologues de l’Université de Madrid. Avec la mise en place d’une émission politique, par le biais d’une chaîne de télé madrilène, ces derniers s’étaient initiés, depuis 2010, à la diffusion des idées de la gauche alternative. Ce qui a contribué à faire du jeune animateur de l’émission, Pablo Iglesias, un invité vedette des débats politiques télévisés des grandes chaînes nationales. Une figure médiatique portée par une modeste (mais résolue) structure partisane a ainsi été la formule initiale de Podemos. Un discours dénonçant sans hésitation la corruption des élites, les plans d’austérité, les inégalités socio-économiques, lui a valu un prompt regain de popularité. Trois mois après sa création, le nouveau parti faisait son entrée au parlement européen.

En à peine deux ans et demi d’existence, la formation de gauche a bousculé la scène politique espagnole. L’abdication du roi Juan Carlos — dont la crédibilité s’est considérablement érodée à la fin de son règne — en faveur du fils héritier, Felipe; l’accession à la tête du parti socialiste — aux mains jusque-là d’une direction usée — du jeune Pedro Sanchez; l’irruption sur la scène nationale de Ciudadanos, le pendant à droite de Podemos: ce sont autant d’éléments dus à la percée spectaculaire des compagnons d’Iglesias. Mais bien plus important encore, l’apparition de Podemos a mis à mal le bipartisme PSOE-PP* qui a régi le système politique espagnol dès l’instauration de la démocratie, il y a bientôt quarante ans. Podemos a non seulement raflé une septantaine de sièges lors des dernières élections législatives, se consolidant comme troisième force politique, mais il a aussi, en coalition avec des mouvements sociaux régionaux, réussi à hisser des figures du monde associatif, ou de la gauche radicale, à la mairie de villes telles que Madrid, Barcelone, Valence, Cadix ou encore La Corogne. Un séisme politique.

Mais à suivre de plus près l’évolution de Podemos, le constat est en réalité contrasté. Certes, le parti jouit d’une présence jusque-là inédite pour des forces de la gauche alternative, mais son incidence sur l’agenda politico-économique de la péninsule est encore incertaine. à quoi il faut ajouter les doutes qui planent sur son avenir immédiat. En effet, le résultat des élections générales de juin dernier — une répétition de celles de décembre 2015, qui n’ont pas abouti à la mise en place d’un gouvernement — marque un arrêt substantiel dans la progression du nouveau parti. Pour comprendre cela, il faut ici un bref rappel des aléas de Podemos depuis sa création. L’entrée au parlement européen, au printemps 2014, a tout de suite mis en évidence la nécessité de se doter d’une structure plus solide pour faire face aux défis de la vie politique institutionnelle. à cette fin s’est tenue en octobre 2014, à Madrid, une assemblée devant poser les assises de la nouvelle organisation. La réunion a vite tourné à l’affrontement entre les militants projetant une structure en phase avec l’expérience organisationnelle du mouvement des Indignés — participation accrue de la militance de base, déjà regroupée dans les «cercles», mécanismes de contrôle par la base de toutes les instances décisionnelles, une hiérarchie souple — et ceux qui priorisaient l’urgence de créer une machine de guerre électorale dans laquelle, afin de gagner en efficacité, le processus décisionnel serait plutôt l’affaire des dirigeants. C’est la seconde option, défendue par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, futur idéologue du parti, qui a obtenu l’aval de la majorité des participants. La structure organisationnelle de Podemos, à gros traits, reproduit ainsi le modèle des partis traditionnels.

 
La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

La députée Carolina Bescansa lleva et Iñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos. © Dani Gago / Madrid, 30 août 2016

 

Ici joue un rôle fondamental la genèse politique des leaders de la nouvelle formation. Pablo Iglesias s’est initié à la politique dans les jeunesses communistes. Bien qu’il ait pris ses distances avec les pratiques de Izquierda Unida — une coalition de partis de gauche menée par le parti communiste —, il n’en garde pas moins une conception verticale de l’action politique — où l’efficacité repose sur les capacités de la base à appliquer les consignes de la direction. Par ailleurs, l’incapacité des Indignés à traduire en faits politiques leurs revendications n’a pu que confirmer ses vues quant à la nécessité d’une organisation efficace de la contestation. En cela, il rejoint Iñigo Errejón, lequel, influencé par les écrits du philosophe argentin Ernesto Laclau, ainsi que par les bouleversements politiques enclenchés par Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie, croit possible la mise en pratique d’une stratégie «populiste» propre au contexte espagnol.

Il faut comprendre ici le «populisme» non pas à travers la connotation péjorative qui lui est attribuée dans les médias mais par son acception politique. En ce sens, le populisme — qui peut-être tout aussi bien de droite que de gauche — trace une ligne de division dans le champ politique entre deux acteurs en confrontation, voire irréconciliables: le peuple versus l’élite. C’est d’après le discours servant à mettre en évidence cette division que l’on peut décider si l’on a affaire à un populisme de droite ou de gauche. à n’en pas douter, Podemos est une formation de gauche – son discours contre l’exclusion et les inégalités socio-économiques, pour une démocratisation des institutions européennes (au lieu de leur dissolution), pour un contrôle des mécanismes du marché et la restructuration de la dette ou encore sa détermination à faire barrage à l’extrême droite l’attestent.
Mais à différence de la gauche marxiste, Podemos évacue la question des classes sociales. En s’inspirant de Laclau, la stratégie populiste a consisté justement à agglutiner un sujet politique plus vaste autour de l’opposition entre la «caste» (les élites) et les «gens» (le peuple). En ce sens, Podemos a tenté à ses débuts d’esquiver à tout prix des débats particulièrement sensibles tels que celui du régime politique (monarchie ou république) ou la question catalane. C’est en fonction de cette politique du plus grand dénominateur commun que Podemos a misé une part considérable de sa légitimité sur le jeu médiatique. Profitant de la popularité de Pablo Iglesias, et de son aisance sur les plateaux de télévision, le parti a concentré en ce domaine ses efforts de visibilité. Et le pari s’est avéré payant dans un premier temps.

Toutefois, la stratégie populiste, telle qu’appliquée par Podemos, est en butte à des difficultés non négligeables. Celles-ci, bien qu’étroitement liées, relèvent de deux niveaux: discursif et organisationnel. Au fur et à mesure que le parti s’ancrait dans le paysage politique, le va-tout médiatique a eu comme conséquence une normalisation du discours. Plusieurs facteurs entrent en jeu dans cette baisse de ton: l’hostilité croissante dans les grands médias, indépendamment de leur obédience politique, face à l’avancée fulgurante de Podemos durant sa première année d’existence; une quête de respectabilité afin de parer à cette levée de boucliers; la volonté de ratisser le soutien le plus large possible mais surtout parmi les classes moyennes, peu enclines aux aventures politiques. Le fait est que Podemos a édulcoré ses diatribes jusqu’à les vider de leur substance. À cela, il faut ajouter, sur le plan organisationnel, une conduite discrétionnaire de la part des dirigeants, plus proche de la tradition communiste que des mouvements sociaux actuels, les cercles de base étant alors réduits à des organes d’exécution. Qui plus est, la place privilégiée qu’occupe la dimension médiatique, dans la stratégie du parti, a conduit à négliger l’implantation locale. C’est là le paradoxe d’un parti de projection nationale mais dépourvu de véritables assises territoriales.

Les élections municipales de 2015 ont mis ce paradoxe en évidence. S’il est vrai que Podemos a fonctionné comme catalyseur pour s’emparer de villes aussi importantes que Valence, Madrid ou Barcelone, il n’est pas moins vrai qu’il a dû pour cela se greffer à des mouvements sociaux avec un fort ancrage local. Il faut donc bien plus que la simple «marque» Podemos. Constat qui a également été dressé lors des élections législatives de décembre 2015. L’entrée en force de Podemos au parlement est redevable, en grande partie, à ses alliances régionales. C’est justement la nécessité de ces alliances qu’a forcé Podemos à s’immiscer dans le débat catalan. La confluence avec des mouvements sociaux locaux menés par Ada Colau, la maire de Barcelone, est l’un de ses fers de lance. Le parti prône ainsi, à rebrousse-poil des partis populaire et socialiste, la tenue d’un referendum qui permette aux Catalans de faire le choix entre l’indépendance ou le maintien dans l’état espagnol. Une position, somme toute, modérée mais qui est l’un des obstacles à un possible gouvernement avec le parti socialiste, et qui atténue l’écho de Podemos parmi les récalcitrants à toute négociation touchant à l’intégrité de l’Espagne. Concourir aux élections législatives de juin dernier en une seule liste avec Izquierda Unida, sous le nom de Unidos Podemos, répond aussi en un certain sens au besoin de combler ce déficit d’ancrage local. Mais il y a plus. Malgré le fait que Podemos ait constamment évité de se présenter comme un parti de gauche, une part considérable de son électorat correspond à cette sensibilité et a associé à de l’incapacité politique l’impossibilité de faire alliance avec Izquierda Unida lors des législatives de décembre.

 
L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

L’ex-député Pablo Echenique-Robba. © Dani Gago / Madrid, 19 septembre 2016

 

Le spectacle des leaders des deux formations se lançant des reproches incendiaires était affligeant. Finalement, ce printemps, une alliance a été scellée. Chose qui n’a pas été facile à accomplir, puisqu’au sein de chaque parti les réticences étaient fortes. Chez Podemos, par exemple, elle a laissé à découvert des tensions entre Iñigo Errejón, cramponné à la stratégie populiste, et Pablo Iglesias, disposé à effectuer un virage à gauche. Tout au long de la campagne, les sondages annonçaient Unidos Podemos talonnant de près les populaires et dépassant les socialistes. Le soir du 26 juin, les résultats sont pourtant tombés tel un coup de massue: non seulement la droite triomphait et les socialistes tenaient bien que mal comme deuxième force politique, mais, pis encore, Unidos Podemos s’effondrait en récoltant un million de votes de moins qu’en décembre lorsque Izquierda Unida et Podemos présentaient séparément leurs listes.
Comment expliquer une telle dégringolade? Une première raison tient au fait que le votant de Izquierda Unida, beaucoup plus idéologisé, et plus proche d’une gauche traditionnelle, ne conçoit pas aussi facilement l’alliance avec ce brouillon idéologique qu’est Podemos, qui ne montre que mépris pour ce que la vieille gauche représente et qui, par ailleurs, menace d’engloutir à moyen terme Izquierda Unida. Il y a donc eu désertion de l’électorat de cette formation. Sans oublier la campagne erratique menée par les représentants de Podemos. Là encore le populisme a touché à ses limites. Quoique Podemos ne puisse pas s’arroger le droit d’être le représentant de la gronde sociale à l’origine du mouvement des Indignés, il a tout de même, dès ses débuts, été perçu comme porteur de ses revendications et espoirs. Or, après une première session parlementaire où Pablo Iglesias s’est montré particulièrement virulent envers les socialistes, à partir du moment où de nouvelles élections paraissaient inévitables, le parti a alors opéré un virage à 180° degrés en insistant sur son obédience social-démocrate, faisant ainsi des appels de pied à l’électorat socialiste et mettant sous le tapis tout l’argumentaire qui avait marqué les premiers jours de Podemos, lequel allait justement à l’encontre de ce que le PSOE — et le PP — représente, le régime hérité à la fin du franquisme. Au vu des résultats, l’électorat socialiste n’a finalement pas mordu à l’hameçon, préférant l’original à la copie. Il est certain en revanche que l’abstention a frappé de plein fouet Podemos — elle a été encore plus forte qu’en décembre: la déception semble avoir fait mouche parmi ses sympathisants.

L’issue des élections ramène en quelque sorte Podemos à ses commencements — l’expérience acquise en plus, mais l’amertume aussi: quelle forme donner à la contestation politique que traverse le pays? Le parti peut certes continuer sur la voie populiste, mais au risque de passer pour une formation politique de plus. Cette option assurerait sa présence sur la scène politique espagnole, en la réduisant probablement à n’être que cela, une simple présence, et non plus ce vecteur du changement tant voulu. Ou bien il doit, tel que le réclament de nombreuses voix en son sein, s’essayer à de nouveaux modes d’organisation pour réussir à conjuguer l’élan et la souplesse des mouvements sociaux avec l’efficacité d’un parti. Le risque n’est pas moindre: s’embourber dans des assemblées qui paralyseraient toute action. Peut-être est-ce le prix à payer pour faire advenir «la nouvelle politique».
Entre temps, une lutte larvée entre factions est en cours depuis des mois. D’un côté, les partisans des thèses populistes d’Iñigo Errejón, qui considèrent l’alliance avec Izquierda Unida une erreur, préférant ratisser large. De l’autre côté, ceux qui soutiennent le virage à gauche prôné par Pablo Iglesias, afin de redonner un cap contestataire au parti, pour lequel les anciens membres d’Izquierda Anticapitalista constituent un soutien de poids. Il faudrait néanmoins nuancer encore ce partage des eaux.
Si Pablo Iglesias et Iñigo Errejón s’opposent quant à la stratégie future à suivre, ils partagent cependant une conception verticale du parti: une machine de guerre électorale dotée d’une hiérarchie forte. En quoi ils s’opposent aux «anticapitalistes» ou aux courants mouvementistes, qui privilégient une organisation plus souple et étroitement liée à la société civile. L’issue de ces luttes déterminera la forme (voire l’existence) du parti, ainsi que l’avenir immédiat de la politique espagnole. Podemos est, en ce sens, emblématique de la gauche européenne, prise entre les mailles d’une social-démocratie à bout de souffle et des formes inédites de mobilisation qui peinent à devenir viables.


* PSOE: Parti socialiste ouvrier espagnol, PP: Parti populaire.

 

 

 
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Pays basque, le «bélier» d’une nouvelle Europe?

12 septembre 2016

Le 25 septembre, les électeurs de «la communauté autonome basque» sont appelés à renouveler leur Parlement. Les nationalistes, divisés en deux groupes, y sont largement majoritaires. Les plus déterminés espèrent cette fois arriver en tête du scrutin. Ils entendent profiter de la dynamique enclenchée par le Brexit qui a eu pour conséquence indirecte de raviver l’idée d’indépendance en Écosse et Irlande du Nord. Rencontre avec Arnaldo Otegi, ancien de l’ETA, chef de file de la coalition de gauche EH Bildu.

© Alberto Campi / Ondarroa, Pays basque / Juillet 2016

© Alberto Campi / Ondarroa, Pays basque / Juillet 2016

 

Le 25 septembre, les électeurs de «la communauté autonome basque» sont appelés à renouveler leur Parlement. Les nationalistes, divisés en deux groupes, y sont largement majoritaires ¹. Les plus déterminés espèrent cette fois arriver en tête du scrutin. Ils entendent profiter de la dynamique enclenchée par le Brexit qui a eu pour conséquence indirecte de raviver l’idée d’indépendance en Écosse et Irlande du Nord. Rencontre avec Arnaldo Otegi, ancien de l’ETA, chef de file de la coalition de gauche EH Bildu ².

 

propos recueillis Par William Irigoyen 12 septembre 2016

Arnaldo Otegi est un animal politique. Né il y a cinquante-huit ans à Elgoibar dans la province de Guipuscoa, cette figure du nationalisme basque a l’Euskal Herria (Pays basque en euskara) chevillé au corps. Son rêve? Voir cette «communauté autonome» espagnole ³ divorcer de Madrid et accéder de plein droit à l’indépendance. Son engagement radical, qui ne date pas d’aujourd’hui, lui a valu de nombreux séjours en prison. Le 1er mars dernier, il achevait une peine de six ans pour «appartenance à une organisation terroriste au rang de dirigeant». Lors de sa première intervention, suivie de près par des sympathisants de la cause basque, il appelait à la consolidation de la paix. Arnaldo Otegi reste aujourd’hui haï par les parents et proches des victimes de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna ⁴) qui l’accusent de n’avoir jamais véritablement renié l’organisation qualifiée de terroriste ⁵. Il est l’un de ceux qui ont activement milité en faveur de la fin de la lutte armée, laquelle est effective depuis octobre 2011.

Nota bene: Quelques jours après la parution de cette interview dans la version papier de La Cité, la justice espagnole a décidé d'interdire à Arnaldo Otegi le droit de se présenter aux élections basques du 25 septembre.

Si, lors des élections du 25 septembre au Pays basque, votre coalition arrive au pouvoir à Vitoria-Gasteiz, quelle sera votre première mesure symbolique?
Arnaldo Otegi
: J’observerai une minute de silence pour toutes les victimes du conflit politique vieux de cent ans et je lirai un manifeste pour la liberté de notre pays et pour l’égalité de son peuple.

Le 21 juin, 51,2% des Britanniques ont choisi de quitter l’Union européenne. En écosse et en Irlande du Nord, les électeurs ont massivement voté contre le Brexit. Avez-vous l’impression que ce référendum vient, indirectement, donner un coup d’accélérateur incroyable au combat indépendantiste?
Il y a maintenant sept ans, nous avons misé sur un changement de stratégie. Nous avons considéré que si, dans l’Europe actuelle, se construisent de larges majorités au sein des différentes nations plaidant pour leur indépendance, la création de nouveaux États n’est qu’une question de temps. Jouant sur la peur, nos adversaires ont répondu assez curieusement que notre démarche nous placerait en dehors de l’Union européenne. Le Brexit démontre exactement le contraire. Il va apporter de nouvelles opportunités à tous ceux qui, en Écosse et en Irlande, défendent l’indépendance. En Catalogne et au Pays basque, il va y avoir de nouvelles avancées.

Certains nationalistes corses ont affirmé qu’ils avaient comme projet de faire accéder leur pays nouvellement indépendant à l’Union européenne. Et vous, que souhaiteriez-vous idéalement: un Pays basque indépendant à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE?
En tant que candidat d’une large coalition qui va de la sociale-démocratie à l’anticapitalisme, je vous dirais que l’Union n’est pas configurée, territorialement, économiquement et socialement, comme un espace démocratique au service du peuple. Nous sommes en présence d’une Europe des marchands, une structure de domination de certaines élites financières. Pour les citoyens appartenant à différentes classes sociales, il ne s’agit pas d’un projet attirant. J’envisage un État basque au sein de l’espace européen mais agissant comme un «bélier» afin d’opérer une reconfiguration politique. Mais il nous faudra organiser un débat avec possibilité d’un référendum. Ce sont les citoyens qui doivent décider de leur appartenance ou non à l’UE.

Quels seraient les avantages et les inconvénients de la fondation d’un État basque?
Les avantages sont évidents: nous récupérerions ainsi les instruments de souveraineté, en matière de politique fiscale et monétaire notamment, ce qui, dans un pays exportateur comme le nôtre, peut avoir une incidence positive sur l’efficacité de notre économie. Celle-ci repose sur l’industrie mais doit intégrer les défis sociaux et environnementaux. L’inconvénient majeur serait que ce scénario d’avenir génère de l’incertitude au sein de la population et que cela ait des répercussions évidentes, notamment sur les niveaux de consommation. Ce débat mérite une approche globale, certainement pas conjoncturelle.

Ne serait-il pas temps de construire, au Parlement européen, une liste «transnationale» des mouvements indépendantistes regroupant, au sein de Los pueblos deciden, la coalition à laquelle vous appartenez, des Nord-irlandais, des Corses, des Sardes, des Flamands et bien d’autres?
C’est une bonne idée. Mais elle aurait dû être mise en œuvre il y a bien longtemps. Je suis convaincu que l’humanité est confrontée à des défis qui ne peuvent trouver de solutions dans les seules limites de nos territoires. Je crois que nous, les forces européennes d’émancipation, sommes un moteur de démocratisation nationale et sociale au sein de l’Union. Une grande coalition comme celle que vous évoquez démontrerait notre grande force et permettrait de canaliser le malaise populaire grandissant vis-à-vis de ce modèle d’Union à partir d’une perspective progressiste de gauche. Nous pourrions ainsi nous confronter aux positions politiques les plus réactionnaires, celles de l’extrême droite, qui sont en train de contaminer de larges secteurs de la population. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire dangereusement les vieux scénarios des années 1930. La profonde crise civilisationnelle que nous traversons — avec les conséquences sociales et écologiques dramatiques que nous connaissons — sont en train de soulever de grandes vagues d’indignation populaire contre les élites gouvernantes. Dans certains cas, ce mécontentement est même dirigé par l’extrême droite ou par les cercles les plus réactionnaires des élites politiques et médiatiques. La gauche européenne a donc une responsabilité supplémentaire dans la situation actuelle.

Arnaldo Otegi vu par © Urtzi Gartzia / 2016

Arnaldo Otegi vu par © Urtzi Gartzia / 2016

Quelles doivent être, selon vous, les différentes étapes conduisant à l’indépendance du Pays basque?
Parvenir à un accord démocratique avec Madrid sur la reconnaissance de notre droit à l’auto-détermination est une étape déjà conclue. Simplement, nous croyons que ni l’État espagnol ni l’État français ne permettront la concrétisation d’un tel scénario. Nous nous proposons donc de mettre en route un processus constituant, populaire, démocratique et participatif qui, partant de la réalité actuelle, aboutira à la construction de notre propre État. L’Europe doit se faire à l’idée que, après la Catalogne, nous allons constituer un deuxième front afin de demander à ce que soit respecté notre droit à l’auto-détermination. En plus d’appartenir à l’un des peuples les plus anciens du continent, nous, les Basques, possédons une structure économique et industrielle absolument distincte de celle de l’Espagne, dont le taux de chômage est le double du nôtre. Le poids de l’industrie dans l’économie est supérieur chez nous et avoisine celui que l’on trouve dans le reste de l’Union. Nous avons une conscience sociale bien plus avancée, ce qui nous permet d’affirmer que notre État assurera une meilleure et une plus juste répartition du travail et de la richesse, une politique environnementale progressiste et des positions claires en faveur de l’égalité des genres.

Est-ce que le projet d’émancipation écossaise vis-à-vis de la Grande-Bretagne, qui semble se dessiner, peut, selon vous, être un modèle politique à suivre?
Le modèle écossais est idéal car il permet un référendum négocié avec l’État. Il apporte sérénité, stabilité et sécurité juridique au processus. Cependant, il n’est pas forcément exportable ici. L’État espagnol n’acceptera jamais un modèle de consultation populaire négocié avec le Pays Basque ou, comme on le voit actuellement, avec la Catalogne. C’est l’État espagnol lui-même qui crée de l’instabilité et de l’incertitude à son propre égard. Par conséquent, il compromet la stabilité européenne elle-même. Dans ces circonstances, la seule issue est de former des volontés démocratiques majoritaires capables de mettre en place, au Pays Basque comme en Catalogne, des processus unilatéraux d’indépendance.

Redoutant le développement des tendances séparatistes au Pays Basque et en Catalogne, le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy s’est catégoriquement prononcé contre l’adhésion de l’Écosse à l’Union européenne. Est-ce que, selon vous, ce genre de position est, à terme, tenable?
Monsieur Rajoy a un sérieux problème: l’Écosse et l’Irlande ont voté en majorité pour rester dans l’UE. Il ne peut pas continuer à nier un principe démocratique élémentaire qui est le droit pour un peuple de décider s’il veut être ou non indépendant. Sa menace de veto est tout simplement ridicule. L’Espagne a un problème. Elle voit dans l’Écosse ou l’Irlande un miroir dans lequel elle essaie par tous les moyens... de ne pas se regarder.

Depuis la fin du mois de juin, vous pouvez à nouveau vous déplacer dans l’Hexagone. Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’Intérieur, a mis fin à une interdiction qui vous frappait depuis 32 ans. Cette «victoire» n’est-elle pas le signe que les représentants du «mouvement national» basque posent finalement plus de problèmes à leurs adversaires quand ils abandonnent les armes?
C’est une victoire morale. Cette mesure injuste, impossible à défendre démocratiquement, nous fut infligée non seulement à moi mais aussi à des centaines de compatriotes. J’aimerais que cela illustre la volonté du gouvernement français — qui, de mon point de vue, a un rôle très important à jouer dans le processus de paix en Euskal Herria — de se repositionner dans le contexte actuel et ce, d’une manière plus constructive et positive. Mais, pour le moment, on n’en est pas là.

Si un jour le Pays basque devenait indépendant, est-ce que des citoyens comme votre intervieweur, qui porte un nom basque mais n’en parle pas la langue, pourraient automatiquement obtenir la nationalité ou bien faudrait-t-il qu’il soit né sur le sol basque?
La politique d’accès à la nationalité que nous défendons est la plus progressiste du monde. Pour nous, est basque toute personne qui vit et travaille dans notre pays et souhaite le devenir. Il n’y a aucune autre restriction, même si, évidemment, notre État devra minutieusement contrôler l’accès à la nationalité tout en faisant preuve d’ouverture.

Propos traduits de l’espagnol par Sabine Thuillier


1.    27 sièges pour ENJ-PNV (Parti Nationaliste basque);
21 pour EH-Bildu (Euskal Herria Bildu, en français «Réunir le Pays basque»).
2.    Coalition composée de plusieurs partis de la gauche dite abertzale (patriotique):
Eusko Alkartasuna, Aralar, Alternatiba, Sortu.
3.    Il en existe dix-sept au sud des Pyrénées.
4.    «Pays basque et liberté».
5.    L’organisation clandestine a mis fin à son action armée en octobre 2011.

 
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«Seules les sociétés civiles peuvent relancer le dialogue entre l’Europe et le monde arabe»

19 mai 2016

L’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères était hier à Genève pour lancer une initiative visant à remettre sur les rails les relations entre l’Europe et le monde arabe, après l’enlisement du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.

Miguel Moratinos lors de sa conférence à l'Université de Genève. © Charlotte Julie / 18 mai 2016

Miguel Moratinos lors de sa conférence à l'Université de Genève. © Charlotte Julie / 18 mai 2016

 

L’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Moratinos, était hier à Genève pour lancer une initiative visant à remettre sur les rails les relations entre l’Europe et le monde arabe, après l’enlisement du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.

 

Luisa Ballin 19 mai 2016

La société civile méditerranéenne doit jouer un rôle central sur l’échiquier politique européen et moyen-oriental. C’est la conclusion d’une équipe de chercheurs du Global Studies Institute de l’Université de Genève qui ont remis, hier, à Miguel Moratinos un rapport sur les préoccupations et les aspirations des peuples européens de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Cet acte académique ouvre une phase de relance du dialogue entre les deux rives de la Méditerranée, dans laquelle l'ancien ministre espagnol des Affaires étrangères s'était fortement engagé dans le passé. «J'ai participé à la mise en route du Processus de Barcelone et de l'Union pour la Méditerranée» a-t-il évoqué, hier soir, lors d'une conférence publique à l'Université de Genève. Un événement qui marque le début d’un ambitieux projet associant les sociétés civiles euro-arabes à un Livre blanc pour une nouvelle solidarité et coopération euro-arabe. Une première mondiale qui place Genève au cœur de la démarche.
Pour que ce projet ne reste pas lettre morte, comme le furent le processus de Barcelone en 1995, et l’Union pour la Méditerranée en 2008, le Livre blanc, élaboré par une commission d’experts, servira de feuille de route, à l’image des travaux entrepris dans les années 1980 par la Commission Bruntland pour l'environnement et le développement, dont le rapport intitulé Our Common Future (Notre avenir à tous) a été la base de travail pour le Sommet de la Terre de 1992. «Ce Livre blanc de la société civile sur la coopération euro-arabe est destiné à devenir la pierre angulaire de la refondation des relations entre l'Europe et le monde arabe», analyse Alain Clerc, président de la Fondation pour la promotion du dialogue méditerranéen et euro-arabe (FDMEA), fondée à Genève en 2013 et à l'origine de ce mouvement.

À Genève, Miguel Moratinos, qui fut également ambassadeur d’Espagne en Israël, puis Envoyé spécial de l’Union européenne au Proche-Orient pour le processus de paix israélo-palestinien, n’a pas mâché ses mots pour fustiger les échecs des dirigeants européens et leur manque de vision, d’ambition, de cohésion, de réaction et de stratégie politique face à des problèmes majeurs comme la solution du conflit entre Israéliens et Palestiniens ou la question des migrants demandeurs d’asile qui frappent depuis deux ans aux portes des pays du Nord de la Méditerranée. Répondant à La Cité sur la façon dont les dirigeants politiques pourraient convaincre les sociétés civiles à adhérer au projet qu’il a présenté à l’Université de Genève, Miguel Moratinos explique que «les sociétés civiles sont indépendantes et, en ce sens, elles doivent être elles mêmes mues par leur propre dynamique. Ne demandez pas aux hommes politiques de convaincre les sociétés civiles, ce sont elles qui doivent convaincre les représentants politiques d’être à l’écoute, de les soutenir et de créer des mécanismes pour que les deux rives de la Méditerranée et du monde arabe puissent se réunir et débattre. Ces sociétés civiles doivent ensuite assumer des responsabilités si elles veulent faire partie du processus de décision. Parce que critiquer sans assumer de responsabilités, cela ne peut pas marcher».

Posture volontariste ou vœux pieux? De l’aveu même de l’ancien ministre espagnol, les dirigeants politiques ont échoué dans leur tentative de créer un véritable dialogue entre les pays du nord et du sud de la Méditerranée et en général avec le monde arabe. «Ce qu’il faut, c’est rassembler tous les acteurs, y compris les sociétés civiles, afin de pouvoir mener à terme le but de notre projet. Car les hommes politiques n’ont pas de vision et ne proposent rien pour l’instant.» Miguel Moratinos rappelle que le Conseil européen avait renvoyé aux calendes grecques la proposition d’Enrico Letta, alors premier ministre italien, qui demandait une réunion d’urgence sur la question des migrants demandeurs d’asile qui débarquaient en grand nombre sur la petite île de Lampedusa, au sud de la Sicile, après avoir traversé la Méditerranée sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie. «Ce fut une erreur politique et ce n’est qu’une année et demie plus tard que l’on a commencé à discuter pour tenter de régler le problème. Si l’on avait débattu et essayé de trouver des solutions avant, nous n’en serions pas là. Les pays du Nord de l’Europe n’avaient pas la sensibilité nécessaire pour anticiper les conséquences de ce qui est arrivé parce qu’ils croyaient que ce problème n’allait pas les toucher, puisque les pays du sud de l’Europe étaient censés faire le gendarme face aux arrivées à nos frontières. Pour les pays du Nord, c’était à l’Espagne, à l’Italie et à la Grèce de prendre des mesures, sans toutefois être solidaires avec ces trois pays, alors que la notion de solidarité est inscrite dans les traités européens. Dans le Traité de Lisbonne, la solidarité est même la clause fondamentale.» Et Miguel Moratinos de conclure: «Lorsqu’il n’y a pas de solidarité, c’est tout l’édifice des principes de l’Union européenne qui s’effondre.»

Fondation pour la promotion du dialogue méditerranéen et euro-arabe (FDMEA): www.fdmea.org

 

 

 

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Doubler le tunnel du Gothard, une question à sens unique?

5 février 2016 — Le 28 février, le peuple suisse est appelé à voter pour ou contre la construction d’un second tube routier au Gothard. Soutenu par la Confédération, ce projet a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans un souci de clarté, La Cité a mis en perspective les positions de chacun.

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’histoire suisse. © Alberto Campi / Archive

Le 28 février, le peuple suisse est appelé à voter pour ou contre la construction d’un second tube routier au Gothard. Soutenu par la Confédération, ce projet a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans un souci de clarté, La Cité a mis en perspective les positions de chacun.

Publié le 5 février 2016


Par Martin Bernard

«Modification du 26 septembre 2014 de la Loi fédérale sur le transit routier dans la région alpine (LTRA) — Réfection du tunnel routier du Gothard.» Tel est l’intitulé sur lequel les Suisses devront s’exprimer, le 28 février. Il laisse entendre que l’enjeu est d’accepter ou de refuser la réfection de l’actuel tunnel routier du Gothard. Mais en réalité, celui-ci — inauguré en 1980 et long de 16,9 km — doit dans tous les cas, pour des raisons de mise en conformité, être assaini d’ici 2035. C’est donc sur le fait d’accepter ou non la construction d’un deuxième tube routier qu’il faudra voter.

Le Gothard est un lieu symbolique dans l’Histoire suisse; il se révèle d’une importance primordiale pour le transport nord-sud de marchandises à destination de l’Europe centrale et de l’Italie. Environ 70% de tous les véhicules franchissent les Alpes par cette voie. Or, tel que présenté, l’assainissement nécessitera la fermeture prolongée du tunnel routier. La Confédération, qui en est propriétaire, a donc jugé indispensable de trouver une solution de rechange permettant aux véhicules de continuer à emprunter cet axe pendant les rénovations (devant durer un peu plus de trois ans). C’est à cette fin qu’elle a opté pour la construction préalable, entre 2020 et 2030, d’un second tunnel routier parallèle à l’ancien. Une fois les réfections terminées, vers 2035, une seule voie de circulation unidirectionnelle serait ouverte dans chaque tube. La deuxième voie devant être utilisée uniquement comme bande d’arrêt d’urgence.

Plusieurs associations 1 sont montées au créneau pour s’opposer au projet de second tube. Pour elles, «deux tunnels mènera à deux fois plus de camions», et donc à long terme à «doubler les émissions de substances polluantes» dans les Alpes. Une solution également jugée «anticonstitutionnelle» par l’ancien ministre des transports Moritz Leuenberger, car contraire à l’article 84 de la Constitution. Cette disposition précise que «la capacité des routes de transit des régions alpines ne peut être augmentée».

L’association Initiatives des Alpes ajoute qu’«il est techniquement comme juridiquement impossible d’empêcher que, sous la pression de l’Union européenne, les troisième et quatrième voies ne soient mises en exploitation un jour». «Faux!», rétorque en substance le Conseil fédéral. Il argue que la proposition de modification de la LTRA préviendra cette possibilité. Qui a raison, qui a tort?

La loi, une fois modifiée, stipulerait: «La capacité du tunnel ne peut être augmentée. Il n’est possible d’exploiter qu’une seule voie de circulation par tube; si un seul tube est ouvert au trafic, il est possible de mettre en service deux voies dans le tube concerné, soit une voie pour chaque sens de circulation.» Pour Vincent Martenet, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Lausanne, «tant que seules deux voies sont utilisées, on peut donc considérer que la disposition constitutionnelle est respectée.» Des propos confirmés par Markus Kern, maître assistant à l’Institut de droit européen de l’Université de Fribourg. «Même si le Oui l’emporte le 28 février, pour ouvrir quatre voies et utiliser tout le potentiel des deux tunnels, il faudrait au préalable modifier à nouveau la loi et la constitution. Modifications qui seraient soumises à référendum.» En 2004, l’initiative populaire Avanti proposait déjà d’ouvrir quatre voies à la circulation au Gothard. Elle fut alors largement rejetée par le peuple et les cantons.

Il est vrai, en revanche, que le creusement d’un second tube laisserait la possibilité technique d’ouvrir quatre voies. Une possibilité qui, comme le souligne Markus Kern, pourrait être renforcée par l’article 32 de l’Accord bilatéral sur les transports terrestres signé avec l’Union européenne en 1999. Cet accord prévoit que les deux parties s’interdisent de restreindre unilatéralement la capacité de leurs routes de transit. «Il est difficile cependant de se prononcer sur la question actuellement, reconnaît le spécialiste. Car la pertinence d’une telle remise en question de la constitution et de la LRTA ne se ferait qu’à l’horizon 2035, à la fin des réparations de l’actuel tunnel routier. Beaucoup de choses peuvent encore changer d’ici-là». D’autant qu’en cas de pression de l’UE, il n’est pas évident que le droit européen prime sur le droit suisse. Comme pour les relations bilatérales concernant la libre circulation des personnes, une telle décision relèverait alors autant des négociations politiques, que du domaine juridique.

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

© Fanny Vaucher / Janvier 2016

Comme alternative au deuxième tube, les opposants préconisent le transfert du trafic routier vers le rail. Divers pistes ont été initialement explorées par le Conseil fédéral, sans être retenues. Le principal scénario alternatif prévoit une fermeture totale du tunnel routier pendant 980 jours entre 2019 et 2025, avec une brève réouverture en été durant les périodes de haute affluence.

Dans la jungle des arguments contradictoires avancés par les uns et les autres, une chose est sûre: la variante par le rail est techniquement réalisable. La question est de savoir si elle est plus avantageuse qu’un deuxième tube. Dans un rapport datant de 2010, l’Office fédéral des routes (OFROU) précise qu’un système de train-autos passant par l’ancien tunnel ferroviaire de faîte du Gothard (entre Göschenen-Airolo) permettrait d’absorber «sans entraves majeures» le trafic des voitures de tourisme en dehors de la haute saison. Avant la construction du tunnel routier, en 1980, une part de ce trafic empruntait cette voie.

Les installations de ferroutage utilisées à cette époque existent encore en grande partie. Moyennant la mise en place d’aiguillages, d’une deuxième voie à Airolo, et la construction d’aires d’attentes, rien d’insurmontable n’empêche techniquement sa réouverture. En 2014, une moyenne d’environ 15 000 véhicules particuliers — hors poids-lourds — ont franchi quotidiennement le tunnel routier du Gothard. Selon l’OFROU, le ferroutage par l’ancien tunnel ferroviaire permettrait à 21 600 véhicules d’être transportés chaque jour gratuitement par ce biais. Seul en été le trafic est plus important. L’ouverture de la route du col du St-Gothard pourrait cependant permettre de résorber ce surplus.

COÛTS ET IMPACT ÉCONOMIQUE

Les poids-lourds, moyennant une taxe de 105 frs. par trajet, seraient transportés via le nouveau tunnel ferroviaire du St-Gothard, long de 57 km, et qui sera inauguré en juin. Cette offre permettrait, selon certains experts, de couvrir l’essentiel des besoins du transport intérieur (environ 30% des 840 000 poids-lourds empruntant annuellement le tunnel routier). Pour le transit européen, il serait nécessaire d’installer de surcroit une navette ferroviaire sur la ligne reliant Bâle et Chiasso, avec un train par heure et par direction. Une solution que l’OFROU, en raison d’infrastructures non-adaptées aux plus gros camions, n’avait en 2012 pas retenu dans ses arguments. Deux ans plus tard, cependant, une décision du Conseil fédéral visant à résoudre ce problème a remis le projet sur la table.

Ces différentes options permettraient ainsi de transférer sur le rail l’entier du trafic passant actuellement par le tunnel routier, évitant ainsi d’engorger les axes du San Bernardino, du Simplon ou du Grand Saint-Bernard. Un report du trafic sur ces derniers ne peut, cependant, être exclu.

Un autre argument avancé par les défenseurs du second tube est que les aménagements techniques requis pour la solution ferroviaire sont coûteux et devront être construits sur des terrains controversés. En tout, une surface totale de 155 000 mètres carrés devrait être réquisitionnée au Tessin et dans le canton d’Uri, indique l’OFROU. Un chiffre que conteste Oskar Stalder, ingénieur électrique, ancien responsable des infrastructures aux CFF et membre du comité d’experts indépendants Gothard à moindre coût (lire le chapitre ci-dessus «Un avis indépendant»): «En utilisant les données de la Confédération, mais en se basant sur une connaissance pratique et actualisée de la gestion du ferroutage et des installations, la surface nécessaires aux différents aménagement ne représente seulement qu’un tiers de celle définie par l’OFROU.»

En outre, comme le reconnaît elle-même la Confédération, «les réserves de terrain mentionnées sont encore disponibles pour l’instant, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de terrains utilisés pour les chantiers des nouvelles lignes ferroviaires alpines». Malgré cela, les polémiques locales n’en demeurent pas moins bien réelles. Elles concernent d’ailleurs tout autant les surfaces importantes — 370 000 mètres carrés, selon l’OFROU — nécessaires à la construction d’un second tube. à noter, là aussi, qu’une bonne partie de la surface requise est déjà utilisée par des constructions.

La solution du transport par le rail retenue a été estimée entre 1,4 et 1,7 milliard de francs, contre 2,8 milliards pour celle du second tube 2. Au vu de ces chiffres, le rail permettrait d’économiser entre 1,1 et 1,4 milliard à la Confédération. Sans compter les frais d’exploitations supplémentaires qu’engendrerait un deuxième tube: entre 960 millions et 1,2 milliard jusqu’à la prochaine réfection, vers 2080.

Les adversaires du projet jugent inopportun d’investir autant d’argent dans la route alors que la loi fédérale sur le transfert du transport de marchandises de la route au rail (LTTM), votée en 2008, consiste à encourager l’utilisation du rail en limitant à 650 000 (contre 1,03 millions en 2014) le nombre de poids-lourds franchissant annuellement les Alpes 3. La Confédération, de son côté, justifie cet investissement en arguant qu’un deuxième tube est une solution durable susceptible de régler les problèmes de trafic lors des réfections futures, alors que les installations ferroviaires de transbordement devront être démontées, et l’argent investi perdu.

Cet argument est pertinent d’un point de vue purement économique, notamment si quatre voies de circulation devaient, à termes, être ouvertes. Le trafic, et avec lui les échanges économiques, pourraient alors doubler, et permettre d’amortir les lourds investissements consentis. Les opposants disent d’ailleurs que c’est ce que souhaitent secrètement les défenseurs du second tube.

Mais dans l’hypothèse du maintien de la capacité du trafic routier actuel, défendue lors de cette votation, un tel avantage tombe. Sans compter qu’une partie du matériel investi pour la solution du rail pourrait être revendue ou réutilisée ailleurs. Il est en outre superflu de vouloir déjà spéculer sur les prochaines réfections des tunnels, en 2080. Il est trop tôt pour envisager quoi que ce soit, car la technologie peut tout bouleverser.

Une autre pierre d’achoppement concerne le détournement possible d’une partie de l’argent fédéral destiné aux travaux de désengorgement des axes autoroutiers problématiques, comme ceux de Morges ou Vevey. Les opposants insistent sur le fait que l’argent débloqué au Gothard manquera ailleurs. Un argument que rejette le Conseil fédéral: «Les budgets des grands travaux de désengorgements prévus jusqu’en 2030 ont déjà été approuvés par le parlement, et ne seront pas touchés. Les fonds débloqués pour le Gothard pourraient seulement faire indirectement concurrence à d’autres projets d’entretien.»

POUR DES RAISONS DE SÉCURITÉ

Quel que soit le résultat de la votation, le budget annuel du Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA) devra, dans tous les cas, être augmenté d’environ 240 à 280 millions par an sur une période de six ou dix ans, selon les variantes. Le prélèvement de cette somme est actuellement en discussion au Conseil des états. «Il est possible qu’elle soit financée par une augmentation du prix de l’essence», révèle Dominique Bugnon, chef de l’information au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). «Mais, pour l’heure, rien n’est encore décidé.»

Le dernier point litigieux, enfin, concerne l’impact économique négatif de la fermeture du tunnel routier sur les cantons d’Uri et du Tessin, notamment au niveau du tourisme. Bien que réel dans certains secteurs, il est probable que cet impact soit surestimé par les deux camps. En effet, dans un rapport publié en 2011, le Secrétariat d’état à l’économie est arrivé à la conclusion que pour toutes les solutions envisagées, «les répercussions sur l’économie globale des cantons sont relativement faibles».

L’actuel tunnel routier est un tube bidirectionnel étroit. Entre 2001 et 2014, 181 accidents ayant fait 21 morts et 107 blessés ont été constatés à l’intérieur. Pour la Confédération, une circulation à sens unique dans deux tubes différents, avec bande d’arrêt d’urgence, permettrait de réduire le risque d’accident, et d’éliminer ceux de collisions frontales. En cas de problème dans l’un des tubes, il serait possible de dévier le trafic dans le second, et ainsi d’éviter les bouchons.

Les pompiers, en empruntant la bande d’arrêt d’urgence laissée libre, pourraient également se rendre plus facilement sur les lieux des accidents. Les mesures de compte-gouttes et de limitation de la vitesse — mises en place après le grave accident de 2001 qui a causé la mort d’onze personnes — seront aussi maintenues. Depuis leur implémentation, le trafic a sensiblement baissé. Cet argumentaire tient la route, mais à la condition que seules deux voies de circulation soient ouvertes. Si, comme le craignent les opposants, le trafic venait à augmenter, une grande partie des bénéfices avancés disparaîtraient. C’est en tout cas la conclusion d’une étude du Bureau de prévention des accidents (Bpa), publiée en 2013. Les défenseurs de la solution ferroviaire soulignent aussi, à la suite de l’OFROU, que «depuis 2001, le taux d’accident a sensiblement diminué, et le tunnel du St-Gothard figure aujourd’hui parmi les tunnels autoroutiers les plus sûrs».

Selon eux, une mise aux normes de l’actuel tunnel avec installation d’une glissière centrale de sécurité escamotable serait suffisante. La commercialisation de technologies de conduite automatique, actuellement testées à Sion et Zurich, pourrait aussi, selon certains experts, réduire le nombre de collisions frontales, même au sein d’un tube bidirectionnel. Mais cela reste de la musique d’avenir.

Un avis indépendant

FAIT RARE dans une votation, un groupe d’experts se présentant comme indépendant du politique et de l’économique, et composé majoritairement d’universitaires et d’anciens cadres des CFF, a pris position sur la constrution d’un deuxième tube routier au Gothard via le site www.gothard-a-moindre-cout.ch. Leur but? «Faire connaître la solution du ferroutage suivant les dernières connaissances techniques en vigueur, et permettre aux gens de voter sans arrières pensées en sachant qu’une solution praticable existe et peut être mise en œuvre rapidement et à moindre coût.» Ces spécialistes estiment entre autres qu’en utilisant au maximum les installations existantes, la solution du transfert au rail reviendrait à «un peu plus d’un milliard». C’est-à-dire 400 à 600 millions de moins que ce qu’a calculé le Conseil fédéral dans ses études sur l’options du rail.


1. Dont l’ATE, Pro Natura, le WWF, le PS, les Verts, et l’Initiative des Alpes.

2. Ces prix peuvent varier, positivement ou négativement, de 30%.

3. En Suisse, plus de 60% du transport de marchandises à travers les Alpes s’effectue déjà par le rail. La part du trafic combiné dans le transport par le rail a progressé de 17% à 72% entre 1981 et 2013.

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Le nouveau parlement offrira-t-il les clefs du pouvoir sanitaire aux caisses-maladie?

7 septembre 2015

Le Conseil national décide de pérenniser le moratoire provisoire qui permet actuellement aux cantons de limiter l’ouverture de nouveaux cabinets médicaux. 18 décembre 2015, coup de théâtre. La chambre du peuple change d’avis et enterre ce moratoire à l’issue d’un vote très serré: 97 voix contre 96 et une abstention.

© Alberto Campi / Archives

© Alberto Campi / Archives

 

 

Federico Franchini 18 janvier 2016

7 septembre 2015. Le Conseil national décide de pérenniser le moratoire provisoire qui permet actuellement aux cantons de limiter l’ouverture de nouveaux cabinets médicaux. 18 décembre 2015, coup de théâtre. La chambre du peuple change d’avis et enterre ce moratoire à l’issue d’un vote très serré: 97 voix contre 96 et une abstention. Sur la lancée de leur victoire aux élections fédérales, l’UDC et le PLR – tous deux opposés au moratoire – ont réussi à la dernière minute à serrer les rangs pour rejeter ce projet de loi proposé par le Conseil fédéral. Il faut dire aussi qu’entre septembre et décembre plusieurs parlementaires ont changé d’opinion.
Dès le 1er juillet 2016, les médecins pourront donc librement s’installer, les médecins d’hôpitaux comme les médecins venant de l’étranger. Pour la plus grande joie des assureurs maladies, qui ont tenu à exprimer leur satisfaction: «Nous saluons cette décision du Conseil national», exulte Santésuisse dans un communiqué. Dans ce même document, l’association faîtière des assureurs dicte les prochaines étapes : «Le parlement devrait faire preuve de l’ouverture d’esprit nécessaire pour examiner des solutions libérales, durables mais surtout abordables. Libéral, car en principe il ne devrait subsister aucune clause d’exclusion empêchant les fournisseurs de prestations qualifiés d’exercer leur profession. Durable et abordable, car le droit de facturer à 100% – et dans tous les cas – ne saurait être garanti à chaque fournisseur de prestations agréé».

Voilà qui a au moins le mérite de la clarté: les assureurs ont pris pour cible le libre choix du médecin par son patient. Ce système, les assurances maladie n’en veulent plus. Les caisses cherchent désormais à contracter elles-mêmes avec les médecins, par-dessus la tête des patients-assurés. Clé de voûte de la relation médecin-patient, le libre choix du praticien est pourtant une liberté personnelle à laquelle la population suisse reste très attachée: en 2008 un nouvel article constitutionnel contraire à la liberté du choix du médecin avait était balayé à 69,5%; en 2012 le peuple avait refusé l’initiative dite du managed-care par le 76% des votants. En septembre 2014 déjà, le Conseil national avait accepté une motion intitulée «contre-proposition à la limitation de l’admission de médecins» et qui visait à introduire la liberté de contracter pour les assurances maladie. Les médecins s’y sont vivement opposés. L’assemblée des délégués de la FMH – la fédération de médecins suisses – l’avait unanimement rejetée; la Société vaudoise de médecine parlait même «d’une incroyable provocation». Cette motion était perçue comme une mesure politique avantageant de manière unilatérale les assureurs, au détriment des médecins et des patients. Un joli cadeau offert aux caisses, un peu plus de deux semaines avant la votation fédérale sur la caisse publique de septembre 2014.

La motion en question avait été déposé par l’UDC zurichois Jürg Stahl, l’un des parlementaires les plus proches de l’assurance maladie; il est aujourd’hui premier vice-président du Conseil national. En consultant le site du parlement, on remarque que son adresse personnelle est celle de la filiale zurichoise du Groupe Mutuel, dont il est le chef de service pour le Centre de la Suisse alémanique. Une proposition similaire avait déjà été déposée, en 2012, au Conseil des États par l’alors sénateur zurichois Felix Gutzwieler (PLR), vice-président du conseil d’administration de la caisse-maladie Sanitas. La motion avait été rejetée par la chambre des cantons, en suivant l’avis du Conseil fédéral. Les assureurs-maladie et leurs «miliciens» au parlement font flèche de tout bois pour imposer ce système refusé par le peuple. De Heinz Brand (UDC), président de Santésuisse, à Ignazio Cassis, chef du groupe PLR et président de Curafutura, les lobbyistes des caisses restent nombreux au sein du nouveau parlement, contrôlé par l’UDC et le PLR. Cassis est le président de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national. Son homologue de la même commission du Conseil des États, Konrad Graber, est membre du Conseil de l’assureur CSS. Mais la liste est encore bien plus longue.

En décembre 2015, le parlement a refusé d’étendre les règles d’incompatibilité au secteur de la santé. Il s’agit des mandats incompatibles avec le statut de parlementaire; ils incluent les organes fédéraux eux-mêmes, les entreprises privées «fournissant des tâches administratives et dans lesquelles la Confédération occupe une position prépondérante». C’est le cas de Swisscom, des CFF ou de la Poste. Mais cela ne concerne pas la santé. Si la Confédération n’est ni propriétaire ni actionnaire d’aucune caisse-maladie, celles-ci sont revêtues d’un mandat de service public, d’autant plus que chaque habitant doit y adhérer. Les conflits d’intérêt continuent donc de plus belle. Et la nouvelle répartition des forces au sein du parlement fédéral risque d’avoir pour effet d’offrir aux caisses-maladie le contrôle de toute l’offre sanitaire.

 
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Vers une Europe unie contre les dérives de la finance?

3 décembre 2015

L’eurodéputée Sylvie Goulard est l’auteure d’un rapport d’initiative dont l’objectif est de tenter de faire apparaître qui fixe les règles encadrant les activités du secteur financier. Elle propose aussi que l’UE clarifie sa représentation dans les institutions internationales.
 

Sylvie Goulard: «L’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés et disposent de pouvoirs étendus pour agir.» © DR / 2015

Sylvie Goulard: «L’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés et disposent de pouvoirs étendus pour agir.» © DR / 2015

 

 

L’eurodéputée Sylvie Goulard est l’auteure d’un rapport d’initiative dont l’objectif est de tenter de faire apparaître qui fixe les règles encadrant les activités du secteur financier. Elle propose aussi que l’UE clarifie sa représentation dans les institutions internationales.

 

William Irigoyen à Strasbourg
3 décembre 2015

Qui décide de quoi en matière financière? Cette question figure au centre du projet d’initiative présenté par Sylvie Goulard, eurodéputée du groupe ALDE (Alliance des Libéraux et Démocrates en Europe) *. La Commission européenne — qui dispose du monopole de l’initiative des lois — s’en emparera peut-être si, comme le croit fermement l’eurodéputée française, le texte passe l’étape de la commission des Affaires économiques et monétaires et de l’Assemblée plénière du Parlement d’ici l’an prochain.

Pour répondre à la question fondamentale de l’arbitrage, il faut d’abord prendre conscience d’une double tension. L’une s’exerce entre experts et élus; l’autre apparaît entre les différents niveaux de décision politique. Qui décide? S’agit-il des enceintes démocratiques nationales, autrement dit les parlements des 28 pays membres de l’Union européenne ou bien des instances européennes, voire mondiales?

Ces questions qui pourraient paraître d’une naïveté confondante ne le sont pas, bien au contraire. Car il en va du contrôle de décisions prises parfois de façon très opaque par des institutions dont les représentants n’ont souvent aucun compte à rendre. Quand on sait, en outre, qu’il y a une multitude d’organismes traitant de ces matières, généralistes ou sectoriels (Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement en Europe, G20, Financial Stability Board, Comité de Bâle pour ne citer qu’eux), on mesure la complexité du problème.

Il convient donc de trouver de l’efficacité en la matière. Comment faire? Sylvie Goulard promeut l’idée d’une plus grande transparence dans les activités des organismes internationaux en charge du contrôle des établissements financiers. Et son rapport de défendre l’idée d’accountability, terme anglais suggérant que les responsables rendent compte de leurs décisions.

Quand on sait qui répond de quoi publiquement, alors les risques de dérapage peuvent être réduits, à défaut d’être éliminés. Et le citoyen européen, actuellement en pleine défiance vis-à-vis de la mondialisation, peut espérer retrouver confiance dans les institutions internationales et comprendre que la compétition économique mondiale peut être autre chose qu’une véritable jungle où règne la loi du plus fort.

Notion-clef du projet, la transparence doit aussi s’appliquer et peut-être en premier lieu à l’Union européenne. Un rapide coup d’œil à la représentation de l’UE dans les institutions internationales montre une réalité surprenante. Dans certaines enceintes, les 28 n’ont pas droit au même traitement: ainsi l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne peuvent disposer d’un fauteuil quand d’autres en sont dépourvus.

«J’ai coutume de dire que Bruxelles apparaît un peu comme le baby-sitter des petits états membres alors que les plus gros pays sont seuls à assurer leur représentation», précise Sylvie Goulard. Comment, dès lors, améliorer la situation actuelle? «Le domaine de l’union bancaire», répond l’eurodéputée, «pourrait offrir l’occasion de parler d’une voix.»

 
© Parlement européen / 2015

© Parlement européen / 2015

 

«Retard d’investissement considérable»

Désormais, des règles communes s’appliquent de manière homogène à tous les établissements bancaires de la zone euro. Celle-ci s’est dotée d’un superviseur unique destiné à contrôler l’application des règles prudentielles par les banques. «Pourquoi», demande Sylvie Goulard, «ne pas en tirer les conséquences dans les organes, tels que le Comité de Bâle de la Banque des Règlements internationaux qui traite des questions bancaires ou au Financial Stability Board qui, depuis la crise financière de 2009, assure pour le compte du G20 une formation de secrétariat technico-politique?» Et l’eurodéputée d’enfoncer le clou: «Je pousse pour que l’union bancaire donne lieu à une représentation unifiée de la zone euro

«Une représentation unifiée»... Ne s’agirait-il pas là d’une réponse aux célèbres propos d’Henri Kissinger qui, dans les années 1970 demandait «quel numéro» appeler en Europe en cas de problème? Un réel agacement perce dans la réponse de Sylvie Goulard: «Cette phrase commence un peu à me lasser. Si vous allez aux états-Unis et que vous regardez le nombre d’agences qui s’occupent de finance, de régulation et de supervision, je peux vous dire que c’est un standard entier qu’il faudrait aux Américains pour que nous-mêmes sachions qui appeler. Cela étant dit, oui, je crois que l’Europe est plus forte quand ses responsables sont mieux identifiés

L’eurodéputée avance deux noms pour appuyer ses dires: Mario Draghi, l’Italien, le patron de la Banque centrale européenne et Margrethe Vestager, la Danoise, la commissaire à la concurrence. «Nous avons là des responsables qui sont entendus à l’échelle du monde car ils disposent de pouvoirs étendus pour agir au niveau européen», selon Sylvie Goulard qui ajoute: «Seule une bonne organisation peut permettre à l’UE de s’appuyer sur son unité, et en tirer de la puissance. Si nous voulons que les Européens comptent dans le monde, encore faut-il qu’ils s’organisent pour peser

L’enjeu de ce rapport parlementaire n’est pas mince, à savoir relancer l’économie, redonner confiance aux millions d’Européens en la finance. Il y a eu des comportements inqualifiables, mais le secteur n’en est pas moins nécessaire pour apporter aux entreprises les capitaux dont elles ont besoin. Nos économies ont encore un retard d’investissement considérable. Selon Sylvie Goulard, «nous n’avons toujours pas rattrapé les niveaux d’investissement d’avant la crise. Ça veut dire que nous n’achetons pas les machines les plus perfectionnées, les entreprises n’ont pas les moyens de développer leur activité... C’est très grave pour l’emploi. Il est important de comprendre que la finance doit être au service de l’économie réelle».

Quand on rétorque à l’intéressée qu’il est peut-être grand temps, aussi, que le politique contrôle l’économie et non l’inverse, l’eurodéputée apporte une réponse nuancée: «Bien sûr. Mais j’ajouterais un bémol à cette remarque. Parfois, en France par exemple, l’interférence politicienne nuit à l’économie. Bien de l’argent public a été gaspillé pour des raisons partisanes, pour sauver une usine non rentable par exemple. Les chefs d’entreprise savent mieux que les fonctionnaires ce qui est bon pour l’entreprise. L’état doit se recentrer sur des missions régaliennes et non tout contrôler

Pour donner le maximum de chance à ce rapport d’initiative d’être repris par la Commission européenne, Sylvie Goulard dit avoir travaillé avec ardeur avec des collègues d’autres groupes politiques en vue de rassembler une large majorité — Les Verts / Alliance Libre Européenne; Socialistes et Démocrates; Parti Populaire Européen (centre droit).

Si le texte recueille un certain certain soutien au Parlement européen, la réaction des capitales européennes serait bien plus timide selon elle: «Les gouvernements ne voient souvent plus l’intérêt commun.» L’éternelle rivalité entre l’intérêt communautaire et national. Et l’eurodéputée d’ajouter: «En revanche, dans des pays comme les États-Unis ou la Suisse, ces propositions reçoivent un bon accueil.» Nul n’est prophète en son royaume.


 

Paru dans l’édition de décembre 2015

* Projet de rapport sur le rôle de l’Union dans le cadre des institutions et organes internationaux dans le domaine financier, monétaire et réglementaire 2015/2060(INI) du 3 septembre 2015.

 
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Quel avenir pour les gares en ville? Le livre qui marque un tournant

4 octobre 2015

Face à la hausse exponentielle du nombre d’utilisateurs, faut-il agrandir les gares en surface ou sous terre? L’ouvrage «Je veux des quartiers», retraçant la mobilisation du quartier des Grottes à Genève, rappelle la montée en puissance des habitants dans les projets d’urbanisation ferroviaire.

Max Jacot vu par @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

Max Jacot vu par @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

 

Face à la hausse exponentielle du nombre d’utilisateurs, faut-il agrandir les gares en surface ou sous terre? L’ouvrage «Je veux des quartiers», retraçant la mobilisation du quartier des Grottes à Genève, rappelle la montée en puissance des habitants dans les projets d’urbanisation ferroviaire.

 

Lucy Isler
4 octobre 2015

Zurich a inauguré sa nouvelle gare souterraine en juin 2014. Genève et Lausanne devront attendre 2030 pour réaliser leurs projets d’agrandissement. Berne et Lucerne, 2025. La métamorphose des grandes gares se poursuit en Suisse où le trafic des voyageurs va doubler d’ici une quinzaine d’années. «Agrandir les gares, oui, mais avec la population!» Le mot d’ordre du Collectif 500 a retenti, jeudi 1er octobre 2015, à la librairie du Boulevard à Genève, où s’est tenue une lecture publique de l’ouvrage «Je veux des quartiers», de Max et Adèle Jacot, paru au printemps chez Slatkine.

Le livre retrace en images l’histoire de mobilisation qui a empêché la démolition pure et simple de la partie sud des Grottes. Souvenez-vous. En automne 2011, les habitants de ce quartier situé derrière la gare de Cornavin s’opposent à l’agrandissement planifié par les Chemins de fer fédéraux (CFF): un chantier impliquant la disparition de centaines de logements et une refonte modernisée de l’espace tout comme des futures habitations. Autant que leurs habitations, c’est «l’esprit populaire du quartier» que les résidents s’inquiètent de voir disparaître. Un esprit «très fort aux Grottes», explique Max Jacot, habitant depuis vingt ans.

«Il y a des lieux qui nous appartiennent», s’exclame le comédien Laurent Sandoz, lisant un passage du livre devant le public réuni dans la librairie autogérée de la rue de Carouge. Les mots résonnent comme dans une salle de théâtre, solennels et appuyés, faisant éclater l’histoire, avant tout humaine, de la contestation du Collectif 500. L’histoire d’une préoccupation collective pour «la survie du ‘nous’ et de l’histoire de ce vieux quartier». Le Collectif 500, composé de 80 personnes, est fondé le 21 novembre 2011. Pourquoi ce nom? Car, à première vue, les initiateurs du mouvements des Grottes estimaient à 500 le nombre de logements à sauver. Un chiffre tombé plus tard à 385, une fois les plans reçus et analysés. Les rassemblements, actions et dialogues du groupe se multiplient. Un habitant des Grottes établit alros un plan en sous-sol comme alternative à la nouvelle gare en surface.

Proposé au CFF, il est pourtant jugé trop onéreux par rapport à l’extension des quais sur terre. Le Collectif lance alors une initiative cantonale intitulée «Cornavin: Pour une extension souterraine de la gare»: 16 285 signatures sont déposées le 1er juillet 2013. Avec un mois d’avance. Le 13 mars 2015, le Grand Conseil genevois accepte l’initiative, modifiant la loi cantonale sur le réseau des transports publics. Désormais, elle inclut l’article 5bis: «L’État prend toutes les mesures relevant de sa compétence pour favoriser l’agrandissement de la gare de Cornavin dans une variante souterraine.» Fin juin 2015, un accord est trouvé entre la Confédération, Genève et les CFF. Les travaux, estimés à 1,6 milliard, devraient commencer en 2024 et s’achever en 2030.

 
Le comédien Laurent Sandoz lit un passage du livre «Je veux des quartiers», co-signé par Max Jacot (au centre) et sa fille Adèle. @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

Le comédien Laurent Sandoz lit un passage du livre «Je veux des quartiers», co-signé par Max Jacot (au centre) et sa fille Adèle. @ Charlotte Julie / Genève, 1 octobre 2015

 

«Ce livre souhaite marquer tout ce qui s’est passé dans cette lutte autour de l’initiative», souligne Max Jacot. Son envie et ligne directrice: «Faire de la photo liée à la réalité.» D’où un recueil de portraits des habitants, de photos de bâtiments, de lieux, autant de scènes de vie des Grottes, images accompagnées de textes et dialogues, pour s’immerger visuellement dans le sentiment du vivre ensemble et de l’existence en commun si vive dans ce quartier. Son but? Mettre en lumière la place des habitants dans la construction et l’aménagement d’une ville.

À Lausanne, la mobilisation genevoise a fait des émules. En effet, le Collectif Gare regroupant 300 personnes, touchées ou non par les futures démolitions annoncées derrière la gare, s’active à promouvoir un urbanisme social et patrimonial. Le Collectif a pris ouvertement position le 6 juillet 2014 contre le projet de la nouvelle gare des CFF. En plus de dénoncer la démolition de 85 logements, de la guesthouse des Épinettes et du parking du Simplon, les membres dénoncent la multiplication des surfaces commerciales: 60 commerces sont prévus dans le nouveau complexe des CFF.

L’avenir des gares en ville pourrait bel et bien passer par les agrandissements souterrains, si des compromis émergent entre la volonté populaire et les budgets à disposition pour creuser. La variable financière reste, en effet, l’un des freins majeurs au développement sous terre. Les CFF martèlent que, à court terme, les extensions ferroviaires en sous-sol sont bien plus chères que la solution en surface. D’où l’importance d’engager les différents acteurs touchés par ces plans d’urbanisation.

À l’instar de Zurich, où la nouvelle gare récemment achevée a, elle aussi, impliqué les Zurichois dans le choix de son aménagement. Ceux-ci s’opposèrent au projet initial des CFF, qui prévoyait d’étendre la gare en surface, par le biais d’une initiative cantonale déposée en 1999. Là encore, l’alternative souterraine fut gagnante. Le contre-projet du Conseil d’État soumis au vote populaire l’emporta, le 23 septembre 2001, avec 82% des voix.

Pour l’heure, à Genève, il ne reste «plus qu’à surveiller le respect de l’initiative», notent quelques membres du Collectif 500, présents à la librairie du Boulevard. Si tous se félicitent de cet heureux aboutissement en faveur d’une nouvelle gare souterraine, ils confient une certaine nostalgie de ces «temps de lutte ensemble». Cela a «créé des liens», conclut l’un d’entre eux.

 

Je veux des quartiers, Max Jacot, Adèle Jacot, Éditions Slatkine, Genève, Mars 2015

 
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Le mystérieux argent suisse du clan Kadhafi remonte à la surface

Après la chute du dictateur en 2011, le Ministère public de la Confédération a saisi 150 millions de francs dissimulés par un proche du clan Kadhafi. Les investigations mettent en lumière de nouveaux flux d’argent, dessinant un réseau de corruption entre la Norvège, les Pays-Bas et la Suisse. Enquête exclusive parue dans l’édition papier datée du 1 septembre 2015.

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Après la chute du dictateur en 2011, le Ministère public de la Confédération a saisi 150 millions de francs dissimulés par un proche du clan Kadhafi. Les investigations mettent en lumière de nouveaux flux d’argent, dessinant un réseau de corruption entre la Norvège, les Pays-Bas et la Suisse. On commence à en mesurer l’étendue.

Par Federico Franchini septembre 2015

Retenez ces noms: Chokri et Mohamed Ghanem. Le père et le fils. Il s’agit des derniers acteurs connus du dossier libyen en Suisse. Ils apparaissent à la suite du sulfureux Khaled Hamedi, fils d’un dignitaire du régime de Kadhafi, titulaire, au bas mot, de dix-huit comptes ouverts dans trois banques en Suisse. Quelque 150 millions de francs y dorment. Ce juteux pactole a été saisi, en 2011, à la suite de dénonciations au MROS (Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent) émises par un intermédiaire financier. Une procédure pour blanchiment d’argent est ouverte. Le Ministère public de la Confédération effectuait ainsi sa première prise libyenne. Avant de ferrer la famille Ghanem.
Chokri Ghanem a longtemps dirigé la National Oil Company (NOC), la compagnie nationale du pétrole, ce qui en faisait l’officieux «ministre du pétrole» de Mouammar Kadhafi. En mai 2011, au plus fort de la révolution libyenne, il tourne le dos à son maître et se réfugie à Vienne. Le nouveau gouvernement de Tripoli lance un mandat d’arrêt international contre lui sous l’accusation de détournement de fonds issus de la vente de pétrole libyen. Le 29 avril 2012, son cadavre est retrouvé dans le Danube. Chokri Ghanem emporte dans sa tombe la connaissance du système mis en place par le dictateur libyen pour détourner les fonds publics à son profit et mener ses opérations de corruption à grande échelle.

Quelques semaines avant sa mort, Chokri Ghanem apprend que son fils fait l’objet d’une enquête en Suisse. Le compte que Mohamed Ghanem avait ouvert à l’UBS, au nom de sa société Goldent Petal, est bloqué. Ghanem père note dans son journal: «Mohamed est désespéré car la Suisse enquête à son propos. Je devrais consulter un avocat. J’espère que tout ira bien.» Nous sommes en mars 2012; le père se montre tout aussi inquiet pour le sort de son fil que pour le sien. Les investigateurs suisses remontent à Mohamed Ghanem — qui résiderait actuellement au Bahreïn et disposerait d’un passeport émirati — en exécutant une demande d’entraide pénale internationale requise par la Norvège. Le bureau anti-corruption d’Oslo enquête sur la multinationale Yara, leader mondial de la production de fertilisants. Cette société emploie 7300 personnes; 36% du capital est détenu par l’État norvégien. La procureure d’Oslo, Marianne Djupesland, soupçonne la société Yara d’avoir versé des pots-de-vin à un intermédiaire libyen afin de faciliter la construction d’une usine à Marsa El Brega, ville portuaire et industrielle de Libye, située dans le golfe de Syrte.
Cette multinationale avait créé, en 2009, une joint venture avec deux entités étatiques libyennes, la National Oil Corporation (NOC) et la Libyan Investment Authority (LIA), le fonds souverain qui gère 70 milliards de dollars, une fortune colossale générée par l’exportation d’hydrocarbures. Monstre d’opacité, la LIA mélangeait avoirs étatiques et fortune personnelle de Kadhafi. L’attention des enquêteurs norvégiens se focalise sur deux filiales de Yara à Genève: Balderton Fertilisers SA et Yara Switzerland Ltd.

 
© Alberto Campi / Septembre 2015

© Alberto Campi / Septembre 2015

 

Le 5 septembre 2011, la demande norvégienne d’entraide pénale parvient à Berne. La procureure Marianne Djupesland désigne Chokri Ghanem comme probable intermédiaire libyen au service de Yara. La mission de suivre la piste de Chokri Ghanem est confiée au procureur fédéral Jacques Rayroud, responsable de l’antenne de Lausanne du Ministère public de la Confédération. Il procède, le 8 septembre, à l’audition de Nejdet Baysan, qui occupait jusqu’à la veille la charge de président des conseils d’administration des deux filiales de Yara à Genève. Ce dernier met le procureur Rayroud sur une nouvelle piste. Elle mène à une société avec laquelle Yara avait eu des relations commerciales: la Nitrochem, basée à Binningen dans le canton de Bâle-Campagne, filiale d’Ameropa, numéro deux mondial de la production d’ammoniaque.
Oslo transmet une nouvelle commission rogatoire internationale. Le 31 janvier 2012, la police judiciaire fédérale perquisitionne les bureaux de la Nitrochem. Les policiers saisissent des milliers de documents qu’ils passent au crible avec l’aide de leurs collègues norvégiens. Le versement de 1,5 million de dollars sur un compte UBS attire l’attention. Il a été effectué pour régler la livraison d’une grosse quantité d’ammoniaque. Le procureur Jacques Rayroud réclame l’accès à ce compte et découvre qu’il est géré au profit de la société Goldent Petal, basée aux Iles Vierges, dont l’ayant droit économique est... Mohamed Ghanem, fils de Chokri Ghanem, ancien «ministre du pétrole» de Kadhafi!

Ces informations sont transmises à Oslo, où elles servent de preuves lors d’un procès qui s’achève en 2014 par la condamnation de Yara à payer 43,5 millions de francs, l’amende la plus élevée de l’histoire norvégienne. En juillet 2015, quatre hauts dirigeants de la multinationale, parmi lesquels l’ancien PDG Thorleif Enger et le Français Daniel Clauw, sont condamnés à des peines de prison. En Suisse, le Ministère public de la Confédération ouvre une instruction pénale, toujours en cours, contre Nitrochem et deux personnes liées à la société. Cette demande d’entraide norvégienne permet au Ministère public de la Confédération d’en savoir plus sur la famille Ghanem. Ainsi, il apparaît que le père entretenait également des relations bancaires avec la Suisse. En outre, les enquêteurs suisses apprennent que Ghanem fils n’est pas seulement le bénéficiaire économique de la société Goldent Petal, il est aussi le PDG d’une banque au Bahreïn, la FirstEnergy Bank — liée aux proches d’anciens hauts dignitaires libyens réfugiés dans les pays du Golfe après la mort de Kadhafi —, détenue à 16,25% par le fonds souverain libyen LIA. La banque a été soupçonnée, par des cabinets d’enquête partis à la chasse aux avoirs de Kadhafi, d’abriter de fonds de l’ancien régime.

En 2011, en application des sanctions ordonnées par le Conseil de sécurité, l’ONU gèle les activités de ce fonds multimilliardaire, qui, outre ses investissements immobiliers à Londres et Paris, a pris des participations dans plus de 550 sociétés dans le monde parmi lesquelles Shell, UniCredit (la plus importante Banque d’Italie), Pearson (l’éditeur du Financial Times), Vodafone, ou encore l’équipe de foot de la Juventus. Mais, grosso modo, quelque 10% des avoirs saisissables échappent à l’ONU par le biais des paradis fiscaux et donnent lieu à une chasse au trésor. Selon les enquêteurs, la famille Ghanem aurait pu profiter de cette manne. À partir des comptes suisses de Ghanem fils, des transactions ont été effectuées vers diverses sociétés, parmi lesquelles figure le hedge fund hollandais Palladyne International Asset Management BV. L’ONG britannique Global Witness indique en 2010 cette entité comme étant une plateforme gérant la richesse de Kadhafi. En publiant un rapport d’audit du cabinet KPMG, l’ONG dévoile que Palladyne gérait 300 millions de dollars pour le compte du fonds libyen LIA.
En Suisse, le Ministère public de la Confédération obtient la preuve que Palladyne a versé beaucoup d’argent à Mohamed Ghanem. La société néerlandaise est administrée par Ismael Abudher, mari de Ghada Ghanem, soeur de Mohamed et fille de Chokri. Nous nous trouvons donc devant cette situation. Un hedge fund domicilié aux Pays-Bas gère l’argent du pétrole libyen. Ce hedge fund est dirigé par le gendre de Chokri Ghanem qui a eu la haute main sur ledit pétrole. Et verse des fonds sur un compte suisse de Ghanem fils. Il n’y a pas de fumée sans feu. Le procureur suisse Jacques Rayroud demande à son tour l’aide des autorités néerlandaises. Nous sommes le 30 novembre 2012. Quelques mois plus tard, en juin 2013, la police néerlandaise fait irruption au domicile d’Ismael Abudher et dans les bureaux de la société Palladyne. Marieke van der Molen, porte-parole du Parquet national hollandais ne confirme pas les noms. Elle nous indique pourtant que, suite à une demande d’assistance judiciaire de la Suisse, le procureur néerlandais mène une enquête visant «une société d’investissement basée à Amsterdam ainsi que l’un des ses directeurs».

La société et le directeur sont suspectés, entre autres, de «falsification de documents, fraude et blanchiment d’argent». Selon les autorités des Pays-Bas, Ismael Abudher aurait détourné beaucoup d’argent, dont 28,5 millions versés sur un compte en Suisse appartenant à Mohamed Ghanem. Ce dernier reversait les sommes reçues sur d’autres comptes au sein de la même banque, ainsi que sur deux autres comptes ouverts par deux sociétés écrans dans un autre établissement bancaire. La technique classique pour dissimuler de l’argent sale. De ces comptes, l’argent refaisait un nouveau tour à travers d’autres comptes et trois autres sociétés écrans pour atterrir sur un compte aux Pays-Bas au nom du frère d’Ismael Abudhar. Les ayant droits des cinq sociétés écrans utilisées pour dissimuler les fonds étaient tous membres de la famille Ghanem et Abudhar. Le 3 avril 2014, le Ministère public de la Confédération bloque tous ces fonds. Cette saisie est exécutée à la demande des autorités néerlandaises. Ghanem père et fils — deux «personnes exposées politiquement» (PEP) — ont donc pu effectuer des transactions avec des sociétés écrans, sans que cela n’alerte les services bancaires préposés à la vigilance. Nous avons pris langue avec l’UBS qui, légalement, ne peut pas s’exprimer sur un cas spécifique mais affirme cependant, qu’entretenir des relations avec des PEP impose de respecter des contraintes nettement plus sévères en matière de contrôle.
Selon nos informations, dans ce dossier précis, la banque n’est d’ailleurs pas sous le coup d’une procédure de la part de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers. Dans un communiqué de presse, la société Palladyne affirme n’avoir jamais géré de l’argent pour le compte d’institutions étatiques libyennes actives dans le secteur énergétique. Pour sa part, Ismael Abudhar déclare n’avoir jamais appartenu au régime libyen.

Le 25 mars 2014, un opérateur de bourse étasunien, Dan Friedman, avait déposé plainte contre la société Palladyne auprès d’une Cour du Connecticut, aux États-Unis. Il y avait travaillé en 2011 et avait compris que «Palladyne était une société écran servant à toucher des pots-de-vin versés par des entreprises voulant faire affaires avec le régime libyen ou la compagnie pétrolière nationale gérée par le beau-père d’Ismael Abudher (Chokri Ghanem: ndlr) et à recycler de l’argent public volé par la famille et les amis de de Khadafi». La société Palladyne est aussi sous le coup d’une plainte déposée aux Pays-Bas par la nouvelle direction du fonds souverain LIA. Aux États-Unis, le gendarme de la bourse, la Securities and Exchange Commission, enquête sur des opérations boursières illicites commises lors de la prise de participation de la LIA dans le capital de la banque italienne UniCredit. Selon le site web de la revue Africa Intelligence, parmi les personnes sous enquête figure Ismael Abudhar.

 
Chokri Ghanem, ancien ministre du pétrole libyen de Muammar Khadafi. © Samuel Kubani / AFP / NTB

Chokri Ghanem, ancien ministre du pétrole libyen de Muammar Khadafi. © Samuel Kubani / AFP / NTB

 

En Suisse, la procédure se poursuit et la bataille légale a commencé il y a un peu moins d’un an. Nathalie Guth, porte-parole du Ministère public de la Confédération, confirme qu’une procédure «est en cours d’instruction». Le 9 octobre 2014, Ismael Abudhar a été entendu par les autorités suisses. Dans une interview au journal norvégien Dagens Noerinsliv du 27 juin 2015, le procureur fédéral Jacques Rayroud souligne le caractère particulier de ce dossier et ajoute qu’il convient de ménager la sécurité des personnes impliquées, confirmant indirectement les craintes d’Ismael Abudhar. Selon ce dernier, certaines informations sensibles transmises par la Suisse aux Pays-Bas auraient pris le chemin de la Libye où sa famille aurait été menacée de représailles. Jacques Rayroud a toutefois nié que des informations auraient pu parvenir en Libye. La famille Ghanem a confié la défense de Mohamed et d’une société dont il est l’ayant droit économique à l’avocat genevois Jean-Marc Carnicé. Contacté par courriel, ce dernier répond: «Je ne souhaite pas m’exprimer au nom de mes clients. Je vous indique volontiers cependant qu’ils contestent avoir commis une quelconque infraction.»
Défenseur également de Behlassen Trabelsi, gendre de l’ancien dictateur tunisien Ben Ali, Jean-Marc Carnicé a gagné, en décembre 2014, le recours contre la restitution à la Tunisie de 35 millions de francs confisqués dans des banques en Suisse. Mais dans l’affaire Palladyne, il n’a pas remporté de succès jusqu’à maintenant. à deux reprises, il a été désavoué par le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Me Carnicé avait demandé, en vain, la levée de la saisie des comptes bancaires dont Mohamed Ghanem était l’ayant-droit économique et s’était opposé à «la remise des moyens de preuve» à la justice néerlandaise.  Un autre recours, déposé par l’avocat Pierre de Preux — visant à lever le blocage des comptes de six sociétés écrans impliquées dans la dissimulation des fonds libyens — a été rejeté. Le dossier libyen n’a donc pas fini de défrayer la chronique.


Des dossiers libyens suspendus et d’autres non aboutis

Le contexte politico-juridique. Le 21 février 2011, le Conseil fédéral publie une ordonnance visant à bloquer les avoirs de 29 personnes physiques originaires de Libye. Parmi celles-ci figurent également toutes les personnes répertoriées sur la liste de l’ONU. Il est désormais interdit de transférer des avoirs financiers aux personnes physiques concernées par cette ordonnance ou de mettre à leur disposition, directement ou indirectement, des ressources économiques.

Le troisième fils du dictateur. En août 2011, le procureur de la Confédération ouvre une enquête pénale pour blanchiment d’argent, faux et corruption d’agents publics étrangers contre Saadi Kadhafi, troisième fils du dirigeant libyen, ainsi que contre d’autres parties prenantes. Le Ministère public de la Confédération (MPC) procède à la confiscation des biens de Saadi Kadhafi: — une participation financière dans une société suisse non cotée: il s’agit de la société Silvermat SA de Genève affichant comme but au Registre du Commerce, «le commerce sur Internet de matières et produits, notamment achat, vente, importation, exportation et courtage de matières premières et de produits destinés à l’hôtellerie et à la restauration, ainsi que services d’intermédiaire y relatifs»; 106 286 actions d’une valeur nominale de 2 francs appartenaient à Dorion Business International, société des îles Vierges Britanniques dont le bénéficiaire économique est Saadi Kadafi; — des actifs relativement mineurs auprès d’une banque maltaise: la First International Merchant Bank p.l.c. (FIMBank); trois comptes auprès cette banque appartenaient à trois sociétés basées aux Îles Vierges Britanniques, dont Kadhafi était le bénéficiaire économique, Dorion Business Ltd, Bingley Overseas Ltd et Horntown management Ltd; — un contrat d’achat d’un yacht, le fameux Hokulani, jamais livré par le vendeur en raison des mesures d’embargo, bien que le fils Kadhafi l’ait presqu’entièrement payé. Selon le MPC, l’enquête criminelle contre Saadi Kadhafi est suspendue, car le fils de l’ancien dictateur est détenu en Libye, dans un lieu inconnu et que, «pour diverses raisons», il est impossible pour le moment de déposer une demande d’entraide pénale internationale auprès des autorités libyennes.

Entre Tripoli et Meyrin. Outre la famille Kadhafi, des proches du colonel sont concernés. Parmi ces derniers, Bashir Saleh Bashir, 64 ans, à l’époque son chef de cabinet. Bashir Saleh Bashir est le patron de la Libya Africa Portefolio (LAP), le principal outil d’influence en Afrique subsaharienne du colonel Kadhafi, appartenant à la LIA, le fonds souverain libyen. Depuis 2006, Bashir est le président d’une filiale suisse de la LAP — LAP (Suisse) SA — domiciliée à Meyrin, dans le canton de Genève. Si LIA et LAP (siège de Tripoli) sont présentes sur la liste des entreprises soumises à l’ordonnance du Conseil fédéral, la LAP (Suisse) SA n’y figure pas. En effet, en 2010, une année avant le printemps arabe, Bashir Saleh Bashir cédait la présidence de la société genevoise à un autre Libyen, Alameen Taweel. Or, ce dernier ne figure pas sur la liste des personnes frappées d’une mesure de confiscation. Résultat: cette société suisse n’est pas sanctionnée dans notre pays alors que, comme l’a révélé le magazine Le Point, 498 de ses actions (sur 500) appartenaient encore à Bashir Saleh Bashir, chef de cabinet du colonel Kadhafi. Antje Baertschi, porte-parole du Secrétariat d’état à l’économie, confirme que «l’entité LAP (Suisse) n’a jamais été inscrite sur la liste». Toutefois, elle affirme que cette branche helvétique «peut être considérée comme étant subordonnée à la LAP et donc soumise aux mêmes restrictions».

Après la chute du dictateur, le nouveau pouvoir libyen a mandaté des cabinets d’avocats dans plusieurs pays, afin de récupérer les avoirs libyens gelés à travers le monde, notamment ceux du LIA et des sa filiale LAP. En Suisse, grâce au cabinet de droit des affaires Meyerlustenberger Lachenal, les nouveaux dirigeants de la Libye ont pu reprendre le contrôle de sa filiale helvète. Dans ce contexte, LAP (Suisse) a déménagé de Meyrin à Genève et a été domicilié auprès de ce cabinet spécialiste de droits des affaires. Tous les anciens administrateurs ont été écartés, laissant la place à d’autres libyens résidant en Suisse.

 
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La victoire de Jeremy Corbyn fait bouger les «lignes rouges»

À 66 ans, Jeremy Corbyn prend la tête du parti travailliste britannique qu’il veut plus à gauche. À 74 ans, le socialiste américain Bernie Sanders marque des points lors des primaires démocrates en vue de la prochaine présidentielle. Un vent nouveau souffle sur la social-démocratie.

Jeremy Corbyn © DR

Jeremy Corbyn © DR

 

À 66 ans, Jeremy Corbyn prend la tête du parti travailliste britannique qu’il veut plus à gauche. À 74 ans, le socialiste américain Bernie Sanders marque des points lors des primaires démocrates en vue de la prochaine présidentielle. Un vent nouveau souffle sur la social-démocratie.

 

William Irigoyen
12 septembre 2015

Les instituts de sondage britanniques ne se sont pas trompés. Ils avaient prédit une victoire de Jeremy Corbyn à la primaire travailliste. Le député d’Islington-Nord, dans la banlieue de Londres, a été élu comme prévu aujourd’hui, samedi 12 septembre, au premier tour avec 59,5% des suffrages. Il s’installe donc dans le fauteuil laissé vacant par Ed Miliband après sa défaite, lors des dernières législatives en mai, face à David Cameron. Tony Blair, ancien premier Ministre et théoricien du New Labour, peut désormais manger le chapeau qu’il ne porte pas, lui qui n’a cessé durant cette campagne interne de tirer à vue sur Jeremy Corbyn, incarnation à ses yeux d’un socialisme éculé, passéiste et donc suicidaire pour le parti. L’ancien locataire du 10 Downing Street voit-il juste? Réponse lors des législatives de 2020.

Si la Grande-Bretagne est parfois qualifiée, de façon ironique, de «51e État américain», alors il y a fort à parier que ce scrutin travailliste sera regardé à la loupe outre-Atlantique. L’an prochain aux États-Unis, les électeurs démocrates sont appelés à désigner la tête de leur parti, l’objectif étant de trouver un successeur à Barack Obama après son départ de la Maison Blanche. Si, pour l’instant, Hillary Clinton fait la course en tête, elle est de plus en plus talonnée par Bernie Sanders, premier sénateur à se déclarer «socialiste». Huit ans séparent l’homme politique du Vermont et son confrère britannique. Tous deux sont présentés comme représentant «l’aile gauche» de leur mouvement. Tous deux, à en croire certains éditorialistes, seraient mentalement restés dans les schémas idéologiques des années 1970. Pour le vérifier, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil aux programmes de ces deux «gauchistes».

Dans le domaine économique, Jeremy Corbyn veut en finir avec l’austérité, imposer davantage les hauts revenus, offrir une meilleure protection aux allocataires de prestations sociales, réprimer l’évasion fiscale, plafonner les salaires des grands patrons, nationaliser la banque royale d’Ecosse, développer l’apprentissage. Il souhaite que le chemin de fer et les entreprises énergétiques soient mis sous tutelle de l’État. À l’international, le nouveau patron du Labour veut favoriser une approche politique et non plus militaire des dossiers. Il milite pour une sortie de l’OTAN et s’oppose à des raids aériens contre Daech en Irak et en Syrie. Il est favorable au maintien de son pays dans l’UE mais réclame une «meilleure Europe». Il refuse de consacrer plus de 2 % du PIB à la Défense, se prononce pour la fin du système de missile nucléaire Trident. Il réclame la création d’une éducation nationale britannique, promet d’accorder une plus grande place aux femmes dans son cabinet fantôme (shadow cabinet) et ne s’engagera pas, lui le républicain convaincu, dans une lutte sans merci contre la monarchie.

LE «COUSIN D’AMÉRIQUE»

Bernie Sanders, son «cousin d’Amérique», avance une feuille de route en douze points. D’abord, lance-t-il, il faut reconstruire des infrastructures (routes, ponts, aéroports, voies ferrées, écoles) actuellement en ruines faute d’investissements. La faute, selon lui, à la guerre en Irak qui aurait coûté 3 000 milliards de dollars. Le candidat démocrate milite pour que son pays soit exemplaire dans le dossier climatique, plaide pour le développement des énergies renouvelables.

Dans son programme, on peut aussi lire qu’il souhaite développer de nouveaux modèles économiques capables de favoriser la création d’emplois et augmenter la productivité. Dans le même temps, il appelle au renforcement du rôle des syndicats, à un salaire minimum de 7,25 $ l’heure. «Il ne devrait y avoir aucun pauvre parmi ceux qui travaillent 40 heures par semaine», est-il écrit dans sa «profession de foi». Il se prononce pour l’égalité salariale entre hommes et femmes, veut que les études supérieures soient moins onéreuses et que la finance soit au service de l’homme. Enfin, il souhaite la généralisation de la couverture médicale et une vraie réforme fiscale.

Les semaines, les mois qui viennent permettront de dire comment et avec quel argent ces ambitieux programmes, si toutefois ils sont appliqués un jour, deviendront réalité. Car, pour l’instant, il y a encore loin des promesses à leur application. En tout cas, ce qui saute d’emblée aux yeux, c’est le contraste entre cette philosophie et celle, ces dernières années, des thuriféraires de la fameuse «Troisième voie» qui, pendant des années, ont voulu rompre avec cette vision jugée trop étatique, voire étatiste ou interventionniste. L’histoire politique serait-elle un éternel recommencement?

Que l’on soit d’accord ou non avec ces mesures n’empêche pas de souligner qu’un vent nouveau souffle en ce moment sur la gauche. Une gauche très souvent désemparée de ce côté-ci de l’Atlantique, par le discours social-libéral de ses leaders, par une gestion de plus en plus rose pale qui gouverne ou a gouverné en France, en Italie, en Espagne, en Grèce... Est-ce que cette «gauchisation» constitue l’assurance d’une victoire dans les urnes pour tous ceux qui se réclament du progressisme?

En politique, il faut se garder de tout jugement hâtif. Il faut laisser du temps au temps, écrivait Cervantès, phrase célèbre attribuée souvent par erreur à l’ancien président français François Mitterrand. Lequel avait pris les commandes du PS par la gauche avant de tellement le recentrer que ce dernier ne sait plus aujourd’hui à quel saint laïc se vouer.

 
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L’or de la guerre n’éclabousse pas la Suisse

La nouvelle avait fait le tour du monde. Fin octobre 2013, la très sérieuse ONG TRIAL avait transmis à la justice suisse un dossier retentissant à charge contre Argor-Heraues SA, basée à Mendrisio, au Tessin, l’une des plus importantes raffineries d’or du monde.

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[dropcap]L[/dropcap]a nouvelle avait fait le tour du monde. Fin octobre 2013, la très sérieuse ONG TRIAL avait transmis à la justice suisse un dossier retentissant à charge contre Argor-Heraues SA, basée à Mendrisio, au Tessin, l’une des  plus importantes raffineries d’or du monde. La société tessinoise y était accusée d’avoir traité de l’or pillé et détourné à des fins de guerre en République démocratique du Congo (RDC). Plus précisément, de l’or éclaboussé par le sang des victimes massacrées dans la région de l’Ituri, dans le nord-est de la RDC, où l’armée du Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI) a exploité, dès 2002, la concession aurifère appelée «Concession 40» pour financer ses opérations de guerre et acheter des armes. Une part importante de cet or a été vendue en Ouganda à la société Uganda commercial Impex (UCI) qui la revendait à la société Hussar, basée sur l'île anglo-normande de Jersey. C’est dette dernière qui avait chargé Argor-Heraeus de le raffiner entre juillet 2004 et juin 2005.

Le Ministère public de la Confédération (MPC) vient de classer la procédure contre la raffinerie tessinoise Argor-Heraeus, qu’elle avait ouvert début novembre 2013. Datée du 10 mars 2015, l’ordonnance de classement est signée par Andreas Müller, procureur fédéral au centre de Droit pénal international du MPC: «La procédure pénale contre A., inconnu et subsidiairement B. pour soupçons de complicité de crimes de guerre et de blanchiment d'argent, qui auraient été commis entre juillet 2004 et juin 2005 en affinant de l’or brut pillé en République démocratique du Congo, est classé.» B c'est Argor-Heraues SA, A. est son ancien vice-président.

[su_pullquote align="right"]DOUCHE FROIDE[/su_pullquote]Le 4 novembre 2013, les membres de l’ONG avaient fait éclater leur immense satisfaction à l’annonce de l’enquête fédérale. Jeannette Balmer, porte-parole de l’MPC, confirmait aux médias: «Nous avons examiné la plainte et nous avons décidé d’ouvrir une procédure pénale contre la société concernée.» Aujourd’hui, seize mois plus tard, c'est la douche froide.

Ce jour de novembre 2013, la police judiciaire débarquait chez l’entreprise avec un mandat de perquisition. Les enquêteurs ont saisi des éléments de preuve, notamment des ordinateurs. Des liaisons téléphoniques ont été mis sur écoute. Les allégations formulées contre la société étaient graves: blanchiment d’argent en relation avec un crime de guerre et complicité de crime de guerre. Entre 2002 et mars 2015, la société tessinoise a compté dans son conseil d’administration Adolf Ogi. L’ex-conseiller fédéral a donné sa démission le 12 mars dernier, deux jours après la signature de l’ordonnance de classement.

[su_pullquote align="right"]POLITIQUE DE L’AUTRUCHE[/su_pullquote]L’ordonnance du MPC affirme qu’on doit supposer que l’or affiné par Hussar était pillé. Mais, «une participation directe n’a été constatée, ni paraît évidente». Le MPC considère que «l’entreprise B (ARGOR_HERAEUS SA) aurait pu, à l’aide de rapports d’ONG et de l’ONU déjà disponibles en 2004, avoir connaissance du fait que l’or brut livré d’Ouganda avait de grandes probabilités d’avoir été pillé à l’est du Congo et de servir au financement du conflit qui se passait là-bas. Cet «aurait pu avoir connaissance» ne suffit pas pour supposer la commission d’un dol (éventuel).»

Les accusation de blanchiment d’argent et de complicité de crimes de guerre à l’égard de l’entreprise et de son ancien vice-président sont donc considérées comme infondées. Dans un communiqué, la société salue cette décision.

«Cette décision est comme une forme de récompense pour les entreprises qui pratiquent la politique de l’autruche. Il leur suffira de ne plus lire la presse, les rapports onusiens ou des ONG pour s’éviter des ennuis. La décision montre également le besoin criant de réformes en Suisse, car le cadre légal ne permet visiblement pas de prévenir ce genre de situation», conclut, amer, Bénédict de Moerloose, avocat de l’ONG TRIAL.

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Argentine: Berne classe une affaire pour blanchiment

17 janvier 2015 — Cela faisait vingt mois que les enquêteurs suisses tentaient de remonter à l’origine d'une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que la justice helvétique soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais cette piste frauduleuse n’a pas pu être confirmée par les investigations. Et l’affaire a été classée.

Lazaro Baez, entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner (à gauche) © Keystone

Lazaro Baez, entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner (à gauche) © Keystone

Publié le 17 janvier 2015


Par Federico Franchini

Cela faisait vingt mois que les enquêteurs suisses tentaient de remonter à l’origine d'une vingtaine de millions de dollars déposés auprès de deux banques à Genève, vraisemblablement Lombard Odier et Safra Sarrasin. Une somme que la justice helvétique soupçonnait d’avoir été détournée au détriment de l’État argentin. Mais cette piste frauduleuse n’a pas pu être confirmée par les investigations. Et l’affaire a été classée.

Dans l’ordonnance de classement, que La Cité a pu consulter, on peut lire que l’enquête «n’a pas permis d’établir que les avoirs déposés en Suisse […] provenaient d’une quelconque infraction». Le Ministère public de la Confédération (MPC), qui avait ouvert une procédure pénale pour blanchiment d’argent en avril 2013, a dû se résoudre à clore le dossier, en décembre dernier. Cette décision nous a été confirmée par Jeannette Balmer, porte-parole du MPC.

Le séquestre des avoirs a été levé. En provenance de Panama, l'argent était réparti sur une dizaine de comptes ouverts dans deux établissements genevois. Selon les enquêteurs, à l’origine de ce transfert figure Lazaro Baez, un entrepreneur argentin proche de la présidente Cristina Kirchner et de feu son époux, Nestor. Il aurait transporté 55 millions d’euros en liquide en Uruguay dans un jet privé.

L’argent aurait ensuite pris le chemin de sociétés offshore aux Caraïbes, puis une tranche d'au moins 22 millions de dollars a poursuivi sa course vers des comptes en Suisse. L’enquête a dévoilé que cette somme a été transférée via des sociétés détenues par la famille de Lazaro Baez.

En mars 2014, le Tribunal pénal fédéral avait refusé un recours déposé par l’avocat genevois Maurice Harari contre la confiscation de certains comptes bancaires. Pour les juges de Bellinzona, le gel des comptes des était fondé «par les soupçons existant quant à l’origine criminelle de l’ensemble des avoirs [qui] y étaient déposés». Des soupçons que la collaboration avec les autorités argentines n’a pas permis de confirmer.

A ce jour, aucune explication n’a pu être donnée sur l’origine de 22 millions de dollars.

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«Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle»

29 septembre 2014

De 1992 à 1994, la mafia sicilienne et des représentants de l’État italien ont conclu une pax mafiosa tacite au terme d’une négociation occulte qui a fini par éclater au grand jour et accoucher de condamnations en justice. De passage à Genève, pour une représentation de son spectacle théâtral «È Stato la mafia», le journaliste et écrivain Marco Travaglio, co-directeur du quotidien «Il Fatto Quotidiano», évoque les épisodes de cette effrayante «trattativa» qui tient depuis vingt ans en otage les gouvernements italiens.

Le journaliste Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano. © Charlotte Julie / Genève

Le journaliste Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano. © Charlotte Julie / Genève

 

Le 1992 à 1994, la mafia sicilienne et des représentants de l’État italien ont conclu une pax mafiosa tacite au terme d’une négociation occulte qui a fini par éclater au grand jour et accoucher de condamnations en justice. De passage à Genève¹, pour une représentation de son spectacle théâtral «È Stato la mafia»², le journaliste et écrivain Marco Travaglio, co-directeur du quotidien Il Fatto Quotidiano, évoque les épisodes de cette effrayante «trattativa» qui tient depuis vingt ans en otage les gouvernements italiens.

 

Luisa Ballin 29 septembre 2014

Pourquoi avoir monté un spectacle théâtral pour parler de la trattativa entre l’État et la mafia?

Marco Travaglio: J’ai voulu raconter certains épisodes clés de l’histoire récente de l’Italie, sous le nom de trattativa état-mafia, qui ont eu lieu entre 1992 et 1994, mais qui restent presque totalement ignorés par les Italiens, qui lisent de moins en moins, tant les livres que les journaux. Pour être comprise et saisie dans son ampleur, cette histoire doit être «racontée» dans un récit qui demande du temps et de l’attention. Le théâtre permet aux spectateurs disposés à consacrer deux heures et demie de leur temps de rester concentrés sur un thème exposé, en particulier devant un spectacle nourri d’une veine parodique et ironique comme celui que je présente.

Tout ce que vous dites dans votre spectacle est-il vrai?

Bien sûr que tout ce que je dis dans mon spectacle est vrai. Sinon je serais en prison!

Quelles sont vos sources?

Les actes judiciaires et les décisions des tribunaux sur les faits évoqués dans mon spectacle, ainsi que des témoignages et des articles écrits par des consœurs et des confrères.

Comment expliquez-vous qu’aucun gouvernement italien ne soit parvenu à vaincre la mafia ou les mafias?

Parce qu’aucun gouvernement italien n’a vraiment essayé de combattre la mafia!

Pourquoi?

La mafia représente un énorme réservoir de bulletins de vote, mais aussi une usine à faire de l’argent et à obtenir des avantages en terme de pouvoir pour tous ceux qui s’allient avec elle. De plus, la mafia est une sorte d’armée parallèle à laquelle l’État a fait appel pour exécuter des basses œuvres que les forces de l’ordre ou les services secrets ne pouvaient pas réaliser. Le juge anti-mafia Paolo Borsellino a, par exemple été tué sur ordre de l’État, et l’exécution a été confiée à la mafia. C’est à proprement parler un attentat d’État.

Quand a commencé la «trattativa» et pourquoi?

La trattativa est fille des attentats et assassinats qui ont eu lieu entre 1992 et 1994 en Italie. Cela a commencé en 1992 par l’assassinat à Palerme, le 12 mars, d’un homme politique, Salvo Lima (référent politique de la mafia sicilienne et bras droit du septuple premier ministre Giulio Andreotti, ndlr), puis de l’assassinat du juge antimafia Giovanni Falcone, le 23 mai, suivi de celui du juge antimafia Paolo Borsellino, le 19 juillet. L’année suivante, d’autres attentats et assassinats ont eu lieu à Florence, Rome et Milan (tuant des civils, des touristes et même une petite fille de cinquante mois, ndlr). Les auteurs de ces crimes ont fini par mettre l’état italien à genou et à le motiver à ouvrir une négociation. Depuis lors, l’État fait ce qu’attend cosa nostra, il traite, cède, signe des chèques en blanc, qu’il paye. Si un gouvernement décidait une fois pour toutes de changer de cap et qu’au lieu de faire des faveurs à la mafia, il prenait des décisions contre elle, cette dernière recommencerait alors à commettre des attentats. Tant que la mafia ne tire pas, cela veut dire que l’entente continue. Tant qu’aucun gouvernement n’adoptera pas de lois efficaces contre la mafia, la pax mafiosa perdurera. C’est une consigne que les gouvernements se transmettent de l’un à l’autre: ne pas toucher à la mafia.

Certains avant la «raison sécuritaire» pour défendre la trattativa. Que leur répondez-vous?

S’il s’agissait seulement de raisons de sécurité, la Résistance aurait été un acte imprudent, puisque les nazis faisaient feu et tuaient. Les partigiani qui se sont opposés aux troupes du IIIe Reich auraient-ils dû s’enfermer chez eux et éviter de combattre les nazis? Lorsqu’il y a eu le terrorisme en Italie et que les Brigades Rouges faisaient feu, qu’aurait dû faire l’état? Céder aux Brigades Rouges? Et aujourd’hui que les membres de l’ISIS (l’État islamique, ndlr) séquestrent des gens, faut-il leur laisser le champ libre? Faut-il payer les rançons que l’état islamique réclame pour les personnes qu’il enlève afin d’éviter des représailles? Il ne manquerait plus que l’État n’affronte pas le risque de rétorsions de la mafia et qu’il ne mène pas une guerre encore plus dure contre les mafieux! Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle.

Mais les mafias ne sont-elles pas militairement trop fortes pour être vaincues?

Non, les mafias ne sont pas militairement trop fortes. Elles sont composées de 20 000 à 30 000 personnes. L’État italien dispose de 350 000 hommes, entre membres des forces de l’ordre et soldats de l’armée. Cela veut dire que s’il décidait de vaincre les mafias, l’État pourrait le faire en peu de temps. Les mafias sont fortes parce qu’elle sont liées à la politique.

 
Palerme, via d'Amelio, 19 juillet 1992 @ Keystone / AP Photo

Palerme, via d'Amelio, 19 juillet 1992 @ Keystone / AP Photo

 

Comment voyez-vous dans ce contexte le gouvernement dirigé par le premier ministre Matteo Renzi. Est-il porteur d’un espoir?

Matteo Renzi tient des réunions avec Silvio Berlusconi, avec pour but de réformer, avec lui, le pays et la constitution, et même la justice... Le même Berlusconi qui a été jugé pour fraude fiscale, et qui a pendant deux décennies entretenu des liens avec la mafia sicilienne. Il a été financé par elle, puis il l’a financée à son tour, comme l’a récemment déclaré le boss Totò Riina. N’oublions pas que Berlusconi est le fondateur d’un parti, Forza Italia, dont la création est l’œuvre de son éminence grise, le Palermitain Marcello Dell’Utri, un ex-sénateur de la République qui se trouve en prison pour le délit d’association avec la mafia. Si le premier ministre Matteo Renzi se met à la même table que ces personnes, vous comprendrez pourquoi il lui est difficile de s’attaquer à la mafia.

Pourquoi, en Italie, la «trattativa» ne fait pas l’objet d’une couverture médiatique importante?

La disproportion entre ceux qui parlent de la trattativa État-mafia et ceux qui n’en parlent pas est très grande. Ceux qui l’évoquent sont si peu nombreux qu’il est facile de les isoler, en disant qu’ils font une fixation sur ce thème, qu’ils voient le complot partout ou même que ce sont des fous. Si les Italiens entendent quelqu’un en parler, ils pensent alors qu’il s’agit de l’«agité de service»... Car, si cela était vrai, tout le monde en parlerait, n’est-ce pas?

Ces faits, d’une gravité inouïe, sont presque inexistants sur les principales chaînes de télévision (qui appartiennent d’une part à Sivio Berlusconi, et de l’autre à l’État, ndlr). Une grande partie des Italiens ne sont donc pas informés de ce qui s’est réellement passé entre 1992 et 1994, car l’histoire de la trattativa est aussi celle des procès qui ont été intentés aux haut gradés des forces de l’ordre, aux ministres et autres commis d’État qui l’ont rendue possible.

Est-il dangereux pour vous de dénoncer les rapports entre l’État et la mafia?

Personne n’a jamais touché à l’un de mes cheveux. La seule conséquence a été que des hommes politiques m’ont attaqué devant les tribunaux. Il ne m’est jamais rien arrivé et je peux assurer que si d’autres faisaient ce que je fais, il ne leur arriverait rien, mis à part les plaintes habituelles en justice. La sécurité personnelle est une excuse. Ce qu’il y a, en revanche, c’est la servilité et l’autocensure; on se tient éloigné de certains sujets, non par peur de la mafia, mais par crainte des représailles de certains représentants de l’État.

Comment votre spectacle «È Stato la mafia» est-il accueilli en Italie?

Personne ne m’a lancé des tomates et à ma connaissance personne ne s’est endormi en venant voir le spectacle au théâtre! J’en déduis qu’il suscite l’intérêt et permet peut-être de mieux comprendre certaines choses qui se passent en Italie; des choses les spectateurs ne connaissaient pas ou ne comprenaient pas. Les salles sont toujours remplies; c’est bon signe.

Votre spectacle a donné naissance à un livre, qui contient un DVD. Pour «réveiller les consciences»?

Je serais prudent quant à l’usage du mot «conscience». La connaissance des faits est primordiale et je préfère placer la question de la conscience sur un autre plan. Il faut, au moins, que les Italiens sachent ce qui s’est passé, car cela fait partie de l’histoire de leur pays. La conscience est une affaire qui regarde chaque personne. Je pense qu’il est juste et utile de diffuser des informations concernant des faits qui ont eu lieu en Italie, sous le nez de tous. Je trouve hallucinant que les Italiens ignorent un pan fondamental de leur histoire.

«E’ Stato la mafia» sera-t-il présenté dans d’autres villes européennes?

Genève est la première ville où le spectacle a été accueilli en dehors de l’Italie. J’espère que nous pourrons le montrer dans d’autres villes européennes comme Paris, Bruxelles, etc. Malheureusement, en Europe ou ailleurs, il n’y a pas de véritable conscience des vrais problèmes qui minent l’Italie. Bruxelles continue de penser que l’Italie ne remplit pas ses devoirs pour réduire son endettement public. Alors qu’au contraire les Italiens consentent à des sacrifices depuis plusieurs années. Le problème est que les criminels eux n’en font jamais! Plus de 40% de l’économie italienne est souterraine. Cette économie au noir, mafieuse, est synonyme d’évasion fiscale et d’impôts éludés.

L’Europe peut-elle aider l’Italie dans sa lutte contre la mafia?

J’espère que l’Europe prendra les mesures qui s’imposent pour contraindre la classe politique italienne à lutter efficacement contre la corruption et la mafia, car je ne pense pas que Matteo Renzi le fera spontanément, puisqu’il conclut des accords avec Silvio Berlusconi. Celui-ci ne signe pas d’accords gratuitement et exige, comme contrepartie à son soutien, que l’on ne touche pas à ses affaires. L’Europe doit commencer à imposer à tous les pays membres des «standards de légalité» au-dessous desquels ils ne peuvent pas aller sous peine d’être exclus de l’Union européenne. Elle doit commencer par infliger des amendes salées à l’Italie, qui est devenue une sorte de paradis fiscal au cœur même de l’Europe. Si vous falsifiez les bilans de votre entreprise ou si vous ne payez pas vos impôts, rien ne vous arrivera en Italie. C’est un peu comme à Cuba, au temps de Fulgencio Batista avant l’arrivée de Fidel Castro, où les Américains allaient faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire aux États-Unis.

Le fait que la Suisse* ait récemment aidé l’Italie à arrêter des membres de la ‘ndrangheta (la mafia calabraise, ndlr) peut-il stimuler le gouvernement Renzi à s’attaquer au problème mafieux?

Lorsque l’on sait que des pans de l’État italien sont dans les mains de la ‘ndrangheta calabraise et de cosa nostra, il faut bien davantage pour lutter contre les mafias.


* Lire à ce sujet l'interview de Michael Lauber, procureur général de la Confédération: «Il est plus difficile de lutter contre la corruption en Italie qu’en Suisse»

1. Invité par l’association pour la promotion de la culture italienne et de l’engagement civil A Riveder le Stelle, Marco Travaglio a tenu, le 9 septembre à Genève, une représentation unique à guichets fermés de son spectacle «E’ Stato la mafia».

2. «E’ Stato la mafia», subtil jeu de mots qui, en français, pourrait se traduire par «L’État de la mafia».

 
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«Les restitutions de fonds négociées entre les parties donnent les meilleurs résultats»

Le Tessinois Pietro Veglio est membre de la fondation Bota, chargée de gérer le processus de restitution des fonds au Kazakhstan. Il analyse pour La Cité les modalités qui ont permis une gestion efficace, à l’abri de toute pression externe.

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Le Tessinois Pietro Veglio est membre de la fondation Bota, chargée de gérer le processus de restitution des fonds au Kazakhstan. Il analyse pour La Cité les modalités qui ont permis une gestion efficace, à l’abri de toute pression externe. [dropcap]M[/dropcap]ars 2003, New York, aéroport JFK. James Giffen, home d’affaire étasunien bien introduit dans les cercles du pouvoir des anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale, est arrêté par les autorités judiciaires de son pays. Il est accusé d’avoir versé des pots-de-vin aux gouvernants du Kazakhstan en contrepartie de concessions étatiques pour exploiter une partie des gisements de pétrole de la Mer caspienne. Et cela pour le compte de grandes compagnies étrangères.

C’est le départ du Kazakhgate, la plus grande enquête pour corruption jamais menée aux États-Unis. L’affaire rebondit en Suisse où des comptes sont bloqués et l’existence d’un circuit de pots-de-vin est mise au jour. La justice helvétique découvre que l’argent était contrôlé directement par le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, via une fondation sise au Lichtenstein.

En 2008, les gouvernements du Kazakhstan, des États-Unis, et de la Suisse signent un accord tripartite réglant la restitution d’une partie importante de l’argent bloqué, soit 115 millions de dollars (84 millions, plus les intérêts cumulés). Une fondation privée, nommée Bota, est créée pour gérer ce processus. Le conseil de fondation se compose de sept membres, cinq citoyens kazakhs n’ayant aucun lien avec le gouvernement, un représentant étasunien et un Suisse, le tessinois Pietro Veglio, ex-membre du conseil d’administration de la Banque mondiale et aujourd’hui président de la Fédération des ONG de la Suisse italienne (FOSIT). Rencontre.

Comment la Fondation Bota a jusqu’ici restitué l’argent du Kazakhgate?

Pietro Veglio: L’argent a été et est restitué à travers trois programmes d’aide pour les enfants et les adolescents kazakhs en difficulté. Dans le détail, le premier programme a consisté à verser mensuellement 40 dollars aux familles pauvres, une somme confiée aux mères et assortie d’une condition: que les enfants fréquentent l’école et passent des visites médicales. Le deuxième programme prévoit le financement de projets sur la protection de l’enfance gérés par des ONG locales, alors que le troisième porte sur le financement annuel de 200 à 250 bourses d’études universitaires ou d’études techniques pour les jeunes d’origine sociale modeste.

La totalité de l’argent confisqué a été et est dévolu à ces trois programmes ainsi qu’au paiement des salaires des personnes chargés de les réaliser. N’étant pas autorisée à collaborer avec les institutions publiques locales, la fondation a dû créer des structures autonomes pour mener à bien ses missions, sous la surveillance de la Banque mondiale, mandatée par les trois gouvernements signataires de l’accord de restitution. La Banque mondiale fournit également une activité de conseil sur la mise en oeuvre des programmes d’aide, qui sont, eux, exécutés par deux ONG internationales, IREX , basée à Washington, et Save the Children, à Londres, sélectionnées au terme d’un concours public.

Combien d’argent a jusqu’ici été restitué au peuple kazakh?

À ce jour, la fondation a «restitué» par ce biais environ 90% de l’argent confisqué. On prévoit de restituer la totalité de la somme à fin 2014. Il est probable que la fondation poursuive ses activités au-delà de cette date, en qualité d’organisme spécialisé dans l’aide à l’enfance et à la jeunesse.

Quel bilan peut-on tirer à ce stade?

Les trois gouvernements signataires ont chargé une organisation britannique d’évaluer les projets qui ont été menés à leur terme. Elle a établi qu’environ 150 000 personnes ont bénéficié de l’aide de la fondation, dont 900 étudiants issus de familles pauvres.

N’y a-t-il pas le danger que l’argent restitué retombe entre les mains du clan au pouvoir qui s’en était illégalement approprié?

Il faut dire au préalable que le gouvernement n’a pas entravé les activités de la fondation. Dans certains cas, il a même fourni une aide logistique et facilité ainsi le travail des opérateurs. Des institutions gouvernementales kazakhes ont montré un vif intérêt pour les activités de la fondation Bota, en particulier pour les méthodes de gestion des programmes d’aide.

Pour répondre ensuite à votre question, il n’existe aucun risque que l’argent retombe entre les mains du pouvoir en place, qui s’en était illégalement approprié, parce que les statuts interdisent à la fondation de collaborer avec les entités publiques kazhakes, et que le conseil de fondation exerce un contrôle strict de cette disposition. Enfin, le processus de restitution de l’argent confisqué est audité par une fiduciaire internationale n’ayant aucun lien d’intérêt avec la fondation.

Vous n’avez reçu aucune pression de la part du clan Nazarbaïev?

Bien que son siège se situe dans la capitale kazhake Almaty, la fondation est totalement indépendante de la sphère gouvernementale. Elle n’a reçu aucune pression de la part du clan Nazarbaiev. Signataire de l’accord tripartite, le gouvernement kazakh tient à améliorer son image à l’étranger pour attirer ainsi les investisseurs internationaux. S’ils sont très intéressés par les vastes gisements de ressources naturelle dont regorge le pays, ces derniers sont tout aussi inquiets à cause du niveau très élevé de corruption qui gangrène le pays kazakh.

Après plus d’un quart de siècle, les avoirs du clan Duvalier pourront enfin être restitués à Haïti. Quelle leçon tirezvous de cette interminable «saga»?

Les populations de pays ravagés par des conflits internes, comme les guerres civiles, ou mis à génoux par des régimes corrompus, n’ont souvent pas le courage ou la force d’intenter une action contre les ex-potentats qui les ont privées de ressources financières importantes. Le cas d’Haïti est emblématique. Le clan Duvalier a réussi durant de longues années à entraver la restitution des fonds bloqués en Suisse, en utilisant tout moyen légal à sa disposition et en exerçant une énorme pression sur les autorités haïtiennes.

Pour débloquer le processus, ln avril 2010, le Conseil fédéral a soumis aux Chambres la fameuse «Lex Duvalier», entrée en vigueur en février 2011. Ce texte rend possible la saisie des avoirs en l’absence d’une condamnation définitive. Il facilite la restitution dans les cas où les pays spoliés ne sont pas en mesure de mener à bien une procédure complexe, et de répondre aux exigences légales d’un État de droit comme la Suisse par exemple.

Quelle analyse faites-vous de la restitution des fonds Abacha au Nigéria?

Chaque procédure de restitution diffère des autres à cause de la nature des fonds saisis. L’article 51 de la Convention des Nations Unies contre la corruption prévoit que, dans le cadre de la confiscation d’avoir déposés à l’étranger par les ex-dictateurs et leurs clans, les États où l’argent a été déposé doivent le restituer au gouvernement du pays d’origine des fonds. Car ces fonds sont clairement la propriété de ces pays.

C’est ce qui s’est passé au Nigéria, qui avait promis d’utiliser les fonds restitués par la Suisse en 2005 pour financer des programmes de lutte contre la pauvreté. Le Nigéria a accepté que la Banque mondiale conduise un audit sur l’utilisation des fonds. Des ONG nigériens ont été associés à cet audit, qui a soulevé des critiques, mais qui a largement confirmé que l’argent restitué a effectivement été utilisé dans des programmes de lutte contre la pauvreté.

Comment jugez-vous la procédure de restitution à l’Angola?

Cette procédure a été éclaboussée par une polémique suscitée par l’ONG Déclaration de Berne, qui a vertement critiqué le fait qu’une part important de l’argent restitué ait été utilisée pour acheter des dispositifs anti-mines fabriqués par l’entreprise fédérale d’armement suisse RUAG, au lieu d’affecter les fonds à des projets humanitaires.

Reste indubitablement que la présence de mines, disséminées à travers l’Angola suite à une longue guerre, représente un grave danger pour la population locale. Sans connaître tous les détails de l’opération, de ce point de vue, je considère qu’elle est justifiable.

Qu’est-ce qui permet concrètement de garantir une «restitution vertueuse»? L’une des leçons à tirer des procédures jusqu’ici effectuées est que les solutions négociées entre les parties sont celles qui donnent les meilleurs résultats. Il est également fondamental que les procédures respectent trois principes: la transparence des versements, la définition des finalités d’utilisation des fonds, et le rôle précis des organisations associées aux programmes de restitution de l’argent.

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«Il est plus difficile de lutter contre la corruption en Italie qu’en Suisse»

10 septembre 2014

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, était l’invité du Club suisse de la presse de Genève, le 8 septembre 2014, dans le cadre d’un Lundi de la Gouvernance consacré à la lutte contre la corruption. Il a répondu aux questions de La Cité.

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber. © Keystone / Archives

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber. © Keystone / Archives

 

 

Le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, était l’invité du Club suisse de la presse de Genève, le 8 septembre 2014, dans le cadre d’un Lundi de la Gouvernance consacré à la lutte contre la corruption. Il a répondu aux questions de La Cité.

 

Luisa Ballin 10 septembre 2014

La volonté politique de combattre la mafia et la corruption existe-t-elle dans nos démocraties et plus particulièrement en Italie ou en France?

Michael Lauber: La mafia et la corruption sont liées. En Suisse, il y a une volonté politique de lutter contre la mafia et contre la corruption. Mais il y a une double question: Comment? Et quelle est la réponse la plus adéquate pour la Suisse? S’agissant de la volonté politique en Italie¹ — et si je me base sur notre longue expérience avec ce pays pour lutter contre les phénomènes mafieux — la réponse est un double oui. Mais il est beaucoup plus difficile de lutter contre la mafia et contre la corruption en Italie qu’en Suisse, parce ce que la Péninsule est touchée différemment. C’est un phénomène social contre lequel il faut lutter de façon différente.

Avez-vous éprouvé des difficultés dans votre collaboration avec les autorités italiennes?

Nous n’avons jamais eu de difficultés dans l’entraide judiciaire avec ce pays et lors des investigations conjointes. La question est plutôt liée à l’appréciation de ce que l’on fait sur le plan pénal dans les autres pays. Exemple de bonne coopération, celle que nous avons conclue dernièrement avec l’Italie; elle a abouti à l’arrestation de membres de la ‘ndrangheta (la mafia calabraise: ndlr) après enquêtes parallèles, et en Suisse et en Italie. Nos équipes d’investigations conjointes ont bien travaillé de concert. Nous avons notamment échangé cette fameuse vidéo qui a circulé sur internet. L’enquête pénale en Suisse a beaucoup aidé les investigations fouillées menées par les Italiens. Dans ce type d’enquête, nos voisins transalpins sont demandeurs. S’ils utilisent d’autres méthodes que les nôtres, je n’ai pas à les critiquer.

Quel est le degré d’indépendance des magistrats, notamment ceux chargés de la poursuite pénale?

En Suisse et en ce qui me concerne, je suis indépendant du point de vue organisationnel. Je ne suis pas membre d’un parti politique. Chez nous, les procureurs sont responsables du début à la fin d’une enquête et jusque devant le tribunal. Cela augmente l’efficacité et l’indépendance du système judiciaire. Si je compare notre position au Ministère public de la Confédération suisse avec celle de mes collègues dans d’autres pays voisins en Europe, je peux dire que mon indépendance est plus grande que celle de mes collègues dans d’autres pays voisins.

 

Lire également à ce sujet l’interview de Marco Travaglio, co-fondateur du quotidien Il Fatto Quotidiano: «Le devoir de l’État est de combattre la mafia, non de passer un accord avec elle

 
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Dans l’ombre de l’affaire ukrainienne, Moscou fait main basse sur l’Arménie

Depuis novembre dernier, les regards sont braqués sur l’Ukraine, qui a signé, le 21 mars 2014, le premier volet de son accord d’association avec l’Union. Alors qu’une autre nation voisine de la Russie, l’Arménie, s’est, elle, détournée de Bruxelles.

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Depuis novembre dernier, les regards sont braqués sur l’Ukraine, qui a signé, le 21 mars 2014, le premier volet de son accord d’association avec l’Union. Alors qu’une autre nation voisine de la Russie, l’Arménie, s’est, elle, détournée de Bruxelles.

Sevan Person * 3 mai 2014

L’Union européenne développe depuis quelques années un programme de «Partenariat oriental» prévoyant des traités d’association incluant le libre-échange avec plusieurs républiques ex-soviétiques: Moldavie, Géorgie, Ukraine et Arménie. À ce jour, seules les deux premières ont finalisé l’accord avec Bruxelles. L’Ukraine en a signé le 21 mars le premier volet. L’Arménie, qui a négocié pendant quatre ans avec l’UE, devait elle aussi parapher le document le 28 novembre dernier à Vilnius. Mais le 3 septembre 2013, coup de théâtre: lors d’un voyage à Moscou, le président arménien Serge Sarkissian annonce que son pays adhérera à l’union douanière proposée par la Russie, ce qui empêche tout accord de libre-échange avec Bruxelles.
La question sécuritaire est au cœur de la politique extérieure de l’Arménie, petite république du Caucase d’à peine trois millions d’habitants. Le conflit du Haut-Karabagh empoisonne les relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan voisin depuis 1988. Ce territoire arménien — cédé par Staline aux Azerbaïdjanais en 1921 — a été au coeur d’une guerre de 1991 à 1994; elle s’est soldée par un cessez-lefeu. Le Haut-Karabagh constitue aujourd’hui de facto un second État arménien, mais non reconnu de jure. Les négociations de paix sont dans l’impasse, Arméniens et Azerbaïdjanais n’arrivant pas à s’accorder sur le statut de la région; la frontière entre les deux Etats reste désespérément fermée. Et surtout, Bakou agite constamment la menace d’une reprise des hostilités pour s’emparer du territoire contesté. La tension est toujours palpable et les incidents se sont multipliés sur la ligne de contact en 2013. Les experts internationaux sont de plus en plus nombreux à craindre une nouvelle guerre. Ainsi, l’Azerbaïdjan a ces dernières années littéralement explosé son budget militaire annuel qui dépasse désormais l’ensemble des dépenses de l’État arménien.
Les relations entre l’Arménie et la Turquie voisine ne sont pas non plus au beau fixe. Ankara impose un blocus terrestre à Erevan depuis 1993, en solidarité avec l’Azerbaïdjan (les Azerbaïdjanais sont d’origine turque) et pour faire pression sur l’Arménie afin que celle-ci renonce à obtenir la reconnaissance du Génocide de 1915, que la Turquie nie encore à ce jour. Dans ce contexte, l’Arménie se sent particulièrement menacée; elle est membre depuis 1992 d’une alliance militaire créée par la Russie sur les décombres de l’URSS, le Traité de sécurité collective Une base russe en Arménie assure la sécurité des frontières de la petite république.

Depuis son indépendance en 1991, l’Arménie mène une politique de complémentarité entre la Russie et l’Occident. Au fil des ans cependant, ce jeu d’équilibre a été mis à mal par une dépendance économique accrue vis-à-vis de la Russie. Moscou a progressivement pris le contrôle des infrastructures de l’Arménie: compagnie de gaz, centrale nucléaire, centrales hydroélectriques, chemins de fer, télécommunications, etc. De plus, Erevan importe du gaz russe à un coût inférieur à celui du marché international. Cependant, Moscou a brutalement augmenté de 50% le prix du combustible à partir de juillet 2013. Parallèlement, la Russie a vendu de nombreuses armes dernier cri à l’Azerbaïdjan ces récentes années, alors même que l’Arménie est son alliée stratégique! Le Kremlin semble en effet avoir tout intérêt à maintenir le statu quo dans le conflit du Haut-Karabagh. Cela lui permet, en cas de volonté d’émancipation de l’Arménie, d’agiter la menace d’un changement d’alliance au profit de l’Azerbaïdjan. En ce cas, l’Arménie perdrait vraisemblablement le territoire disputé du Haut-Karabagh. L’affaire des livraisons d’armes à Bakou en est une illustration.
Ces pressions ont eu raison du vent européen qui s’était mis à souffler en Arménie. Et comme celle-ci se sent menacée par la Turquie également, sa marge de manoeuvre est très réduite. L’Arménie ne pouvait, dans ces conditions, s’émanciper et Moscou le lui a brutalement rappelé. Ainsi, Erevan n’a finalement signé aucun accord avec l’UE et prépare activement son entrée dans l’union douanière dirigée par la Russie. Les autorités arméniennes expliquent l’adhésion à l’union douanière comme correspondant aux intérêts du pays, étant donné que la Russie est l’alliée stratégique de l’Arménie. Parmi les différents arguments avancés, citons notamment la promesse d’une baisse du prix du gaz russe. Conséquence espérée des autorités arméniennes: une incitation à l’installation d’entreprises étrangères intéressées par les faibles coûts de l’énergie.

Le prix pratiqué sera cependant similaire à celui en vigueur jusqu’en été 2013. L’ancien (et le futur) coût attractif du gaz n’a pas empêché une diminution significative des investissements étrangers en Arménie ces dernières années. Erevan avance également la promesse d’une hausse des investissements russes dans l’économie arménienne. Là encore, en reprenant le contrôle des chemins de fer arméniens en 2007, les Russes promettaient la modernisation du réseau. Les sommes investies sont demeurées à ce jour bien en deçà des promesses. De même, les échanges commerciaux entre l’Arménie et l’UE sont bien supérieurs à ceux réalisés avec les Etats de l’union douanière. Le seul argument un tant soit peu convaincant reste celui de la sécurité: la menace turcoazérie oblige l’Arménie à regarder du côté de Moscou qui n’hésite pas à dicter son agenda. Et au programme figure la création d’une union eurasiatique dont la première pierre est l’union douanière. Une autre raison inavouable a certainement joué en défaveur du rapprochement avec Bruxelles. Les oligarques arméniens qui contrôlent l’essentiel de l’économie du pays et jouissent du soutien du gouvernement n’ont pas vu d’un bon oeil l’accord avec l’Union européenne. Le traité avec Bruxelles aurait impliqué en effet non seulement le libreéchange, mais également l’adoption par l’Arménie de normes européennes dans les domaines politique et économique, ce qui aurait conduit à modifier le climat des affaires. Cela dit, l’échec de l’accord d’association est aussi à imputer à l’UE. Si celle-ci s’était clairement engagée pour une levée du blocus turco-azéri et avait été prête à assurer la sécurité de l’Arménie, Erevan aurait été moins dépendante de Moscou. Bruxelles aurait pu également «couper la poire en deux» et accepter un statut spécial pour l’Arménie qui aurait pu devenir membre de l’union douanière et signer l’accord avec l’ l’UE Union.
Cette option aurait constitué une sorte de compensation pour l’Arménie qui subit aujourd’hui encore les conséquences du Génocide, notamment du fait de la fermeture de la frontière terrestre par la Turquie. Mais Bruxelles et Moscou préfèrent la confrontation, au risque que des populations extérieures à cette nouvelle Guerre froide se retrouvent prises en étau, comme les Ukrainiens et les Arméniens. Quant à l’Arménie, elle devrait signer l’accord sur l’union douanière dans le courant de mai 2014. Pour le meilleur, et peut-être, pour le pire.

* Sevan Person est doctorant en histoire contemporaine aux Universités de Lausanne et de Munich.

 

 

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La légende allemande du «retour heureux» des requérants d’asile

15 avril 2015 — La Croix-Rouge bavaroise publie sur son site une brochure imaginant le bonheur de rentrer au pays pour les enfants de requérants. Face à une pluie de critiques, la brochure est retirée.

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La Croix-Rouge bavaroise publie sur son site une brochure imaginant le bonheur de rentrer au pays pour les enfants de requérants. Face à une pluie de critiques, la brochure est retirée.

Par Cristina Del Biaggio
Publié le 15 avril 2014

Maman. Papa. Deux enfants, une petite fille et un garçon. Papa porte une cravate. La mère, une jupe et un t-shirt sans manches. La petite fille tient la main de sa maman, et la regarde. Elle doit avoir environ deux ans. Le garçon, une dizaine d’années. Il va à l’école. Son sac à dos posé par terre le suggère en tout cas. Il semble heureux. Avec ses bras écartés, il imite le vol d’un avion suspendu dans le ciel, planant à peine au-dessus de sa tête.

Cette «photo de famille» illustrait la couverture d’une brochure de la Croix-Rouge bavaroise, qui a bien fait couler de l’encre en Allemagne, avant d’être retirée par ses concepteurs. Le titre, Rückkehr (Retour), ne laissait pas de place aux atermoiements: le temps était venu de rentrer. Mais dans quelle région du monde pouvait bien «retourner» cette famille dont les traits trahissaient à première vue un style de vie «occidental»?

En Irak, en Iran, ou alors en Afghanistan… C’est vers ces pays que l’Allemagne renvoie le plus souvent les requérants d’asile déboutés. Malgré une couverture joyeuse, la brochure n’invitait donc pas au départ vers des lieux de vacance pour familles. Elle était censée «aider» les enfants de requérants au retour.

Nous avions pu télécharger la brochure avant qu'elle soit supprimée. Au fil des pages, son auteure, Ulrike Kraft, dessine le retour heureux de requérants d’asile dans leur pays. Elle imagine également un happy end: «Maintenant, j’ai un ami, je joue avec lui et les autres tous les jours. J’aime vraiment beaucoup être ici», s’exclame le garçon en dernière page.

Les critiques ont fusé dans la presse allemande. «Une insulte», une «banalisation de la machine à expulsion», «une insolence absolue»: les défenseurs des réfugiés n’ont pas mâché leurs mots. Matthias Weinzierl et Alexander Thal du Bayrischen Flüchtlingsrat (Conseil bavarois pour les réfugiés) ou Bernd Mesovic, de l’association allemande Pro Asyl, ont vertement dénoncé cette brochure dans les colonnes de la Tageszeitung, du Hufftington Post et de la Neues Deutschland.

Les associations pointent l’invraisemblance du récit. «Un retour volontaire n’a lieu que très rarement. En réalité, les policiers arrivent au milieu de la nuit, les migrants sont arrachés à leur sommeil», analyse Matthias Weinzierl. Bernd Mesovic parle de «retour volontaire forcé», en soulignant le manque de réelles alternatives au renvoi. Ainsi, «le fait de pouvoir préparer, dans le calme ses valises et choisir les jouets à prendre avec soi n’est qu’une illusion. Et, à l’arrivée, il n’y a pas grand-mère et grand-père qui attendent, les bras ouverts, le retour de la famille. Le plus souvent, les réfugiés renvoyés n’ont même pas un lit où dormir», souligne Matthias Weinzierl.

«Les enfants retournent généralement dans la misère absolue, déclare Bernd Mesovic. Là-bas, ils ne peuvent pas aller à l’école. Leur seul espoir est de pouvoir un jour retourner en Allemagne.» Pour sa part, Alexander Thal souligne le fait que les enfants sont souvent isolés; c’est «l’enfer» pour eux, la «fin de leur ancienne vie».

Avec sa brochure, remarque Matthias Weinzierl, la Croix-Rouge a essayé de montrer une certaine normalité là où en réalité la normalité n’est qu’une illusion. «Le processus inhumain du renvoi est traité comme une visite chez le dentiste, poursuit le porte-parole du Conseil pour les réfugiés. Car dans les salles d’attente du dentiste aussi, il y a des livres coloriés posés sur la table afin que les enfants aient moins peur…» Alors que, comme le suggère Bernd Mesovic, «il est pratiquement impossible de présenter la thématique des renvois de façon pédagogique».

Au niveau politique, Matthias Weinzierl accuse la Croix-Rouge allemande de s’être rendue, avec la brochure bavaroise, «complice» du gouvernement de son pays, qui «s'est donné pour priorité de se débarrasser de ses hôtes indésirables». C'est le plus souvent vers l'Afghanistan que les renvois sont effectués. Selon Liza Schuster, qui conduit des recherches sur les conséquences des renvois vers ce pays en proie à la violence, le tableau est bien plus sombre qu'on ne l'imagine. Le titre d’un de ces derniers articles est sans appel: «Brutaux, coûteux, la vérité sur les renvois des requérants d’asile».

Elle témoigne du retour d’Aref Hassanzade qui, après un séjour de quatre ans en Belgique, décide d’adhérer au programme de retour «volontaire» vers l’Afghanistan. Il est tué par les talibans quelque semaines après son retour. Le 23 octobre 2013, la Libre Belgique a consacré un article à cet épilogue dramatique: «Mort d’un Afghan: la politique de retour volontaire de Maggie De Block a tué un homme».

La politique de retour ne tue pas seulement, mais elle est aussi inefficace, analyse Liza Schuster: «La même peur qui pousse les gens à partir, les motive à partir à nouveau lorsqu’ils sont rapatriés dans leur pays.» Dans un article publié dans Migration Studies, en collaboration avec le politologue Nassim Majidi, elle détaille les raisons qui motivent les migrants à reprendre la route (ici la traduction française):

L’impossibilité de rembourser la dette. Pour pouvoir partir, le migrant et sa famille ont dû s’endetter. Si le requérant renvoyé doit quitter le pays d’accueil avant d’avoir remboursé la totalité de sa dette, il y a une forte pression pour migrer à nouveau, même si cela a pour conséquence de devoir augmenter le montant de la dette initiale. Selon leschercheurs, les passeurs fournissent des «paquets de re-migration» et facilitent ainsi la décision de quitter le pays.

Les liens sociaux locaux et transnationaux. Le renvoi dans le «pays d’origine» part du principe que ce dernier représente la «maison» du requérant. Or, les liens avec l’Afghanistan sont souvent rompus par des migrations multiples et des épisodes de déplacements fréquents. Nombre de migrants qui arrivent en Europe n’ont pas quitté directement l’Afghanistan. Les requérants renvoyés décident souvent soit de rejoindre leur famille en exil ou alors de retourner dans le dernier pays où ils ont séjourné.

La honte et la «contamination». Une fois sur place, pour les requérants, il est très difficile de faire comprendre qu'ils ont été renvoyés alors qu’ils n’ont commis aucun crime. La honte est ressentie non pas uniquement par le requérant renvoyé, mais par toute la famille. De plus, le fait d’avoir vécu en Occident est vu par la communauté comme quelque chose ayant «contaminé» les migrants et perçu comme ayant un impact négatif sur leur développement futur. Cette représentation de la personne renvoyée comme étant une personne contaminée par la vie occidentale lui empêche d’accéder aux réseaux sociaux et familiaux, condition indispensable afin de trouver un travail et de s’intégrer dans la société afghane.

Si une personne est rejetée par la société, le seul remède est de reprendre la route. Et d'enclencher à nouveau la spirale infernale.


Cristina Del Biaggio
Invitée de la rédaction
Géographe, Université de Genève

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